François Jullien, III : Chine/Occident aller et retour, comment vivre à deux ?

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J’achève ici la collecte des « Briques et tuiles » (disait Segalen) en vue du colloque François Jullien de Cerisy-la-Salle et de ma propre conférence, « Glissements progressifs de l’altérité ». Ce papier englobe celui publié au début de l’été sous le titre « Oser l’intime ? », quelque peu amendé.

 

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Longtemps François Jullien s’est patiemment positionné face à la Chine, expliquant ou dépliant sa relation avec elle, cherchant l’entrée dans une pensée radicalement étrangère pour vérifier que nous n’habitons décidément pas le même monde. Homo viator, il a mesuré l’étendue des écarts, les chances et les difficultés de la traduction, l’étroitesse de ce pont qu’il travaille à jeter entre deux continents. Et comme d’habitude, avait noté il y a un siècle Victor Segalen, on n’a fait ce voyage lointain que pour descendre en soi, et mieux se connaître. Au fil d’une trentaine de livres, leur auteur n’est allé en Chine, il n’en a appris la langue et médité les ouvrages classiques que pour approfondir les Grecs, et l’énorme sous-bassement judéo-chrétien à partir desquels nous-mêmes existons et pensons.

Le mouvement centrifuge implique une tension centripète. Entrer dans une pensée (Gallimard 2012) l’énonce très clairement : que veut dire penser si l’on ne fait retour sur les conditions mêmes de sa propre réflexion ? Or cette réflexivité, à laquelle les formules les plus ressassées de toute la philosophie nous invite – « Connais-toi toi-même ! » –, demeure lettre morte chez la plupart des auteurs. La réflexivité ne dépend pas en effet d’une décision simple, d’une conversion accomplie de bonne grâce ; elle suppose un affrontement plus ou moins violent avec un Autre qu’on découvre avec stupeur, sans être capable de l’assimiler. Cette découverte nous décentre, nous exproprie face à l’évidence qu’il y a d’autres organisations mentales, culturelles ou sociales dont nous n’avons jamais pris la mesure, et que nous étions à mille lieux d’imaginer. Jusque là pleins de nous-mêmes, de nos naïves ou natives certitudes, nous éprouvons un choc mais aussi un possible.

Si chacun voit midi à sa porte, par une loi inévitable de l’auto-organisation qui est aussi un narcissisme de vie et un chauvinisme constitutif de tout agrégat social ou communautaire, le premier service que nous rend Jullien est de brouiller ce solstice, de multiplier les soleils ou les éclats d’une lumière qu’on disait naturelle, ou commune à l’ensemble des hommes. Nous soupçonnions depuis le tournant linguistique, ou quelques remarques intempestives de Nietzsche, notre esprit de n’être au fond qu’une grammaire, mais nous n’en tirions pas la décision d’apprendre et d’approfondir la logique des autres langues, des langues radicalement autres. En nous affrontant au chinois, François Jullien nous arrache ce toit séculaire. Si penser c’est toujours plus ou moins habiter, sa première leçon est qu’il y a toutes sortes, inimaginables par nous, de maisons ou de constructions.

Car la vantardise philosophique, malgré sa prétention toujours réitérée à l’abstraction, au survol ou à l’universalité, n’a cessé de tourner en rond au cercle autorenforçant de sa propre langue. Aristote, Descartes, Kant ou Hegel en demeurent également les prisonniers inconscients. Faute de s’attaquer à ce bastion inexpugnable, plus intime à chacun que soi-même, on n’a pas commencé de sortir. On est resté casé entre soi, au chaud dans sa maison.

« Entrer dans une pensée » suppose d’abord de sortir ou quitter la sienne. De suspendre son propre monde et le fond des connivences ordinaires pour s’ouvrir à une communauté plus large, plus difficile d’accès. Tant que nous disons tous la même chose, nous n’avons pas commencé à penser ; une pensée véritable affronte l’autre dans un dia-logue tendu entre deux rives, voire deux continents.

