En des pages célèbres de sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles, Rousseau traite avec une acuité remarquable des différences qui nous occupent : « Quoi ! ne faut-il donc aucun spectacle dans une république ? Au contraire, il en faut beaucoup. C’est dans les républiques qu’ils sont nés, c’est dans leur sein qu’on les voit briller avec un véritable air de fête. Mais quels seront enfin les objets de ce spectacle ? Qu’y montrera-t-on ? Rien, si l’on veut. Avec la liberté, partout où règne l’affluence, le bien-être y règne aussi. Plantez au milieu d’une place un piquet couronné de fleurs, rassemblez-y le peuple, et vous aurez une fête. Faites mieux encore : donnez les spectateurs en spectacle ; rendez-les acteurs eux-mêmes ; faites que chacun se voit et s’aime dans les autres, afin que tous en soient mieux unis ».
Malgré l’emploi de mots qui ne sont plus les nôtres, nous comprenons que la fête demeure ici en deçà du spectacle, qui signifierait sa déchéance ou la tuerait. La fête mobilise et retient ses participants en deçà de la coupure sémiotique (coupure entre la scène et la salle, entre l’acteur et son personnage, entre le public passif et l’acteur actif…), en deçà donc d’une représentation toujours entamée par le risque de la répétition et de quelque télé-vision, alors qu’une fête est pure présence : coprésence des membres au groupe, présence à lui-même de chaque participant. La fête capitalise ainsi un paroxysme de direct, qui ne souffre aucune forme de différé, aucune différence entre ses acteurs ; ce qui se fête autour du piquet rousseauiste, réflexivement, autoréférentiellement, ce n’est aucun objet en particulier mais la mise en relation des sujets, leur narcissisme circulaire, leur manifestation : « Chacun se voi[t] et s’aime dans les autres ».
Fort de cette parousie intersubjective, Rousseau a beau jeu de lui opposer la déchéance des spectacles. Ces simulacres n’accèderont jamais à la présence pleine d’un épisode pour lui toujours vivace, qu’il se remémore et nous narre comme le modèle de la vérité ou le critère décisif en matière de représentation. Citons un peu plus longuement la Lettre à d’Alembert :
« Je me souviens d’avoir été frappé dans mon enfance d’un spectacle assez simple, et dont pourtant l’impression m’est toujours restée, malgré le temps et la diversité des objets. Le régiment de Saint-Gervais avait fait l’exercice, et, selon la coutume, on avait soupé par compagnies : la plupart de ceux qui les composaient se rassemblèrent après le souper dans la place de Saint-Gervais, et se mirent à danser tous ensemble, officiers et soldats, autour de la fontaine, sur le bassin de laquelle étaient montés les tambours, les fifres et ceux qui portaient les flambeaux. Une danse de gens égayés par un bon repas semblerait n’offrir rien de fort intéressant à voir ; cependant l’accord de cinq ou six-cents hommes en uniforme, se tenant tous par la main, et formant une longue bande qui serpentait en cadence et sans confusion, avec mille tours et retours ; mille espèces d’évolutions figurées, le choix des airs qui les animaient ; le bruit des tambours, l’éclat des flambeaux, un certain appareil militaire au sein du plaisir, tout cela formait une sensation très vive qu’on ne pouvait supporter de sang-froid. Il était tard, les femmes étaient couchées ; toutes se relevèrent. Bientôt les fenêtres furent pleines de spectatrices qui donnaient un nouveau zèle aux acteurs : elles ne purent tenir plus longtemps à leurs fenêtres, elles descendirent ; les maîtresses venaient voir leurs maris, les servantes apportaient du vin ; les enfants même, éveillés par le bruit, accoururent demi-vêtus entre les pères et les mères. La danse fut suspendue : ce ne fut qu’embrassements, ris, santés, caresses. Il résulta de tout cela un attendrissement général que je ne saurais peindre… »
Le détail de cette manifestation intéresse de près notre propos, et indique en passant que la fête se réalise moins dans le spectacle, fût-il de la danse (qui laisse séparées la scène et la salle), que dans le bal : Elles descendirent… L’éclat vivant d’un pareil moment, contagieux et comme irrésistible dans le direct de la soirée, se transmet mal dans le différé du récit. Allergique aux corps intermédiaires, la fête ne s’archive pas, ne se télé-vise pas, elle s’enregistre et se peint à peine, la plénitude de son présent vivant ne se laisse pas entamer par le re de la représentation. Cette présence réelle de la fête la rapproche de la messe, qui prête au même débat : la représentation et la distance détruisent-elles la coprésence des fidèles et les vertus sacramentelles de leur contact physique ? Peut-on téléviser la messe ? Radiodiffuser une bénédiction ? Faxer l’hostie ? Ces questions se sont posées aux fidèles lors de notre récent confinement.
