Fendre l’armure, ou la carrosserie

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Un échange hier mardi sur le site des convivialistes m’a permis de mieux comprendre les conditions d’un choix véritable moral, ou pour mieux dire éthique. Mais sans doute ai-je été conduit, dans cette réflexion, par la (re)lecture que je poursuis ces jours-ci des Misérables de Victor Hugo, un livre d’une richesse confondante et dont je reparlerai très bientôt sur ce blog.

Le débat est parti d’un article de Jean-Michel Muglioni, qui intéresse nos études de communication (ou plutôt de médiologie), que je reproduis partiellement ici :

« J’ai vu dans un conseil syndical comment communiquer par mél peut envenimer les relations d’amis pourtant civilisés. Nous avons décidé de régler les désaccords en tête à tête et non par mél, le cas échéant autour d’un verre. Et tout s’est pacifié. Il paraît que dans certaines salles des professeurs on ne se parle plus depuis qu’on s’est injurié par écrans interposés.

« On le sait, la différence des modes de médiation entre les hommes induit nécessairement des différences considérables dans les modes de pensée et dans les façons de sentir. Par exemple Régis Debray a su montrer le lien qu’il y a entre l’écriture et le monothéisme. L’inflation des tweets et autres posts ne pouvait donc manquer de transformer en profondeur les comportements et les sentiments. À force de s’injurier par internet beaucoup en sont venus à écrire des horreurs, comme on voit dans de nombreux commentaires sur la toile. L’habitude a ainsi été prise de publier sans réfléchir les pires choses (…).

« Ce qui n’est d’abord que l’émotion d’un homme devant son écran se transforme en mouvement de foule. Je veux dire que par écran interposé les hommes en viennent à se comporter comme dans une foule qui entraîne chacun là où, en conscience, il ne serait jamais allé. Le pire est que l’effet de foule se produit dans la solitude de la manipulation d’un téléphone portable ou d’un ordinateur chez soi. Il faudrait une étude des dégâts et de l’exacerbation des passions dus à ces nouveaux moyens de communication, et il est aisé de comprendre que des référendums demandés par de telles voies, ou toute politique qui prétendrait satisfaire aux exigences dont ces réseaux sont l’expression, seraient la fin de la démocratie : régnerait la tyrannie des groupes de pression.

« Les réseaux sociaux sont le contraire de l’isoloir qui permet à chacun de décider dans son for intérieur, en tant que citoyen, du sort de son pays, à l’abri du brouhaha du forum, le « for extérieur ». Le forum qu’est l’internet est une machine à broyer les consciences. Il est à craindre que le référendum d’initiative citoyenne signifie la fin de la citoyenneté. »

À cet article de blog, intitulé « Une foule électronique n’est pas le peuple », François Flahault ajoute, sur le site convivialiste, que les échanges (parfois virulents et fort peu civiques) sur internet le font songer à « la communication entre automobilistes, chacun protégé de l’autre par la coque de son véhicule. Cette situation, comme on sait, facilite l’injure (voire pire comme le montrent les enquêtes sur le phénomène de road rage). Il semble que de telles formes de communication soient de nature à affaiblir notre sentiment d’affiliation et à atténuer notre sens de la responsabilité.

Ces phénomènes ne sont pas sans rapport avec une autre forme de déresponsabilisation : les excès auxquels peuvent donner lieu  les bizutages, par exemple, ou d’autres violences de groupe dès lors que chacun trouve dans le comportement des autres la permission, l’incitation ou la justification d’un comportement auquel, seul, il aurait été incapable de se livrer (phénomène  déjà analysé par Saint Augustin dans ses Confessionsà l’occasion du souvenir d’être allé voler des pommes chez un voisin avec d’autres jeunes gens de son âge). »

Ces remarques de François Flahault (il ne m’en voudra pas de le citer ici sans sa permission) m’ont donné à mon tour envie de rebondir, en réfléchissant aux différents remparts où s’abrite le sujet moral pour s’exempter d’un scrupule, ou d’un embarrassant cas de conscience. Ce que Nietzsche dénonce en particulier comme « moraline », soit l’aptitude pharisienne à marteler la loi (morale) depuis le confortable fauteuil d’une position acquise ou d’une institution, s’oppose à l’attitude éthique qui ne bénéficie jamais d’un tel rempart.