La réflexivité, la conscience de soi ne consistent pas à s’enfoncer en soi-même mais paradoxalement à savoir rompre et se quitter ; à faire des rencontres qui, loin de confirmer le cher mais chétif monde propre, en reculent au-delà de toute attente les limites, découvrant un espace impensé. C’est en assimilant à tâtons, imparfaitement, les rudiments de ces mondes étrangers qu’on touchera à ses propres fondements : l’apprentissage d’une autre culture aide à expliciter ce qui demeurait jusque là emmailloté pour chacun dans les plis du langage ou des habitudes, cette couche foncière sous-jacente aux connaissances que Jullien nomme les connivences, et qui constituent l’ordinaire de la communication ou du monde commun, le fond(s) d’entente sans lequel aucune culture, aucune conversation ne tiendraient.

Pour parler, pour penser, il a d’abord fallu s’enclore dans une langue, dans un trésor commun de connivences partagées : toute culture suppose cette clôture, et nul dialogue n’est concevable sans ce fond préalable d’entente. Implicite, inconscient. Or, globalisation oblige, voici que les berges de la conversation s’écartent : en quelle langue, depuis quel fond d’entente parlerons-nous aux autres vraiment autres ? Notre époque sonne le glas de la monoculture et d’un universel ethnocentré ; il s’agit à présent d’accéder à une intelligence polyglotte donc traductrice, habile à entrer et sortir, secouant en nous le vieil homme ou l’Européen congénital pour affronter, sans esquive ni dénigrement, d’autres visages de l’humanité.

Cela implique aussi qu’on se défasse d’un romantisme des altérités dures, des affrontements insurmontables ou des différences infinies telles, par exemple, celles postulées par Michel Foucault qui, en hypostasiant trop radicalement l’Autre, baptisé « hétérotopie chinoise » ou « le Fou », basculent dans la mystique. Au rebours de cette posture plus héroïque peut-être que productive, tous les livres de Jullien plaident pour une altérité plus douce ou standard, c’est-à-dire accessible au dialogue, à l’intelligence mutuelle et à la traduction.

Une double postulation est à l’œuvre, qui peut sembler contradictoire : d’un côté, notre auteur ne cesse d’alerter contre les pièges de la traduction, et les facilités ethnocentrées de ceux qui, avec les meilleures intentions du monde (mettre la Chine à notre portée, lui faire parler notre langue), ont littéralement passé au rouleau compresseur les écrits des classiques chinois. Ces grands voyageurs, missionnaires, sinologues, anthropologues…, n’ont pas vraiment quitté leur maison, ils n’ont pas, observe sobrement Jullien, commencé d’entrer. Le premier message de ses propres livres consiste donc à nous mener au bord du gouffre, pour nous faire mesurer l’ampleur de la tâche. Et par exemple, avec ce livre justement consacré aux incipit et aux récits des commencements, à nous faire sentir l’extraordinaire différence entre trois récits de « genèse », les premiers mots du Yi-king, classique des classiques apparemment intraduisible dans nos propres catégories, la création selon la Théogonie d’Hésiode et le récit, autrement familier pour nous, de la toute verbale Genèse judéo-chrétienne.

Cette confrontation patiente, mot à mot, nous fait toucher du doigt d’extraordinaires écarts de pensée. Le processus sans commencement ni fin exposé dans le livre chinois constitue en particulier un défi radical au théâtre occidental de la Création, de la Parole ou de l’Evénement, et de proche en proche à la plupart de nos catégories. Or l’insistance mise sur l’ailleurs chinois, la protestation partout réitérée de Jullien contre les coups de rabot infligés à cette culture par notre propre impérialisme logico-langagier, se doublent paradoxalement d’une confiance en la traduction, et d’un optimisme envers les chances d’un humanisme élargi : il n’est pas vrai que l’humanité soit irréconciliable, ni les cultures radicalement closes, le fond(s) d’entente qui conditionne l’existence de chacune peut s’étendre de proche en proche aux autres, c’est une question de travail, d’invention dans l’art des chaussées et des ponts.

A notre époque de globalisation forcée, on peut (il faut ?) parier avec Jullien que nous n’avons plus d’autre choix que celui de l’immanence : l’humanité est une, quoique d’une unité différente de celle postulée par nos classiques. Embarquée sur le même bateau. Mais il faut pour nourrir cette affirmation travailler l’exigence, devenue incontournable en tous domaines, de traduire.

