La production de François Jullien décidément étonne : en ce début de printemps, trois ouvrages nouveaux surgissent sur la table, le volumineux Cahier de l’Herne (que j’ai eu le bonheur, avec François L’Yvonnet, de coordonner), et deux livres, une mise au point sur le christianisme comme ressource (cette « plaquette » d’accompagnement de L’Herne dépasse tout de même la centaine de pages), et ce dernier-né, Si près, tout autre – De l’écart et de la rencontre, qui vient de paraître chez Grasset (236 pages), auquel j’aimerais consacrer cette chronique.
Ce titre n’est pas le plus facile d’une (maintenant copieuse) bibliographie, et l’auteur doit s’attendre à la réticence de quelques lecteurs, qui ne retrouveront pas ici « leur » Jullien. D’une façon générale, depuis que FJ a quelque peu délaissé sa confrontation avec le monde chinois (depuis, disons, Le Pont des singes, 2010, qui tourne autour de la notion capitale de connivence), les sujets de ses livres surprennent : l’intime, le paysage, la seconde vie, le vivre et l’exister, ou encore la dé-coïncidence…, marquent un infléchissement remarquable de sa recherche, devenue plus personnelle, affrontée à un engagement plus vital. La grande question, plus que jamais, est de nourrir sa vie ou sa pensée, et pour cela mais sans jamais se répéter d’ouvrir de nouveaux fronts, par écart d’avec le livre précédent ; de pratiquer d’un texte à l’autre une reprise qui ne corrige rien du parcours antérieur mais qui l’affouille, qui l’enrichit singulièrement. A peine a-t-on lu le dernier opus paru qu’on reconnaît la logique de son engendrement, oui cette ressource coulait du ruisseau précédent mais on n’aurait pu la prédire, en dessiner d’avance le cours : Jullien « reprend » mais il nous surprend, il va là où l’on ne l’attendait pas. Par exemple, avec ce dernier livre, dans les parages de Sade ou de Bataille, deux auteurs qu’on n’imaginait pas de ses amis…
Devant le château du Marquis de Sade
à Lacoste, juillet 2017
Une tension nietzschéenne s’imprime d’emblée : notre auteur cherche moins la vérité que l’altérité, davantage entraînante ou facteur d’essor, d’incitation. Cette exploration d’un tout Autre l’a conduit en Chine, et anime donc depuis le début sa recherche. Or il arrive que cet autre qu’il s’agit de reconnaître, ou de débusquer, se cache dans le tout proche, par exemple dans le vocabulaire – on sait que Jullien pratique ici comme ailleurs une pensée prise aux mots. On se tromperait cependant en cherchant l’altérité dans les jeux des termes opposés, ces fameux antonymes comme le beau/le laid, le bien/le mal, le fort/le faible… Ces chiens de faïence, ornements traditionnels d’une philosophie pour dessus-de-cheminée, sont trop « connivents » pour recéler aucune altérité véritable ; en revanche, deux termes apparemment ou presque synonymes comme plaisir/jouissance, indistinctement employés chez Freud, Sade ou Rousseau, pour peu qu’on les analyse se révèlent radicalement autres (et non pas seulement différents).
Guerre aux paisibles synonymes ! Car le plaisir comporte une économie, il implique un sujet présent à soi-même qui calcule et qui « investit », là où la jouissance scandaleusement mêle tout, l’effroi et l’attrait, la séduction et la répulsion, et fait chavirer la pensée. Privée d’antonyme (n’est-elle pas à elle-même sa propre contradiction ?), la jouissance est toujours quelque peu affolante, au point qu’on n’en parle pas, et que certaines langues n’ont pas de mot pour elle, tellement le logos semble condamné à la rater… Que veut cette jouissance dont Bataille fait la piteuse ou l’humiliante expérience dans quelques pages dérangeantes, libérer le sujet de la fatigue d’être soi ? Le désenliser d’une existence trop conforme ou du confort où « le soi se tient coi » ? Rétablir une continuité perdue, fût-ce au prix d’une communauté inavouable entre les individus ?
Que la jouissance nous désempare, Sade l’a bien perçu mais faute de distinguer plaisir et jouissance il se condamne à tourner en rond, dans la surenchère de la répétition. Et Freud lui-même (comme déjà Platon) voit bien que le sexuel fait trou parmi les plaisirs, et s’annonce d’un autre ordre : « Je crois que l’érotisme a pour les hommes un sens que la démarche scientifique ne peut atteindre ». Mais infidèle à sa propre intuition, il recule devant ce gouffre ou cette menace d’un dérangeant infini, pour se rabattre sur une plus convenable économie des pulsions… Lacan reprendra la question ou l’énigme de la jouissance, « expérience métaphysique par excellence – qui s’y rique le sait » (en dit Jullien, p. 160), mais j’avoue que la dizaine de pages consacrées à cet auteur très crypté m’ont paru les moins lisibles d’un livre par ailleurs lumineux.
