Femmes en guerre

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J’ai vu consécutivement à Paris (sur le conseil de Michel Ciment) deux films que je ne peux me retenir d’associer, tellement l’analogie saute aux yeux, le très prenant Chers Camarades ! d’Andreï Konchalovsky, mais surtout le poignant La Voix d’Aïda réalisé par la cinéaste bosnienne Jasmila Zbanic, qui reconstitue le massacre de Srebrenica par les troupes serbes et le pervers général Mladic. Konchalovsky lui aussi nous propose une reconstitution, celle d’une grève ouvrière dans une banale ville d’URSS en 1962, dont la répression tourne au bain de sang mais que la raison d’Etat, ou du Parti, fait tout pour rendre invisible. Or les « événements » de Srebrenica nous sont tout aussi inconnus, nous en avons certes entendu parler en juillet 1995, chiffres à l’appui (8000 morts ou disparus, principalement des hommes, combien de familles anéanties ?), mais qui parmi les lecteurs, les auditeurs ou les téléspectateurs de la presse quotidienne aura vraiment réalisé ?

C’est le rôle irremplaçable du cinéma, dans ces deux films, de nous forcer à voir et à entendre, malgré les mensonges officiels, la chape de plomb de l’oubli, les échappatoires du divertissement ou les vagabondages d’une attention vite distraite : cela a eu lieu, et nous ne l’avons pas su, ou pas voulu le comprendre. Au-delà des statistiques, des dépêches d’agence, des télex et des ouvertures de journaux télévisés, en marge de nos médias tellement fragmentaires ou lacunaires même quand les journalistes « font bien leur travail », il est heureux que le cinéma s’empare d’un drame à la fois collectif et individuel pour nous le mettre sous le nez, le rendre intolérable. Qu’est-ce qu’informer veut dire ? Qui y parvient le mieux ? La presse et le cinéma sont décidément d’un autre ordre.

Collectif et individuel : ces deux films manient, avec quelle maestria, le plan d’ensemble ou l’écran large, nous y voyons des foules, la réalisation n’a pas lésiné sur les figurants, dans Aïda particulièrement. Mais la focale se resserre aussi sur une famille, et là où la masse au fond n’incarne ou ne représente personne, notre empathie accommodant mal à cette échelle, nous suivons avec désespoir la quête d’une mère cherchant le corps de sa fille, ou d’une autre tentant par tous les moyens d’arracher à cette foule son mari et ses deux fils, pour les soustraire à un sort fatal. Et, comme Barthes distinguant dans La Chambre claire le « studium » du « punctum », l’image ne nous intéresse plus, elle nous poigne, nous traverse, on ne regarde pas ces deux films sans retenir ses larmes.

De plus, dans l’un comme l’autre, c’est une femme qui se bat, et de quelle manière ! Konchalovsky a donné vie à une inoubliable figure de mère, avec cette trouvaille d’en faire d’abord une apparatchik, une responsable de l’ordre qui plaide, au sein de son bureau politique affronté aux grévistes, pour la répression et le châtiment des agitateurs. Ce bloc de l’appareil d’Etat, ou du Parti, impressionne par son apparente rigidité, corps alignés au cordeau, droits dans leurs uniformes, cadrage frontal et très statique de la caméra, mais ces hommes ne pensent pas, tous demeurent suspendus au téléphone, aux instructions d’en haut, et c’est la trouille, et un certain cafouillage dans la transmission des ordres, qui précipite le drame. Même confusion de même dans la famille de Liouda (Iioulia Vissotskaia, l’épouse de Konchalovsky à l’inoubliable visage de tragédienne, d’abord inflexible, animée par un aveuglement où elle puise son énergie, puis déchirée par la peur de savoir sa fille embarquée dans la manifestation). Pas plus que les responsables (ou irresponsables) politiques, la famille ne constitue un bloc ; Svetka s’oppose durement à sa mère dont elle reçoit une gifle, qui précipite sa fugue, tandis que le vieux père de Liouda, à moitié ivre (tous font dans ce documentaire-fiction une grande consommation de vodka), déballe des lettres qui racontent d’autres répressions, et un uniforme de cosaque datant de la guerre civile.

L’unité du Parti n’est qu’une façade, dont le film montre bien les lézardes, l’incompétence criante, les petits arrangements avec les commerçants ou la police… Et quand le sang coule vraiment, que l’hôpital est débordé et qu’on achemine ailleurs les victimes vers d’obscurs charniers, le KGB ne trouve rien de mieux pour recouvrir le drame que de poser en hâte sur la chaussée ensanglantée une nouvelle couche d’asphalte, et d’y organiser la nuit suivante un bal populaire.