Jullien nous désenlise et il n’y a pas de tâche plus urgente. Toute pensée, toute discipline ou culture finissent en effet par s’embourber, par tourner en rond dans leurs propres catégories, en vertu même de leurs premiers succès. Comment nous désincarcérer, comment entendre que nous radotons ? Une démonstration revigorante est proposée par le livre suivant sur l’exemple bienvenu, et crucial, de la psychanalyse (Cinq concepts proposés à la psychanalyse, Grasset 2012). On ne peut nier les succès de celle-ci, ses effets de rupture et d’empire – certains diront son emprise. Impossible de nier du même coup le risque de clôture d’un vocabulaire et d’un appareil théorique qui, plus que d’autres peut-être, se trouvent exposés à tous les écueils de la non-vérifiabilité, et de l’incantation.

Sur ce domaine priviligié car ciblé de la psychanalyse, l’intervention ou la greffe sinisante de Jullien s’avèrent à la fois ironiques, et roboratives. Il ne s’agit pas de prolonger la question qui obsède les chefs d’entreprise, comment pénétrer le marché chinois, comment mieux parler leurs valeurs ou leur langue ? Mais de parier, en poussant un dialogue exigeant des cultures, qu’il y a sous l’abîme des écarts une traduction néanmoins possible, un fonds d’entente, un humus oui, commun à notre humanité.

C’est cet humus que le dernier livre publié de Jullien, De l’intime, Loin du bruyant Amour (Grasset 2013) nous fait pleinement toucher. L’intime : nappe phréatique, milieu ou condition de nos entretiens, ou en général de ce qui passe entre.

Si nous ne partons pas, quelle que soit notre naïve bonne volonté d’hommes des Lumières, des mêmes horizons, et si nous n’avons pas non plus le projet d’habiter pour finir le même monde, il faut bien néanmoins nous entendre. Abordant l’intime, Jullien ne change pas de cap mais l’étude se resserre : du macro (géographique, géopolitique ou interculturel) nous descendons au micro des relations personnelles, aussi vertigineuses ou aporétiques que le « dialogue des cultures ». Car, disions-nous, l’homme est un Chinois pour l’homme ou, comme l’avait pressenti Segalen, toutes les questions de l’exotisme se jouent déjà avec le couple (et le traversent). Pour autant, tout espoir de communauté n’est pas perdu, et l’on voit les partenaires les plus improbables (l’homme et la femme du roman Le Train de Simenon par exemple, par lesquels Jullien ouvre De l’intime) capables de dire nous, et former un couple en jetant par-dessus leurs différences un pont de singe.

L’intime résiste au concept autant qu’à une description un peu objective de ses états ; comment dénombrer ou nommer avec précision ces « petits riens » qui peuplent l’intimité des amants ? Comment théoriser en philosophe l’intime ? On sent le défi qu’une telle saisie oppose à la théorie, au point qu’il arrive à Jullien non de renoncer, mais de se tourner vers la littérature, mieux capable de cerner ici la chose à dire… Or l’enjeu n’est pas que philosophique, il s’agit d’abord de savoir, « loin du bruyant Amour »,  comment vivre à deux.

François Jullien introduit une distinction capitale en proposant de désenchevêtrer deux états différents mais souvent confondus, la relation amoureuse et la relation intime. Il veut nous désenliser de l’amour, sentiment déclamatoire et valeur devenue encombrante, pour mieux comprendre la qualité de l’arche ou de l’abri constitués par le couple. « Que l’amour est aussi un théâtre », écrivait Aragon dans Théâtre/Roman… Là où l’amour avec ses déclarations, ses lettres, son inquisition ou sa casuistique risque toujours la pose, donc l’imposture, l’intime inaugure une relation sans phrase, un fonds d’entente ou une connivence, une transformation silencieuse – pour citer trois notions capitales (pp. 20, 21, 91) familières aux lecteurs de Jullien. Le compas des enquêtes précédentes s’est resserré pour mieux cerner ce qu’il s’agit une bonne fois de penser : le vivre (avec).

Index sui, l’intime n’a que faire de se dire ; entré dans son partage tacite on n’a plus rien à prouver, et tout argument fatiguerait une relation intime – les déclarations, les déclamations et les « preuves » fatiguent vite l’amour. L’intime toutefois exige précisément cette relation et nul n’y parvient seul, on n’est intime qu’à deux.

