Feu rouge ou rond-point ?
par Daniel Bougnoux *
Dans le numéro de La Croix daté du 4 juillet, Jean Jourdheuil a mentionné, sans la développer, l’intéressante évolution du feu rouge au rond-point, à l’appui d’une petite histoire des festivals de théâtre intitulée « Le culturel, forme de gouvernement ». Sans reprendre ici son sujet, ni endosser sa vision pessimiste, l’occasion semble bonne pour préciser sur le cas, en effet crucial, du rond-point quelques traits saillants de la nouvelle culture démocratique, à laquelle notre époque festivalière n’est d’ailleurs pas étrangère.
Avec le rond-point remarque Jourdheuil, « chacun est désormais son propre agent de circulation » mais cette poussée d’autonomie ne lui semble pas une bonne chose : les voitures « se succèdent et se côtoient sans se rencontrer (…) bancs de poissons (…) moutons de Panurge ». La comparaison des deux dispositifs peut suggérer la conclusion exactement contraire : c’est avec le feu rouge que les voitures n’ont pas le choix et que tous doivent faire la même chose, s’arrêter ou passer. Le feu – représentant et agent du même ordre symbolique pour tous – surplombe absolument un trafic qu’il n’est pas question d’apprécier : nous avons tous fait l’expérience un peu bête d’attendre devant un carrefour pourtant totalement désert. Dans les termes de la morale kantienne, l’impératif est catégorique. La loi ne dépend d’aucune circonstance ; valant pour tous et quel que soit l’état réel de la circulation, le feu maintient chaque conducteur en état de dépendance ou d’hétéronomie. Le rond-point en revanche ne supprime nullement la loi, tout n’y est pas permis, mais l’impératif catégorique est devenu hypothétique : si personne n’est déjà engagé trop près de moi sur le giratoire, alors je peux m’y glisser. Le feu rouge m’infantilise, le rond-point me rend plus autonome et intelligent ; dans le premier cas, l’ordre symbolique me domine sans marge de manœuvre, dans le second je négocie la situation, j’apprécie les vitesses et compare les trajectoires, en bref j’adapte la loi (qui n’a pas disparu) aux circonstances et à une perception aiguë du moment. Chacun se trouvant confronté au même impératif d’interaction, la loi est devenue horizontale ou « entre nous », non pas permissive mais intelligente, ou pragmatique si l’on désigne par ce terme les relations toujours négociables de sujet à sujet. Ces remarques suggèrent qu’après le feu rouge républicain, l’âge du rond-point pourrait servir d’emblème à la démocratie participative chère à quelques-uns.
Mais le rond-point nous rappelle une autre vertu, celle du cercle ou plus précisément du tourbillon opposé à l’orthodoxie de la ligne droite. Edgar Morin ou Jean-Louis Le Moigne nous ont appris à voir dans les tourbillons des boucles, étranges ou paradoxales, accouplant des contraires à la fois antagonistes et complémentaires, donc le modèle d’une raison non-linéaire mais complexe, propice à la naissance des mondes. Feu rouge ou rond-point ? L’alternative désigne peut-être deux types de sociétés, et deux façons d’accéder à la loi. Les ronds-points enlaidissent souvent nos banlieues, et leur implantation coûte cher ; sachons pourtant y reconnaître une régulation par la turbulence, ou le témoin de ces tourbillons qui sont des foyers d’auto-organisation, et d’émergence démocratique d’un ordre à partir des déplacements de chacun.
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