Mais c’est à Liouda surtout que s’attache la caméra ; désemparés par une grève impensable au pays des travailleurs, et par une répression qui les déborde, ses camarades lui demandent de prononcer en assemblée un discours, dont on lui dicte chaque mot typiquement « vernissé ». Déchirée, incapable de souscrire au mensonge, elle s’écroule dans les toilettes et se tourne vers Dieu, le suppliant de l’aider à retrouver sa fille. C’est un camarade du KGB qui va s’y coller, en franchissant non sans peine avec elle les barrages pour se rendre jusqu’à un vague cimetière, où un responsable local reconnaît (après avoir beaucoup hésité) que oui, c’est bien ici qu’on a enterré dans la nuit une jeune fille aux rubans de satin bleu… Le retour en voiture est étrange, Liouba se met à chanter un hymne de komsomol qui célèbre l’avenir radieux ; on la voit aussi, sur la berge d’un fleuve, y entrer jusqu’à mi-cuisses comme pour se laver, pour évacuer de son esprit la broyante contradiction, Staline n’aurait jamais permis ça, elle en appelle au retour de Staline… Tandis qu’au loin, de jeunes garçons s’éclaboussent et mènent boire des chevaux.

Ce film est tourné en noir et blanc, comme pour mieux attester qu’il s’agit d’une fiction documentaire, tirée d’images d’archives ; tout en nuances, il invite au-delà des clichés à mieux cerner le drame de l’homme ou de la femme soviétique dans ses contradictions, ses crimes et son innocence, sa solitude accrochée au rêve… La quête effrénée s’achève sur le toit de la maison où, de retour, Liouba retrouve sa fille qui s’était cachée chez des voisins. À moins que cette version ne constitue l’ultime refuge d’une conscience épuisée, qui désormais délire, Konchalovsky nous laisse choisir l’issue de cette histoire. Qui se clôt sur l’injonction répétée de la mère à sa fille, « Nous deviendrons meilleures… Nous deviendrons meilleures », évocation irrésistible (à mes oreilles) du final des pièces de Tchékhov, « Nous nous reposerons » (Oncle Vania), ou « Je travaillerai, je travaillerai… Nos souffrances se transformeront en joie » (Les Trois sœurs). On ne peut pas dire que le théâtre de Tchékhov (mort en 1904) annonçait précisément un monde meilleur mais son sens aigu de l’ambivalence, et de la folie des êtres, traverse ce film (comme Oncle Vania travaille de sa bouleversante intertextualité le beau film Drive my car qui vient lui aussi de sortir).

Mais venons-en à ce qui constitue à mes yeux le plus grand film de cette saison, une manière de chef d’œuvre tourné en état de grâce, La Voix d’Aïda, un film pourtant auquel les embûches, les interdictions et les mises en garde n’auront pas été épargnées. Jasmila Zbanic l’a réalisé avec la tenaillante obsession d’être surveillée par les morts, et le regard des survivants protagonistes de ces massacres, comment les familles bosniaques qui aujourd’hui encore cherchent les restes des corps, comment les Serbes qui ont si longtemps nié le génocide allaient-ils recevoir ce film ? Comment les troupes de l’ONU (500 hommes environ, principalement néerlandais), réagiront-ils devant l’évidence de leur lâcheté, de leur impuissance à protéger les habitants d’une zone qu’ils avaient pourtant déclarée « sûre » ? Il fallait que ces événements niés, déformés, minimisés par tant d’intérêts contraires aient bien eu lieu, et c’est l’écrasante, la splendide responsabilité de la réalisatrice de les avoir, à jamais, reconstitués : Srebrenica, océan sans fond de douleurs avec ses zones d’ombre et de honte, vient de trouver sa résurrection lumineuse par la ténacité et la sagacité d’une femme !

Comment montrer l’indicible ? Jasmila a traité par l’ellipse les scènes de carnage proprement dites, elle n’a pas voulu favoriser un regard gore, cet obscur érotisme qui s’attache au spectacle de la violence nue, qu’elle suggère plus qu’elle ne la montre. Elle filme donc l’attente, infiniment douloureuse, de cette immense foule parquée devant les baraquements d’une FORPRONU censée les protéger, mais incapable à cette échelle de procurer de l’eau, du pain ou des toilettes à cette marée d’hommes, de femmes et d’enfants accroupis sous un soleil brûlant, dans la poussière et les immondices. Elle nous montre surtout, n’émergeant qu’à demi de cette foule, la formidable personnalité de son héroïne, la traductrice Aïda (merveilleuse, sidérante Jasna Djuricic) qui, de son porte-voix transmet les ordres temporisateurs des casques bleus, mais surtout qui scrute et guide depuis son observatoire son mari et ses deux fils, qu’elle parvient à exfiltrer pour les faire pénétrer sous le hangar onusien, où les centaines de gens qui ont pu y accéder ne sont guère mieux lotis que ceux qui croupissent au-dehors.

Le commandement de l’ONU semble complètement dépassé ; ils agitent bien, au début, la menace d’un ultimatum et de frappes aériennes contre les Serbes qui voudraient s’emparer de la ville, mais ces mots ronflants, ultimatum, aviation, se brisent contre l’impuissance à rien décider : un bombardement risquerait de mettre en danger les casques bleus, qui ne sachant plus que faire (c’est juillet, les supérieurs hiérarchiques sont en vacances et, comme dans Chers camarades !, le téléphone ne favorise pas toujours la communication), prêtent la main au général Mladic qui parade dans les rues, en commençant à trier parmi la population.