Insistons avec Jullien sur ce paradoxe : le plus secret, le fond ou fonds de nous-mêmes ne se révèlent qu’à la faveur d’une relation, d’une sortie de soi… S’ouvrir à l’autre ouvre à soi ; ou encore, ce qui me touche à l’intime exige le partage, je ne peux le garder par-devers moi. Générosité du sens intime : le dedans déborde spontanément et cherche l’autre ; parce qu’il veut et doit s’offrir, l’intime constitue le meilleur plan d’accès à l’autre. Une relation intime s’établit et croît sur un fond indistinct sous-jacent aux séparations subjectives.

Que veut l’intime ? S’épancher. Qu’on perde sa cuirasse, ses frontières ou sa bulle, qu’on ne s’appartienne plus. Cet état abolit le quant-à-soi, on n’a plus à monter la garde ; l’unisson d’un nous dispense deux consciences du fardeau de se poser comme moi-je ou sujet – quel repos ! Or ce chemin, note finement Jullien, n’est pas celui que fraye eros : l’érotique nous tire vers l’extérieur ou vers la relation d’objet, la sexualité peut se borner à la passe, on s’y referme, on n’accède pas au nous. La littérature amoureuse brode sans fin autour des thèmes de la conquête et de la perte, le sexuel y polarise la relation sur des objets ou des zones que l’intime au contraire dissémine ou diffracte. Sans but propre, sans intention ni programme, l’intime survient hors sujet, personne n’y tient aucun rôle, on n’y fait nulle pression sur l’autre. Les Grecs, note encore Jullien sur l’exemple d’Hector et d’Andromaque, n’y accédaient pas ; amoureux des idées, passionnés du logos, leur appétit de connaître leur a fermé la connivence, ils ont cultivé l’idée de limite au détriment du vague et de l’infinité…

Il a fallu attendre le christianisme, et singulièrement Augustin, pour qu’émerge l’intime en Occident. Une phrase décisive des Confessions nomme Dieu comme cet Autre « plus intime à moi que moi-même », qui me fonde et m’assure ; au plus secret du repli je sors donc de moi, l’extérieur le plus exorbitant – une subjectivité infinie – réside et m’attend au cœur de l’intime qui exprime ainsi à la fois, contradictoirement, retraite et partage. La conscience de soi d’Augustin repose clairement sur une relation, elle s’identifie sans réserve à la confiance.

Dans l’intime, l’autre se trouve présent à un degré incalculable. L’intime avive ce don de la présence ou du présent de l’autre, comme le remarque par exemple l’Aurélien d’Aragon s’exclamant « Quelle chose extraordinaire que la présence ! », qui n’est justement pas une chose mais un don, un présent – et aussi un choc, un événement furtif qu’on voudrait faire durer, une providence inespérée.

Or ce présent de l’intime est toujours à notre portée ; par conversion du regard ou transformation silencieuse, il dépend de moi que ce miracle venant de l’Autre opère, et me révèle l’infini de mon intériorité. Un moi se connaît ou plutôt se construit dans cette adresse intérieure et proprement interminable : Augustin n’en a jamais fini de dire Toi à Dieu, « interior intimo meo », plus intérieur que mon intime… Ce dialogue paradoxal des Confessions, qui sera repris par Rousseau, paraît très différent des Essais de Montaigne, analyste sincère mais jamais intime si nous suivons Jullien : Montaigne s’adresse à tous mais à personne, il se peint, s’examine sans jamais se perdre de vue mais il ne s’épanche pas ; il veut se connaître et il se montre tel qu’il se découvre, mais sans jamais se confier, « sincérité (…) n’est pas intimité » (p. 97).