L’automobiliste engoncé dans sa carrosserie est un excellent exemple de la régression morale, ou de l’anesthésie civique, autorisées par la couverture protectrice où le sujet s’enveloppe ; il se croit augmenté, alors qu’il perd le contact sensoriel avec l’autre, un contact qui pourrait être le canal de l’empathie, de la solidarité ou de la pitié. François cite le mimétisme fatal, rapporté par Saint Augustin, où le sujet s’abrite là aussi, confortablement, dans le suivisme, et cesse donc d’être un sujet ; j’aurais pour ma part songé à l’expérience de Milgram, où le « tortionnaire » va très loin dans les chocs infligés, parce qu’il agit sous le regard d’une blouse blanche et qu’il croit participer à une mission éducative, à un ordre réparateur ou redresseur de torts… (Pour mémoire, cette célèbre – et effrayante – expérience, mise en scène notamment dans le film I comme Icare, était destinée à tester notre facilité à abdiquer nos propres valeurs d’empathie ou d’une attention élémentaire à l’autre par soumission devant l’autorité).

Face aux aléas de la relation intersubjective, perçue par beaucoup comme source de danger, on voit les individus multiplier les défenses ou les prothèses techniques ; ces armures prennent la forme d’une voiture, mais aussi en effet de la communication par mèls et réseaux sociaux. La conduite, sur la route comme sur les réseaux, n’entraîne pas nécessairement l’infraction, mais elle peut donner à certains un sentiment dommageable d’impunité, ou de repli sur la sphère privée, autant que l’ivresse d’une puissance augmentée ; les convivialistes insistent beaucoup sur l’hubris, c’est-à-dire la perte de mesure résultant de ces régressions individualistes. Une certaine folie des grandeurs, le désir d’acquérir toujours plus (de richesse, de considération, de puissance), une course effrénée et sans considération pour autrui sont les marques de cette hubris, dont les manifestations ont fini par déclencher le mouvement des gilets jaunes.

Il semble important, face à ces augmentations individuelles qui nous provoquent et disloquent nos solidarités, d’insister sur un certain dénuement du sujet éthique ; non seulement ce sujet par définition est pauvre, mais il ne sait pas, il ne récite pas un code, il ne déroule pas un programme. Si, croyant faire un choix moral, on se borne à ranger un cas sous une règle, on n’est pas entré dans une posture éthique. Quant aux « hommes augmentés » – par leur voiture, leur richesse, leurs autorisations institutionnelles, leur mimétisme et toutes sortes d’identifications suivistes qui sont autant de carrosseries –, leur hubris peut bien glorifier le petit Narcisse individuel, mais toutes ces prothèses sont ruineuses pour le corps social.

C’est moins la technique qui augmente un individu, que son face-à-face et ses liens avec d’autres sujets.

7 réponses à “Fendre l’armure, ou la carrosserie”

