« Ni le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face »… Il faut décidément allonger la liste de ces aveuglantes ou médusantes réalités pointées par La Rochefoucauld ; Méduse, c’est cette tête de Gorgone qu’on ne pouvait fixer sans être changé en pierre. La Shoah, la Grande guerre, le Goulag ou plus près de nous Tchernobyl pétrifient également le regard qui voudrait les circonscrire, ou calmement les saisir, se les représenter. Certains phénomènes nous opposent un point de débordement, à partir duquel notre attention fuit, ou défaille. Freud baptisait Ça ce pôle de hantise ou de confusion, innommable autrement que par ce monosyllabe, aussitôt escamoté que prononcé ; nous ne savons mentaliser ni énumérer clairement ce qu’il désigne, nos sens n’accommodent plus, enregistrent à peine,ça n’est pas à l’échelle, au format qui nous permettrait d’y penser…
Les Taupes (classes préparatoires aux concours des grandes écoles scientifiques) ont donc mis à leur « programme de français » trois ouvrages, où je me plonge pour aider, je l’ai dit, mon petit-fils Gaspard dans ses révisions : Les Contemplationsde Victor Hugo déjà copieusement analysées sur ce blog, mais aussi Le Gai savoir de Nietzsche, dont je repousse provisoirement l’étude, et (curieusement) La Supplication de Svetlana Alexievitch, sous-titré « Tchernobyl, Chronique du monde après l’apocalypse », dont je viens d’achever la lecture. Ces trois ouvrages eux-mêmes inscrits ou sur-titrés sous une entrée commune qui, concernant le troisième titre, m’intrigue, « La force de vivre »…
Pourquoi Tchernobyl ? Pour sensibiliser peut-être nos futurs ingénieurs aux dangers de l’atome, et singulièrement à l’aveuglement des « nucléocrates » (qui peuplent, dit-on, l’Ecole des Mines) face aux dégâts irréparables causés par ce qui fut le plus terible accident nucléaire du siècle écoulé.
Méduse du Caravage, Musée des Offices
Svetlana Alexievitch pourtant n’écrit pas un pamphlet contre les centrales nucléaires, dont elle n’aborde pratiquement jamais les aspects proprement techniques, factuels ou industriels. Ce livre de 1997 serait plutôt à ranger aux côtés de La Fin de l’homme rouge, traduit chez nous en 2013, avant que le prix Nobel en 2015 ne couronne l’ensemble (assez mince) d’une œuvre qui n’est pas vraiment littéraire.
La Fin de l’homme rouge et La Supplication enregistrent deux catastrophes (d’inégale ampleur), l’effondrement de l’URSS et l’explosion du réacteur, et leur appliquent un traitement similaire : dans l’un et l’autre ouvrage, l’auteure tend son micro à des témoins de conditions et de provenances fort diverses, pour produire autour de ces deux séismes un effet de chœur, par la variété des propos retranscrits. Il s’agit dans les deux cas d’approcher un phénomène tellement complexe qu’aucun regard ne peut à lui seul l’embrasser. Contre les simplifications journalistiques, Svetlana compose donc une polyphonie, qui dans La Fin de l’homme rougen’évite pas la discordance (quand la voix d’un néo-capitaliste que le nouveau régime enrichit se juxtapose à celle d’un nostalgique de l’ancien système) ; La Supplication de même nous fait à entendre, jusqu’au ressassement, la profondeur des douleurs causées par la catastrophe, mais aussi le stupéfiant aveuglement qui entoure l’irruption de l’atome dans les vies quotidiennes, et empêche les plus élémentaires mesures de protection. Cet ouvrage sonde, avec une profonde empathie, le poids des souffrances humaines et l’étendue d’un mal que n’ont retranscrits ni les statistiques, ni les telex et dépêches d’agences. N’est-ce pas là, après tout, la mission essentielle de la littérature ?
Nous descendons, lisant ce livre il faut le dire très éprouvant, dans un double enfer, celui du site lui-même, devenu théoriquement inapprochable mais très fréquenté, et dans le tumulte de consciences très inégalement développées, happées par ce maelström d’indicible souffrances physiques et de déchirants renoncements. L’explosion du réacteur numéro 3 a précipité ses témoins « dans un gigantesque laboratoire du diable » (page 128), dont ils deviennent du jour au lendemain les cobayes qu’on mesure, qu’on photographie, qu’on soumet à des ordres contradictoires. Toutes les paroles ici rapportées tendent à nous confirmer, comme l’a dit un anti-nucléaire français, que l’énergie atomique est bien une cochonnerie.