Jasmila Zbanic n’a pas changé les noms des principaux protagonistes, Karremans et Franken, de l’ONU, méritent le name and shame, et Mladic, formidablement interprété par Boris Isakovic, prononce dans le film les paroles mêmes qui furent les siennes, pleines de jactance, d’hypocrisie et de fausses promesses. Une « conférence de paix » organisée entre Serbes, Karremans et trois représentants bosniaques à l’hôtel Fontana, montre bien tout le cynisme du personnage, fort de la lâcheté de son vis-à-vis onusien. Tous parlant anglais, Aïda ne participe pas à la rencontre ; elle se bat, comme une lionne, pour trouver dans le camp onusien une cachette, une issue qui sauverait ses trois hommes du massacre qu’elle voit venir ; et sa force inouïe, la frénésie qu’elle met à remuer les montagnes d’une inertie bureaucratique nous sidèrent, ce sont les mères qui souffrent, qui devinent et se battent, mieux que ces hommes qu’on aligne déjà à l’arrière des camions.

Mladic (Boris Isakovic) entrant dans Srebrenica

La dernière partie du film n’est pas moins sidérante. Quelques années plus tard, sous la neige, Aïda revient à son appartement, accaparé par une famille serbe, elle revoit en silence les chambres, le petit salon où la nouvelle occupante lui propose un café… Et lui remet le baluchon, assez maigre, des affaires, photos, lettres récupérées dans le logement. Aïda a repris son travail d’enseignante, dans le lycée peut-être dont son mari était le proviseur, mais ce sont les enfants des occupants qui peuplent sa classe. Comment coexister entre victimes et bourreaux, quel contenu donner à des mots comme « amnistie, réconciliation nationale » ? Les enfants sont montés sur une petite scène de théâtre où ils s’appliquent, de leurs mains, à ouvrir et fermer alternativement les yeux. Aïda, dans un coin de la salle, surveille, observe. Avec son regard précis, formidablement scrutateur. Les yeux de Jasna Djuricic et de Jasmila Zbanic se superposent. Contre l’oubli, les forces de dénégation, il faut avec ces femmes garder les yeux ouverts, savoir regarder.

Peu de films à  ce point nous regardent. À votre tour, regardez celui-ci !

4 réponses à “Femmes en guerre”

  1. Avatar de Jacques
    Jacques

    Condor Distribution fait son boulot et ce mémorial pour l’histoire va certainement rester dans les consciences. Consciences de celles et ceux qui vont au cinéma, évidemment!
    Informées, touchées, sensibilisées, ces consciences assises peuvent-elles faire quelque chose pour libérer d’autres gens qui n’ont pas ce loisir, juste la télévision pour voir à longueur de journée, des experts en tous genres se chamailler sans pouvoir apporter une once de solution à leurs problèmes quotidiens.
    Dans la prison du temps, une évasion a-t-elle encore une chance d’aboutir?
    Avec le temps va…L’odyssée de la conscience.
    Revivre, un jour, peut-être, sur un chemin d’obscurité – là-bas ou ailleurs.

    Jacques

  2. Avatar de Kalmia de Lille
    Kalmia de Lille

    Bonjour!

    Quelques jours avant les « Rencontres philosophiques d’Uriage », il me plaît de vous proposer la relecture de cet extrait de « L’évolution créatrice » :

    « Au lieu de nous attacher au devenir intérieur des choses,
    nous nous plaçons en dehors d’elles pour recomposer leur devenir artificiellement. Nous prenons des vues quasi instantanées sur la réalité qui passe, et,
    comme elles sont caractéristiques de cette réalité, il nous suffit de les enfiler
    le long d’un devenir abstrait, uniforme, invisible, situé au fond de l’appareil de
    la connaissance, pour imiter ce qu’il y a de caractéristique dans ce devenir luimême. Perception, intellection, langage procèdent en général ainsi. Qu’il
    s’agisse de penser le devenir, ou de l’exprimer, ou même de le percevoir, nous
    ne faisons guère autre chose qu’actionner une espèce de cinématographe intérieur. On résumerait donc tout ce qui précède en disant que le mécanisme de
    notre connaissance usuelle est de nature cinématographique. » (Fin de citation)

    A une heure de grande écoute, nous avons vu et entendu un tribun, l’autre jour, nous parler du futur en citant quelqu’un qui a fait des « Études ».
    Ne sommes-nous pas, Madame, Monsieur, vous et moi, prisonniers des écrans?
    Saurons-nous, un jour, nous libérer du temps sans se faire du cinéma?

    Merci de votre attention

    Kalmia

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Savez-vous chère Kalmia que ceci est le TROIS MILLIÈME commentaire qui s’affiche au compteur ? Honneur à vous d’entretenir ainsi la vie de ce blog…

  3. Avatar de Jacques
    Jacques

    Bonjour!

    Au début de ce billet, Monsieur Bougnoux fait référence à Michel Ciment.
    Je suis en train de lire un beau livre où ce critique de cinéma cite Stanley Kubrick, à propos de son film « Barry Lyndon ».
    Pour y mettre un peu de romanesque, il a dû tricher un peu et changer de siècle…

    Décidément, où sont les femmes?

    Jacques

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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