  1. Avatar de vyrgul
    vyrgul

    Monsieur Bougnoux, J’ai envie d’ajouter à vos remarques, dont je retiens la formule finale « toutes ces prothèses sont ruineuses pour le corps social », qu’au-delà de la ruine, elles peuvent nous conduire au cataclysme. La lecture de votre article m’a en effet immédiatement fait penser au livre de Harald Welzer, « Les Exécuteurs ». Des hommes normaux aux meurtriers de masse, ou comment des hommes normaux, souvent diplômés de l’enseignement supérieur, ont été, et seront toujours, capables d’abominations lorsqu’on leur met à disposition des « prothèses » discursives, même les plus délirantes.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Très juste, Vyrgul ! Je retiens le terme de « prothèse discursive », qui peut faire en effet partie des cuirasses ou autres armures, machines de renforcement ou de protection qui nous insensibilisent… Il y aurait pas mal à écrire sur les processus d’insensibilisation ou d’anesthésie du lien social, qui ne cessent de renaître ou de prospérer, par le jeu même de la recherche individualiste du confort et du repli : ce que j’ai appelé par exemple la « clôture informationnelle », qui est l’ombre portée de nos efforts attentionnels, comment faire pour distribuer son attention de manière pertinente, ou équitable ?

  2. Avatar de vyrgul
    vyrgul

    Je ne vois que l’éducation et l’instruction bien pensées, intuition qui était au cœur des théories originelles de la démocratie me semble-t-il. La démocratie ne peut en effet fonctionner que si on entretient l’empathie, seul antidote à ce poison insidieux « du repli et de la recherche du confort » qui intoxique naturellement les démocraties qui ne sont pas vigilantes. Et ce d’autant plus que des forces contraires – qui y trouvent des perspectives de profit (à court terme comme toutes les courtes vues, malheureusement)- se donnent beaucoup de mal pour promouvoir ces « processus d’insensibilisation ou d’anesthésie du lien social » dont vous parlez. Mais voilà : comment continuer à transmettre ce ferment de la sociabilité face à la puissance déployée, avec la coopération passive du plus grand nombre, par ces forces contraires ? Je ne parviens pas à être optimiste…

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Oui, le combat semble permanent contre les forces du marché, qui bien sûr tirent vers le repli du consommateur individualiste. La pulsion narcissique est plus facile que le débat ou la conversation, la satisfaction à court terme plus tentante que la construction différée ou la restauration des « communs » ; le lien social et le respect d’autrui semblent d’abord m’entraver alors qu’ils m’augmentent, etc. Vaste débat, et épineuse tâche, cher Vyrgul !…

  3. Avatar de Nadine Boissonnet
    Nadine Boissonnet

    Nul commentaire au sujet de cet article au titre singulier Fendre l’armure ou la carrosserie et, hors le bois en d’autres temps où je n’étais que déraison et m’abimais dans une pathologique attitude de femme blessée, le verbe fendre pourvoit à l’impérieux désir de pouvoir (zut l’anagramme) vous écrire ici, en ce blog. Durant le mois de décembre, je vous ai écrit quelque part, mais lors de l’envoi, il se produisit comme un effacement et je n’ai plus trouvé trace dudit envoi parti probablement dans les limbes de ma corbeille. Qu’importe, Monsieur Bougnoux, cher enseignant passionné et passionnant, sauvé de la vente de ma bibliothèque d’étudiante avant mon départ en Afrique et rescapé de tous mes cours livrés en autodafé à un déménagement contraint, j’ai retrouvé et parcouru les revues 1, 2 et 3 de Silex. Vos cours , vos mots et vos trouvailles ont affleuré et en une farandole de souvenirs, celui de cette lecture revisitée d’Aragon qui bien évidemment sortait des sentiers mièvres et réducteurs du Fou d’Elsa. L’ Aragon canaille avec la voix d’Ogeret porte le fer blanc du désir. Le passage Macassar bien sûr et les espaces et paysages urbains dans leur poésie de lieux décrits, tout autant que les oeuvres parcourues jusqu’au Con d’Irène débusqué Aux Yeux Fertiles à Paris, perdu dans la vente de ma bibliothèque à mon bouquiniste de Grenoble et retrouvé récemment à Nice chez une époustouflante bouquiniste toujours sous le même nom mais en apocryphe dans un recueil concernant l’érotisme des années folles, tout des oeuvres étudiées et présentées dans vos cours ont fait que nous ne pouvions plus lire Aragon autrement que par votre approche et les verres épais de votre paire de lunettes. C’était foutument  » boulversifiant « pour reprendre un de vos néologismes svt appliqué à l’écriture » jouissive » pour en reprendre un autre. Grâce à vos enseignements, la lecture et l’écriture ont acquis sous nos yeux d’étudiants à déciller une dimension ambivalente à la fois plus ancrée, le struturalisme battait son plein mais encore sacrée avec la prégnance des mythes et des archétypes en répons aux oeuvres des anciens.
    Aujourd’hui, l’écriture m’est essentielle et le quotidiot dévoreur de lumière et de la vie qui passe trouve une respiration dans le présent de l’écriture et la rencontre avec l’être qui respire en moi. Vous et vos mots, votre passion et vos fulgurances, comptez parmi les responsables de ce présent respiré par l’écriture. Avec quelques trente six ou trente huit années de retard, je vous en remercie simplement.
    Si je parviens à envoyer ce message et si cela ne vous est pas fastidieux, pouvez-vous me communiquer vos prochaines conférences ou prochains séminaires , Avec ma gratitude pour ces cours extraordinaires que j’ai eu la chance de suivre, recevez mes cordiales salutations et mon adresse mail
    boissonnetnadine@gmail.com