Comment réagir ? Ou plutôt, si j’avais habité moi-même ce périmètre de la centrale avec ma femme et mes enfants, qu’aurais-je fait ? Ce que nous montre d’abord ce livre, c’est l’impréparation, à tous les niveaux. On dirait que personne ne comprend. Que la pensée critique, ou une conscience un peu claire, se trouvent durablement suspendues, hypnotisées par ce feu brillant, plutôt beau à voir, qui monte du « toit » où s’affairent, pour le colmater, les équipes à rotation rapide des liquidateurs. On saura plus tard. Dans un premier temps, qui dure deux ou trois jours, on lutte contre un simple incendie. Aucune mesure ne circule de la radioacrivité pourtant galopante ; ce sont les pays voisins, Finlande, Biélorussie, qui sonnent l’alerte tandis que l’Ukraine (territoire de Tchernobyl) et Moscou demeurent muets, aphasiques. Ou, dans de rares communiqués, minimisent l’accident, évidemment placé sous contrôle.
Rédigé contre ces bonnes paroles qui voudraient circonscrire, tempérer le désastre, ce livre nous montre inversement à quel point Tchernobyl empoisonne tout. L’air, la terre, les forêts, les rivières, les corps bien sûr mais aussi les âmes, les amours, les projets, les désirs…, pollution à tous les niveaux, cochonnerie à perte de vue. Affrontés à ce mystère qui reste à élucider, qui ne ressemble à rien de connu, les malheureuses victimes s’accrochent au modèle de la guerre, « une guerre par-dessus toutes les guerres » (page 58), l’horreur n’est-elle pas de mémoire humaine leur « milieu naturel » (page 144), l’invariant de leur existence ? La littérature, les films russes dans leur majorité parlent-ils d’autre chose ? Comme à la guerre, on voit le ciel de Tchernobyl sillonné d’avions et d’hélicoptères, les rues envahies de soldats, de voitures blindées, de camions où l’on presse les civils de monter en abandonnanr derrière eux leurs affaires, « ça ne durera que quelques jours ». Comme à la guerre on leur bourre le crâne, mais quel est l’ennemi qu’il s’agit de vaincre ? Une radiation qui comme Dieu est partout mais que personne ne voit. Comment se protéger de ce qu’on ne connaît pas, de ce qui ne fait d’abord aucun mal ? De quoi faut-il avoir peur ?
Première image d’un trou noir (2019)
Tchernobyl, qui veut dire matière noire en russe, fait dans la blanche Biélorussie l’effet d’un trou noir, une chaudière où bouillonnent des informations piégées par leur confusion, un fascinant théâtre de l’absurde. Certains s’en tiennent à une franche dénégation, les mesures prises par les vieux dosimètres ressortis en hâte sont des bobards, les scientifiques leur mentent ou sont aux ordres d’un ennemi étranger qui veut s’approprier leur terre ; d’ailleurs les poissons n’ont jamais été aussi gros dans la rivière, les récoltes aussi abondantes au jardin, le soleil brille et on se baigne, on bronze au grand air, la radiation n’est qu’une bonne blague. Face à l’impensable horreur le discours se diffracte et dévie, les militaires, les responsables du kholkose font des tirades sur l’héroïsme soviétique, distribuent médailles et diplômes aux liquidateurs en leur promettant des primes, de confortables retraites, des datchas…, on parle beaucoup aussi des menées hostiles des services secrets occidentaux, de tous ceux qui complotent contre l’admirable homo sovieticus.
Cet homme, suggèrent les témoignages recueillis par Svetlana, n’a pas été élevé dans la culture de l’esprit critique, mais plutôt dans celle de la discipline et d’une émulation militaires. La guerre demeure décidément, dans ce contexte, l’interprétant de base : plusieurs liquidateurs comparent l’exaltant ratissage du toit à l’intensité de l’expérience vécue en Afghanistan, voire à celle de l’amour (page 189) ! Ils n’hésitent pas à y monter ; ils se disent galvanisés par la tâche à accomplir, ils ont besoin de lieux pour manifester leur courage et leur héroïsme, pour y « planter un drapeau » (page 98). Leur vie est une lutte, il s’agit toujours, comme pour le mineur Stakhanov ou Gagarine, de surmonter quelque chose. « Cela nous plaît de venir ici, cela nous donne une charge énergétique puissante » (page 142), énoncent quelques-uns des trois-cent quarante mille hommes mobilisés sur le site de la centrale (soit deux-cent neuf unités militaires envoyées au feu nucléaire), dont quatre-cent mineurs chargés de creuser sous le réacteur un tunnel, pour y verser un azote liquide de refroidissement. Et quel avenir prédire à ceux qui ont fait assaut d’émulation pour ouvrir, en plongeant au fond de de la piscine d’eau lourde, une vanne de vidange ?