Si les synonymes que nous propose la langue ne sont souvent, sous leur apparente proximité, « si près, tout autre », que de faux-amis (comme répéter/reprendre, ou reporter/différer…), qu’une pensée exigeante devra donc fracturer, l’autre exigence de la pensée sera de montrer comment, sous une opposition de surface, ceux que nous appelons des contraires s’entendent entre eux au point de passer l’un dans l’autre, comme la dialectique hegelienne du maître et de l’esclave, de l’être et du néant…, en a fait la démonstration. Ces dualismes traditionnels accueillent de fait, ils intègrent ou entérinent d’avance l’autre, « l’opposition est le stade bloqué de l’altérité » qu’elle châtre ou édulcore. Héraclite déjà enseignait que les opposés coopèrent, comme pour le Tao chinois ils ne cessent de communiquer, au sein d’une unité foncière. Ces renversements n’ont rien qui étonne la pensée chinoise, laquelle aurait plutôt du mal à concevoir ou former l’idée du Tout autre !
De même dans l’inconscient, grand conciliateur ou brasseur de contraires, se mêlent ou se confondetn mamanavec putain, amouravec haine… À la façon dont Derrida, de son côté, s’est employé à faire jouer tels mots aux contenus opposés et indécidables, pharmakon, chôra ou spectre, s’exerçant à un tao de la pensée où Jullien voit l’expérience vitale d’accueillir les différences avant qu’elles ne se figent en termes opposés sous la dure loi logico-langagière de la non-contradiction – dans une disponibilité originaire où des termes que nous prenons pour antagonistes s’équivalent.
Soit donc la double tâche de traverser ou tresser entre elles les oppositions, mais de fissurer ou fracturer les fallacieuses proximités (si près, tout autre) ; de percevoir à la fois la complicité de contraires qui se renversent l’un dans l’autre, ET l’incompatibilité de ceux qu’on prenait pour semblables. Il faut pour cela oser se retourner contre la langue, ou penser contre elle, au ras des mots. Notre plaisir à lire Jullien tient incontestablement à cette savouration d’une langue qu’on croyait connaître, alors qu’on survolait ou passait à côté d’embranchements et d’écarts décisifs (« plaisir/jouissance »), au plus proche de notre expérience familière. Il est temps néanmoins de préciser que ce dernier ouvrage ne s’épuise pas dans ces redressements logico-langagiers, et que le magistral coup de filet de Si près, tout autre consiste à réunir sous ce titre au moins trois niveaux de cette altérité paradoxale, celle qui nous attend au cœur de la langue, mais celle encore de la rencontre, quand l’autre aussi proche soit-il n’est pas un objet d’assimilation mais qu’il résiste infiniment à mes projections ou à ma prise ; une troisième altérité se déclare enfin dans la reconnaissance en moi d’un inconscient, gisement plus intime à moi que moi-même et pourtant tellement étranger, jusque dans les messages « inouïs » qu’il m’adresse…
De même que nous colmatons l’écart ou replâtrons d’une fausse continuité deux termes aussi étrangers l’un à l’autre que plaisir/jouissance, il arrive que nous méconnaissions le plus souvent la personne de l’autre, à coups (grand thème proustien) de projections et d’identifications hâtives tirées du désir de nous protéger, ou d’atténuer le choc d’une véritable rencontre. Car l’approche de l’autre peut provoquer un vertige, ou du moins nous dessaisir, nous déstabiliser, un pouvoir que le narrateur de La Recherche n’accorde pas à Albertine, fuyante, étrangère par excellence. Mais ses tentative d’assimilation de la jeune femme confondent le cognitif avec le digestif, et le conduisent (faute de s’exposer au risque de la rencontre) aux affres de la jalousie – à moins qu’il ne conclue banalement à l’incommunicabilité de nos vies, ou à notre « solitude irrémédiable ».
