Sans vouloir transformer ce (nouveau) blog en tribune politique, il m’est difficile de ne pas relever dans quelle impasse se trouve Emmanuel Macron, à la suite de sa surprenante décision de dissolution, et pourquoi la dernière carte qu’il a tenté d’abattre hier dimanche, cette lettre aux Français dont j’ai découvert à la télévision quelques bribes, ne risque pas de jouer en sa faveur, ni de retourner la situation (bien au contraire peut-être)…
Comme lui-même le reconnaît à demi-mot, il se trouve actuellement haï par une majorité du corps électoral, et les arguments ou les promesses d’ajustement qu’il avance ne peuvent plus rien pour lui, à cette étape ou cette échelle du discrédit. Macron affronte la colère, et c’est un sentiment contre lequel les habitants du « cercle de la raison », et leurs bonnes paroles, ne peuvent que se briser.
Les électeurs du RN, mais aussi une bonne partie de ceux du Nouveau Front Populaire, voire quelques Républicains, vont en effet voter dimanche prochain, dies irae, avec leur colère, une situation qui ne relève pas du calcul classique ni du raisonnement. Les discours et la colère ne sont pas de même nature, logos et thumos (pour rappeler un affrontement bien théorisé déjà par les rhéteurs grecs) ne peuvent que s’exclure. Pire : les efforts de raisonnement, pour apaiser un colérique, risquent de renforcer son refus passionné de toute discussion. Comment en est-on arrivé à ce point de rupture ?
Choisir un programme ou une personne ?
Nous demandons, pas seulement en démocratie, à nos hommes politiques de nous représenter (ce mot recouvre un cahier des charges très lourd), c’est-à-dire aussi de répondre (que nous aimions ou non cette idée) à une demande d’identification – autre mot désignant une zone très chargée en affects et en comportements confus. Lors d’une précédente échéance électorale, je me rappelle avoir posté ici un billet intitulé : « L’isoloir n’est pas une cabine d’essayage ». Même si les deux se ressemblent, j’entendais mettre ainsi en garde l’électeur contre une adhésion trop passionnelle, ou mimétique : en votant pour un tel, je ne me glisse pas dans sa peau, je ne lui demande pas d’être moi, mais à bonne distance et compte tenu des contextes toujours changeants, je lui accorde une confiance provisoire pour débrouiller des problèmes ou faire face le moins mal possible à d’épineuses situations.
Il n’empêche, l’identification, passion ravageuse qu’il faut apprendre à contrôler et à doser, est inéliminable du jeu politique (à l’alchimie combien impure), et constitue aussi un moteur pour l’adhésion que nous accordons à tel leader : voter revient le plus souvent à choisir moins un programme qu’une personne, et ce choix constitue donc un acte de confiance (d’amour) ou de défiance également viscérale. Et cela qui se passe au niveau des tripes, et désigne une reconnaissance et une adhésion tribales, se discute très peu : les supporters de Trump aujourd’hui aiment sans doute ses cheveux orange, ils plébiscitent ses écarts de langage (et de conduite), ses mimiques grotesques, ses goûts de chiotte qui suintent de toutes ses apparitions. Car cela en un mot les venge.
Ils se vengent de l’establishment, des élites politico-médiatico-économiques ou d’une intelligentsia (le fameux cercle de la raison !) qui ne cessent de leur donner des leçons et de leur faire honte. Non seulement on ne les écoute pas, mais on leur vole leur parole, ils se sentent, comme disent les linguistes, en permanence délocutés : un autre tient à leur place une parole où ils ne risquent pas, où ils enragent de se reconnaître. Qu’ils repoussent donc de toutes leurs forces, ou à coups de conduites possiblement irrationnelles.
Dire et montrer
Les apparitions de Macron à cet égard, chaque fois que d’une voix posée, parfaitement maîtrisée, il voudrait calmer le jeu, ou le feu, risquent donc d’attiser celui-ci. Il faut sur ce point encore rappeler une distinction élémentaire en linguistique ou en pragmatique du discours, celle du dire et du montrer. En marge de ses discours le plus souvent tirés au cordeau, parfaitement raisonnables dans leur recherche évidente de consensus, d’apaisement, qu’est-ce que le Président nous montre ? L’homme issu du peuple ou l’énarque, le grand commis des banques, le dialecticien ingénieux mais dont les trouvailles de langage ont fait long feu ?
J’avais, dans un précédent ouvrage de 1995, examiné la posture d’Alain Juppé alors premier ministre, et son manque radical de corps dans ses affrontements avec les manifestations de rue : très cérébral, Juppé n’entraînait ou n’exprimait que très peu d’empathie, qui est pourtant le moteur du dialogue et de la négociation. J’ai côtoyé de près Alain Juppé dans la khâgne de Louis-le-Grand, où il était alors premier de la classe ; sa carrière politique, qu’on peut dire sans fautes, a pourtant souffert d’une vision trop scolaire des turbulences sociales, quand il répondait par des explications répétées (de sa loi) aux demandes elles-mêmes répétées de négociation (de ses adversaires). Le drame en politique est que chacun a ses raisons, l’arbitrage d’une raison partagée, transcendante ou commune aux acteurs demeurant introuvable.
Président hors sol
Juppé disais-je n’a pas de corps (ou peinait à s’en donner un face aux caméras), et cette absence relative pesait lourd face à un Chirac, très à l’aise au Salon de l’agriculture pour flatter le cul des vaches, et trinquer avec leurs éleveurs. Chirac ou déjà Mitterrand, puis Hollande, eurent soin de cultiver leurs racines ; leurs goûts et leurs attaches montent d’un terroir, nous les sentons et sommes prêts à les partager. La jet-set hélas ne fait pas un terroir, ni la plaisante résidence balnéaire du Touquet. De quel humus peut se réclamer Macron, et donc de quelle humanité ?
Chacune de ses apparitions ces jours-ci (ou depuis combien de jours ?) creuse un peu plus le fossé ; bien loin de persuader, il exaspère, et le choix d’écrire aux Français entraîne ce matin chez la plupart un haussement d’épaules. Le corps de Macron n’est pas fraternel, et du même coup lui-même échoue à faire corps, équipe, mouvement de société. Terriblement hors sol, ses paroles de surplomb n’entraînent plus. Les électeurs se détournent de ce président désormais solitaire, et ses propres partisans hésitent à accoler sur les affiches son image à la leur…
Les jeux certes ne sont pas faits, et comme le répétait hier encore Xavier Bertrand pour conjurer l’effet d’entraînement des sondages, « rien n’est plié ». Attendons donc dimanche – jour de colère !
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