Un spectacle peut être vécu comme une fête mais, Rousseau y insiste, une fête ne se résume pas en spectacle. Celui-ci suppose en effet une séparation contre laquelle Guy Debord n’aura cessé de protester : « La séparation est l’alpha et l’oméga du spectacle (…) », qui distribue le sujet et l’objet du regard de part et d’autre d’une rampe, d’un cadre, d’une frontière sémiotique. On s’accordera avec Debord sur l’évidence que cette distance fonde le spectacle en général, avec cette réserve que les Situationnistes connotent celle-ci négativement comme aliénation, passivation, etc., alors qu’on peut souligner au contraire les bienfaits cathartiques, sémiotiques, symboliques de cet éloignement en général du théâtre des opérations. Il est essentiel au concept de théâtre de pouvoir répéter celles-ci (c’est son principe d’économie déjà mentionné), et pour cela de cliver l’objet du regard en personnage et en acteur, de sorte que ce qui arrive à l’un, par exemple la mort, ne saurait toucher l’autre.
Et c’est en quoi le spectacle n’est pas non plus le théâtre : son modèle serait plutôt l’arène des gladiateurs, la corrida, le match de foot ou de boxe, les numéros de cirque où ce sont les corps qui travaillent et se dépensent (trapèze, équilibrisme…) sans trucages – alors que ceux du catch, plus ou moins simulés, glissent au théâtre (« Chiqué ! »). Tout événement naturel (une tempête), toute action bien réelle peuvent ainsi se changer en spectacle, pour peu que des gens inactifs s’attroupent alentour, sans intervenir dans son déroulement : un incendie fait spectacle pour les badauds (non pour les pompiers), comme la ferraille tordue où agonise Lady Di pour les paparazzi (non pour le Samu). Ce sont les regardeurs qui font le spectacle, non ses acteurs de chair saisis « dans leur propre rôle ». Un coucher de soleil, une femme nue, un bel animal peuvent fixer durablement nos regards alors qu’eux-mêmes ne jouent pas. Artaud visait de même, avec son concept de la cruauté, le théâtre de l’événement réel, ou de la chose même, que quelques spectacles de la dépense physique accomplissent en allant jusqu’à l’accident ou la mort programmée ; au terme de la corrida, le taureau ne revient pas saluer.
Manet, Le Torero mort
De la fête au spectacle, puis du spectacle au théâtre, il est clair que le différé augmente. Toute présence réelle, nous l’avons vu, n’est pas expulsée du théâtre, qui ne manque pas de « bouger » à chaque représentation, portée par des acteurs qui payent physiquement de leur personne, et cette fraîcheur ou cette fragilité de l’énonciation théâtrale font précisément son charme. Il faut attendre le cinéma pour qu’un spectacle se stabilise pleinement dans la sémiosphère : des signes gravés sur la double piste de la pellicule, minutieusement filtrés et composés, on ne peut attendre nul changement dans le déroulement de l’action, nul « bougé » d’une projection à l’autre – sinon l’entropie naturelle au support. Avec le cinéma, la coupure sémiotique est totale, l’archive sans faille, l’univers de la représentation soigneusement scellé sur lui-même : rien ne peut arriver à l’écran.
La Rose pourpre du Caire (film dans le film)
Woody Allen a rebondi sur cette interdiction en en prenant le contre-pied, dans le cocasse scénario de La Rose pourpre du Caire, où l’on voit un acteur de film « planter » ses partenaires pour s’échapper dans la salle à la rencontre d’une spectatrice énamourée. L’accident qui affecte la projection du film enchâssé (lui-même intitulé La Rose pourpre du Caire) propose une amusante démonstration de sémiotique comparée, en situant dans une salle de cinéma une péripétie parfaitement contradictoire, mais toujours possible dans une salle… de théâtre !
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