Photo d’Igor Kostine prise sur le toit du réacteur
« Personne ne se plaignait. Quand il faut y aller, il faut y aller ! La patrie nous a appelés ! Il est comme ça, notre peuple » (page 158). Il est difficile à la lecture de ces témoignages de toujours savoir qui était exactement « volontaire », l’enthousiasme à répondre à l’appel se démêlant mal de la crainte des représailles, retrait de la carte du parti, stigmatisation des objecteurs ou des timorés. La vodka semble un puissant facteur d’enrôlement, et elle est présentée par beaucoup comme le bouclier souverain contre la radiation, un remède à ingurgiter autant qu’on peut ! Mais ce qui décuple leur énergie obscurcit dans la même proportion leur jugement, pauvres hommes qu’on envoie à l’abattoir nucléaire au mépris des précautions les plus élémentaires : ils montent sur le toit en bottes de similicuir, ne portent pas toujours de gants pour reverser dans le trou béant du réacteur les plaques de graphite arrachées au sol brûlant… Il semble que tout ces héros hagards se shootent à la vodka, que l’archipel du goulag soit devenu dans ces pays celui du goulot.
L’envers du tableau ou la revue des conséquences de ce théâtre dantesque sont déchirants, hommes déchiquetés six mois, un an après leurs exploits par une peste noire qui ronge leurs viscères, transforme leurs membres en charbon, leurs visages en masques d’épouvante ; femmes accouchant d’enfants mal formés, telle cette petite-fille née sans bouche ni appareil génito-urinaire (page 90). Dans ce nouveau monde, défense de s’aimer ou de procréer, attention aux monstres qui pourraient naître des gestes les plus tendres ! Les fiançailles se rompent par peur d’enfanter, ou l’amour conjugal consiste désormais à veiller un corps jadis follement aimé, qui glisse inéluctablement dans une insoutenable difformité… Les chapitres qui ouvrent et ferment le livre sont, à cet égard, les plus poignants par leurs récits des calvaires endurés, et de l’amour quand même, face aux médecins ou à un personnel soignant débordés qui ne savent traiter, ou qui pris de peur se détournent. Car les tchernobyliens sont reçus comme des pestiférés, leurs corps brillent, ou sonnent au contact des dosimètres, ils sont autant de réacteurs en circulation, où aller, que faire ?
Photo d’Igor Kostine, les potagers regorgent de récoltes
« Dans la vie, des choses horribles se passent de façon paisible et naturelle » (page 166). Vous vous mentez à vous-même ! crie un journaliste anglais aux héros de la catastrophe, émasculés par la radiation mais qui ne le reconnaîtront jamais, victimes et collaborateurs de cette tromperie généralisée. Comment l’atome, « le travailleur pacifique » pourrait-il tuer ? Pourquoi douter de la parole, incantatoire, des responsables qui prêchent l’abnégation et l’élan collectif ? L’homme rouge habite dans un monde de mots, ou de volontés rêvées, il participe à une usine d’imaginaire ou à un empire de la croyance qui se brisent à présent sur une réalité physique intraitable. « Nous sommes des métaphysiciens », proclame-t-il (page 193), là où un peu de connaissances en physique nucléaire, touchant les rayonnements et leur mesure, et quelques doses d’iode distribuées aux populations auraient avantageusement remplacé la rhétorique officielle. Mais il était dangereux, dans un premier temps, d’informer et de s’informer vraiment sur Tchernobyl.
Ce n’est donc pas le réacteur seul qui a explosé, manipulé dans cette nuit fatale du 26 avril 1986 par quelques ingénieurs qui voulaient, pour voir, faire un test en débranchant les circuits de sécurité, mais tout un ancien système de valeurs, construit sur l’idéologie, l’incantation, l’appel aux volontés, construit en bref sur le spectacle du mensonge. Tchernobyl a ouvert un abîme, qui préfigurait l’effondrement de l’URSS quelques années plus tard.
Tel est en substance le contenu de ce livre grave, éprouvant, que peu de taupins sans doute auront la force de lire entièrement. Il resterait à questionner son titre, pourquoi « la supplication » ? Ce mot oscille entre les supplices (bien réels autour de ce bûcher du réacteur béant) et les suppliques, autrement dit les prières, cet état de la parole bafouillée quand on ne sait plus que faire, quel parti prendre ou à quels gestes confier son salut. Mais le titre russe a-t-il ces deux sens ?
Supplique : ce titre autrement dit touche à un fond religieux de l’existence, souvent associé aux peuples slaves et que la catastrophe réactive : une projection exaltée de soi-même sur fond de fatalisme, un optimisme délirant (il n’est rien arrivé de grave) conjugué à l’aveuglement volontaire, à l’intoxication de l’idéologie officielle ou de la vodka… Mais cette histoire encore nous montre la plus folle tendresse appliquée comme un baume à des états du corps particulièrement repoussants ; les extrêmes mêlés de l’horreur, de la peur et de l’extase amoureuse. Un tel mélange obscur, en son fond intraitable, appelait cette tresse de voix singulières fondues au malheur collectif, un malheur qui ne date pas d’hier et qui pèsera sur demain, s’il est vrai que d’autres Tchernobyl nous attendent (Fukushima , de fait, a suivi en 2012 la parution de ce livre).
Comme l’écrit Svetlana Alexievitch tentant de fixer le mystère-Tchernobyl, elle a eu « l’impression de noter le futur » (page 33).
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