Brieuc avait la fierté d’être père. Pour d’obscures raisons leur couple s’était révélé infertile, et ils avaient dû recourir à la PMA. Quelle joie quand nous avons appris en juillet 2007 par téléphone (au moment d’embarquer à Nice sur le Corsica Ferry avec les enfants de Sylvain) que Mado venait d’enregistrer un test de grossesse positif ! Mathilde est venue au monde le 19 mars, devançant de peu l’anniversaire de son père, né pour sa part le jour du printemps. Je me rappellerai toujours le matin de ta naissance à l’hopital de Toulon, tu es arrivé avec le soleil à 6 h tapantes, et comment au-dehors dans les arbres les oiseaux s’égosillaient !
Ces derniers temps, Mado travaillant en Mairie et toi à la maison, tu avais pris largement en main les tâches ménagères, c’est toi qui retirais les filles de l’école et de chez Rabia votre délicieuse nounou, qui préparais le repas et la table, qui faisais les courses… Tu adorais lire à Alice et Mathilde un livre, ou danser entre temps avec elles sur le tapis. Tu étais doué pour le jeu, la blague ou ces histoires de rien du tout qu’on se raconte le soir en famille, tu étais (tellement mieux que moi !) né pour être père, un rôle qui te comblait.
Je repense sur ce point à l’histoire des petites cuvettes, déjà mentionnées ici d’après François Jullien : tu ne te pressais pas, tu ne te projetais pas dans la vie, tu n’assignais pas à la tienne de buts grandioses – et nous avons pu à l’occasion, ta mère et moi, te reprocher un peu de nonchalance. L’agreg on verrait bien, le Capes te suffisait et, tout en piochant sérieusement je crois ton programme à coups de fiches de lecture et de dissertations, tu donnais la priorité à ta vie de famille ; ou, ce fatal vendredi, à une petite rando sur la montagne d’en face. Ebloui par Mado, par tes filles, tu chérissait par-dessus tout ce temps de l’enfant qui découvre, qui questionne à chaque pas ; gorgé d’enfance toi-même, tu savais merveilleusement « régresser », ce que tes enfants comme tes neveux et nièces bien évidemment fêtaient.
On manque l’enfance (la sienne, ou celle des autres et de ses propres enfants) par ambition, par précipitation, par anticipation d’un état plus convenable ou plus relevé – sans remarquer cette royauté de l’enfance, ou faute de comprendre à quel point celle-ci constitue moins un point de départ qu’un aboutissement, une plénitude qui ne laisse rien à désirer et qu’on peinera, plus tard, à retrouver. D’instinct, au rebours de tant de personnalités carriéristes et sans du tout le formuler, tu avais choisi au contraire de t’installer durablement dans l’enfance ; je ne veux pas dire que tu refusais de grandir, au contraire ! Mais l’adulte que tu étais, pleinement construit, n’oubliait pas qu’il avait été cet enfant, le nôtre, au cours de ces années plutôt heureuses dont tu demeurais tranquillement le contemporain.
Ta vie manifestait donc la joie d’avoir goûté plus longtemps que d’autres, moins chanceux peut-être, aux jeux prolongés de l’enfance, ce que tu persistais à faire, naturellement et sans césure, auprès de tes propres filles. On dit, sans forcément penser à la dynamique de ce verbe, qu’on « élève » un enfant. Tu ne te contentais pas d’élever les tiens, tu les exaltais, et je ne vois pas de meilleur exemple de cette vigoureuse poussée ascensionnelle que notre jeu du trampoline, indissociable du chalet d’Izouard ; à peine avons-nous ouvert et commencé de réchauffer cette maison que les fillettes nous le réclament ! C’est donc avec leur aide empressée que, tous deux le plus souvent, nous installions sur le pré ses jambes de métal et sa table élastique où elles grimpent avidement, pour y sauter à n’en plus finir. Ce jeu ou ce sport que je ne pratique plus moi-même que maladroitement semble merveilleusement adapté au corps de l’enfant, qui y rétablit à chaque pas son équilibre, qui y roule et y retombe sans se faire (trop) de mal, et qui, en bondissant sans effort apparent plus haut que sa propre taille, éprouve à chaque saut la griserie de se dépasser, jusqu’à s’imaginer voler…
Mathilde à Izouard
De quel père ta mort les prive ! Alice, qui n’a que trente mois, gardera-t-elle de toi un souvenir, une image ? J’hésite à définir l’âge des premières traces mnésiques, les miennes me semblent remonter à moins de deux ans mais Françoise le conteste fortement, « l’amnésie infantile » couvrirait, chez l’adulte, ses quatre ou cinq premières années, et même Mathilde ne devrait pas retenir plus de toi qu’un brouillard. Insondable perte…
Nous recevons donc ici chaque soir tes fillettes en reprenant ton rôle, la sortie de la classe, la lecture et les jeux, la préparation du dîner. Elles semblent apparemment heureuses, et pleines d’entrain à notre égard, sauf… Sauf que l’autre soir, chez vous, Alice a réclamé à Mado son père, qui ne « l’aimait pas » puisqu’il ne venait plus, et à deux reprises, sourde aux explications de sa mère, elle l’a mordue. Françoise, à qui notre belle-fille a raconté la scène, en a pleuré toute la nuit. Mathilde et Alice n’affichent qu’une joie de façade, comment répondre à leur intranquillité profonde ? En leur parlant de toi, en feuilletant les photos ? Une de leurs défenses, c’est de ne plus réagir devant ton image, de passer aux autres très vite avec une feinte indifférence, comme si cela faisait trop mal à regarder.
Tu étais fier de tes filles comme nous l’étions de toi. Nous le sommes de Pascale, de Sylvain bien sûr, et des trois familles si réussies que nos enfants ont formées. Est-ce le retard à devenir parents, compensé par le miracle de la FIV ? Votre petite cellule familiale nous était particulièrement, intimement proche ; partageant facilement les mêmes lieux, la vallée de Névache dans la splendeur de l’automne (où par exemple une photo te montre en rocker, pinçant une imaginaire guitare sur le ventre d’une Mathilde renversée de plaisir), ou la maisonnette d’Herbeys en toutes saisons… Nous y jouissions d’un décor lui-même exaltant qui semblait sanctionner et sceller notre entente, notre fierté d’y résider ensemble tous les six.
Plusieurs amis m’ont pressé de lire ces jours-ci Martin, cet été, le beau livre où Bernard Chambaz relate la perte de son fils de seize ans. J’y suis donc plongé, et j’y trouve cette fierté d’être ou d’avoir été le père d’un pareil fils. Bien plus âgé que Martin, c’est toi le père qui disparais, et ta passion de porter et d’élever à la vie Mathilde et Alice, c’est à nous désormais aux côtés de Mado qu’elle incombe. Il est évident que nous ne te remplacerons pas, quel dénivelé dans leurs vies, que de marches à gravir toutes seules, privées de toi ! Cette fierté qui était la tienne devant tes deux vaillantes fillettes, je la confonds avec celle que j’éprouve dans ce blog à t’évoquer, te parler, multiplier ton image…
La fierté d’être mère
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