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Eh bien Nadine, ce sera toujours un plaisir pour un (vieux) prof de recevoir un témoignage comme le vôtre ! Même si tellement d’années ont passé depuis ces cours (transformés pour moi en édition d’Aragon dans la Pléiade). Une petite correction : rendons « bouleversifiant » à leurs créateurs de génie, le trio pour moi magnifique des « Inconnus » dont je regrette la disparition. Ma prochaine apparition publique ? Un colloque-conférence à Lourdes (!) à l’invitation du journal LA CROIX, LES 29-31 JANVIER PROCHAIN, où je suis invité à parler sur « Démocratie et convictions ». Puis le 2 février, plus accessible, à l’ENS de la rue d’Ulm de Paris à 9.30 h et toute la journée, j’y animerai le séminaire de l’ITEM Aragon consacré ce samedi-là à « Philosopher avec Aragon » : je crois que ça sera stimulant.
      Mais je ne sais si vous habitez Paris ?… De mon côté, je reste encore Grenoblois.

  4. Avatar de Nadine Boissonnet
    Nadine Boissonnet

    Merci pour ces deux dates. Non je ne vis pas à Paris, je suis revenue dans les montagnes de mes origines, celles de Grenoble avec l’Oisans du côté du père et celles de la Savoie avec la Lauzière et la Vanoise côté mère. Pour l’heure, je profite du surprenant microclimat de Saint- jean de Maurienne même si j’ouvre fréquemment ma boite à cigales pour les entendre et descends en Avignon pour sa lumière et son festival dans cette ville solaire où j’ai séjourné durant de nombreuses années. Le titre Philosopher avec Aragon est bien alléchant et pour avoir lamentablement loupé votre conférence du 6 décembre sur la musique et les mots (une autre serait elle prévue en 2019 ?), celle-ci à L’ENS Ulm pourrait être l’occasion d’un week end parisien avec ma fille qui est en Khâgne au Parc en spé philo. Avec Aurélien au programme elle aura même la bénédiction de ses profs pour sécher le DS de 4 ou 6 heures du samedi ! Mais vous écrivez accessible, est-ce à dire moins hermétique ou ouverte au public ou les deux ? L’ambiguïté de la langue permet bien des licences, je préfère choisir la réponse. Plus pratique et à mon avantage. Accès libre ? Quoi qu’il en soit, merci pour votre réponse. Pour finir êtes-vous encore aujourd’hui, un fervent lecteur de poésie, notamment de celle qui flirte effrontément avec la philo et renvoie aux sources du questionnement de l’être. Auriez-vous une boite mail elle aussi accessible et peut être plus adaptée à ces commentaires ? Belle journée ensoleillée.

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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