Bien loin d’endosser ce triste truisme, Jullien ne se résigne pas à renoncer aux vraies rencontres, et il déploie pour cela un nouveau tour d’arguments, en tirant par exemple de Kant cette idée, maîtresse, que l’existence n’est pas un prédicat mais qu’elle se constate, voire qu’on s’y heurte sur le mode du choc. Plus décisivement, il oppose à la pensée de l’Etre par les Grecs l’immense méditation de l’Autre par les Juifs, soit cette expériene infinie d’un Dieu au nom indicible, imprononçable, qui ne cesse de hanter l’Ancien Testament. Nous n’avons pas de relation avec le Dieu de la Bible car la relation émousse la présence, elle la digère (grand leitmotiv anti-conjugal de Jullien depuis Près d’elle), mais nous le rencontrons dans un affrontement aventureux, qui fait trou dans dans notre expérience.
Dans ces face-à-face qui nous ébranlent, nous débordent, chacun s’éprouve déconforté voire dépossédé de son moi, mais un tel dépouillement est précisément au principe ou au service de l’éthique : désenlisement, dé-coïncidence, essor hors de l’abri où le moi se tient coi. Une fois encore, Jullien nous invite à ne pas passer à côté de certaines rencontres, à nous hisser à leur hauteur ; et il détaille pour cela les effets d’une véritable rencontre qui nous introduit à l’intime, un état dans lequel on renonce à projeter ses plans sur l’autre, à le tenir dans les rapports de force ou d’intérêt qui tissent ordinairement le monde. Une relation intime, en d’autres termes, réalise le contraire d’une assimilation ; elle conserve à l’autre (si proche) toute son étrangeté, ou sa qualité d’hôte – un plan que le narrateur deLa Recherche échoue à atteindre avec Albertine.
Que l’Autre soit reconnu comme inconnu, c’est toute la théologie négative de l’Ancien Testament, mais c’est aussi l’enseignement du Christ que ses disciples voudraient tellement identifier et qui, face à leurs questions, se dérobe ; ou qui leur répond (selon l’Evangile de Jean auquel la traducton de Jullien redonne sa force paradoxale) qu’il vient vers eux en se retirant. Or cette transcendance effective, palpable en chaque vraie rencontre, s’opère en pleine immanence, nous n’y quittons pas ce monde-ci. Et, ajoute Jullien, nous n’existons qu’à proportion que nous rencontrons, notre vie est tissée par cet art ou cet événement de la rencontre… Ce que la philosophie, contrairement aux romans, aurait renoncé à penser ?
L’inouï réveillé en moi par la rencontre de l’Autre débouche enfin, dans ce livre exigeant, sur l’inconscient freudien – ou sur l’aventure de Van Gogh accueillant l’inouï de la couleur, ou s’efforçant à peindre ce banal Café de nuit en ravivant les traits d’un monde « immensément vieux ». Insoutenable étrangeté de ce qu’on a pourtant sous les yeux, au quotidien ! Et méditation toujours reprise, de livre en livre, sur le charme inépuisable de l’amour – inépuisable s’il consent à ne pas assimiler l’Autre, à ne pas le ligoter à son propre corset. À être expansif et non pas possessif. Proust de même sut s’acharner à repousser l’assimilation par les prestiges de la métaphore, par exemple face aux trois clochers de Martinville ; lui aussi avait, après Kant, la plus vive conscience que notre esprit assimile et digère les choses, les êtres, en les pliant à son fonctionnement qui laisse hors de lui le réel. Que n’a-t-il étendu cette remarque, judicieuse face aux clochers, au monde autrement crucial de ses relations amoureuses !
Et je regarde la photo de François sur ce Cahier de l’Herne qui montre sa jeunesse prolongée, son juvénile dégagement, comme je l’écoutais hier soir mardi 10 à la Maison de l’Amérique latine, devant une assistance suspendue à sa parole, répondre ou reprendre les discours tenus sur lui par Augustin de Romanet, Marc Crépon ou Etienne Klein… Aucune arrogance, nulle volonté d’intimider ; mais un respect de la parole toujours serrée ou tenue au plus près, comme à l’état naissant ; une pensée se développant, s’explorant elle-même sous nos yeux. Qu’est-ce qu’un philosophe après tout ? À quoi bon ? Le Cahier de l’Herne, ce dernier livre ou la séance d’hier me persuadent que la parole philosophique, quand elle opère à ce niveau, nous décape, nous nettoye. Fait événement. Et dans cette mesure redonne prise.
Les Treilles, Fondation Schlumberger
Je traiterai ici, dans une prochaine livraison, de l’autre livre qui vient de paraître, Ressources du christianisme – mais sans y entrer par la foi (éditions de l’Herne).
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