La littérature et le roman classiques, par exemple La Princesse de Clèves, n’accèdent pas davantage à l’intime en traitant de chasses et d’objets amoureux : leurs amants n’entrent pas dans la confiance, ils ne s’épanchent pas. Tandis que résonne chez Rousseau cette exigence primaire d’une relation de confiance éperdue ou vitale, très antérieure aux calculs de placement ou aux visées particulières : orphelin de mère dès sa naissance, l’enfant timide reconstitue naïvement auprès de sa tante Suzon, comme il cherchera auprès de ses lecteurs, l’enveloppe nourricière d’un abri inconditionnel, un substitut du sein. Et telle est l’exigence de l’intime, vivre auprès ou au plus près, sans autre demande sexuelle. On y ex-siste, écrit Jullien, avec ou à partir de l’autre, sans fond ni fin, sans l’intérêt prédateur de l’amour, sans avoir à s’exprimer, à expliciter son état ni se mettre en valeur – dans la simple extase d’ex-sister (extase décrite ultérieurement dans les deuxième et cinquième Rêveries du promeneur solitaire).

On croit la vie morale suspendue à des règles ou à une idéalité (conception coercitive ou rigoriste), alors qu’elle apporte une ressource, et une ouverture. La ressource de l’autre vient doubler la source du moi ; un débordement ou un épanchement n’obéissent pas aux mots d’ordres altruistes ni ne visent un ailleurs toujours suspects, ils établissent une connivence, en pleine immanence. De la suspension des frontières clôturant le moi naît un élan ou une élation ; il faut, souligne Jullien, oser l’intime sous peine de rater l’essentiel et de demeurer seul, comme ces couples sans rencontres ni confidences où chacun vit à côté de l’autre, mais jamais auprès ni en symbiose. Inversement, la séparation ni la mort ne détruisent entièrement une relation devenue intime, on peut durablement vivre auprès du disparu ou le porter en soi.

A la morale fondée sur la maxime d’universalité de Kant, carrément inhumaine, s’oppose ici une morale indicielle du contact, de l’échange et de la sous-conversation (le « babil intarissable » qui occupe Jean-Jacques chez « Maman » de Warens, ou les petits riens qui émaillent la relation de Lucien Leuwen et Bathilde chez Stendhal). Il n’est pas plus facile au romancier qu’au philosophe de dire l’intime qui précisément ne dit rien, où rien n’arrive à proprement parler sinon la jouissance calme, sans déchirure, d’un être par un autre, auprès d’un autre. Indifférent à l’ascétisme, à la proposition platonicienne d’ascension de l’amour charnel vers l’amour spirituel, l’intime ne s’encombre pas de ces dualismes ni n’aspire à aucune « purification » ni valeur. L’autre y est goûté indépendamment de ses mérites, élu sans raison.

Vivre à deux ? Mais on ne peut vivre qu’à deux, ouvert à l’appel silencieux de l’autre. « Loin du bruyant amour », l’alternative n’est plus d’aimer ou d’être aimé ; ces renversements de l’actif au passif sont nivelés dans le partage où se démaillote la chétive existence du sujet. On ne fait pas les mêmes expériences esthétiques seul ou à deux ; ma réflexivité exige cette coopération (étrange autoréférence coudée !), la clef du vivre passe par cette confiance inconditionnelle accordée à l’Autre, « un homme seul est toujours en mauvaise compagnie » (Valéry), ou n’est qu’un « roi sans divertissement » (Pascal).

Inversement, deux amants pourront se contempler des heures les yeux dans les yeux, fixation intolérable plus de quelques secondes si l’on n’est pas « intimes » : la connivence a remplacé la fatale frontalité. Ils peuvent de même ne rien se dire (panne réputée fatale en société) sans entraîner de gêne, l’intime a résorbé l’alternative entre parler et se taire, le silence est devenu bon conducteur.

Ce dernier livre de François Jullien, où Simenon se trouve plaisamment expliqué par Saint Augustin, et inversement, pose à chacun la question cruciale : et vous, préférez-vous aimer, ou osez-vous avoir des relations (vraiment) intimes ?

 

François Jullien, Entrer dans une pensée ou Des possibles de l’esprit (Gallimard 2012) ; Cinq concepts proposés à la psychanalyse (Grasset 2012) ; De l’intime, Loin du bruyant Amour (Grasset 2013).

Une réponse à “François Jullien, III : Chine/Occident aller et retour, comment vivre à deux ?”

  1. Avatar de George

    Un étranger peut être surpris par le fou rire que suscitent ses réponses. C’est parfois le cas aux premières rencontres. Le fou rire peut être simplement attribuable à la nervosité ou à l’excitation du premier contact.

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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