J’ai analysé à ce jour onze films de Woody Allen sur ce blog, comme je l’annonçais en commençant, et je compte bien continuer avec encore une demi-douzaine d’entre eux, tellement son œuvre (considérable) me paraît stimulante, et porteuse d’un remède bienvenu en ces temps de marasme sanitaire.
Je me suis également demandé, dans un douzième billet, pourquoi Allen suscitait tant de haine, comme on le voit encore ces jours-ci par la sortie d’un documentaire où Mia Farrow tente de relancer ses accusations, et rameute contre l’homme qui lui a donné ses meilleurs rôles une partie de ses (nombreux) enfants, et de quelques personnalités du cinéma. Je ne reprends pas ici la réfutation de ces sordides allégations, je préfère poser la question de ce que nous devons collectivement à Woody, ou de l’effet véritablement formateur qu’il a eu sur, disons, ma génération.
Alors que j’annonçais à mon fils et ma belle-fille mon intérêt pour Woody, dont sortirait peut-être un livre (que vous lisez ici en feuilleton ou in progress), je me suis entendu rétorquer que c’était un cinéma de vieux, un truc du passé. Démodé, Woody ? Eh bien, le vieux qu’en effet je suis a peut-être quelques arguments à faire valoir pour expliquer ici la modernité de ces films, ou dire en quoi cette œuvre a capturé artistiquement, et captivé dans les salles, toute une époque. Celle-ci à mes yeux n’est pas close ; il m’importe de dire comment nous sommes pensés par Woody, que nous pensons nous-mêmes si mal, quand nous ne passons pas carrément à côté…
Modernité n’est pas le meilleur argument à faire valoir, tellement il est évident que Woody échappe à ce cliché du jugement de goût : il ne rédige pas de manifestes, ne se rallie pas bruyamment à des faiseurs de mode (même s’il témoigne dans ses entretiens de son intérêt très vif pour Godard), ses « maîtres » auxquels plusieurs de ses films rendent ouvertement hommage s’appelant plutôt Bergman, ou Fellini. Ses détracteurs qui lui reprochent de faire toujours le même film montrent beaucoup d’étourderie, ou d’inattention à ce que chaque nouvelle livraison (annuelle, cinquante films en cinquante ans) apporte d’écart avec les précédents, de surprises et d’innovations – mais il est vrai que sur un plan strictement formel, Woody aurait plutôt tendance à lisser sa manière sous un habillage routinier, ses génériques d’ouverture et de fin fuient toute mise en scène tonitruante, et semblent d’une modestie ostentatoire avec leur jazz désuet, leur typographie choisie une fois pour toutes, trop sage, presque livresque.
De son propre aveu Woody filme comme il écrit, et il affiche cette proximité dès que l’écran s’allume : il représente, comme Truffaut ou Rohmer chez nous, une école avant tout littéraire. En plein essor de la vidéosphère, ce créateur se réclame du monde du livre, et particulièrement de Balzac, Flaubert, Tolstoï ou Dostoïevski, toute une culture qui entretient soigneusement ses distances avec les débauches d’images, de sons et d’effets spéciaux propres à la machine de production hollywoodienne. Son cinéma se situe résolument ailleurs.
Pas du tout, objecteront ses détracteurs, il ne quitte pas son petit cercle de bobos new-yorkais, il prend ses sujets dans son salon, ou sa chambre à coucher, ce n’est pas avec ce Narcisse névrosé et apolitique qu’on risque de voyager, d’être dépaysé ou de s’affronter au vaste monde… Il semble temps, au vu des onze films passés ici en revue, de réfuter ces accusations frivoles en rappelant brièvement ce que nous devons à Woody, et en quoi son cinéma, mieux que tant d’autres qui ne visent qu’à divertir, nous aura au bout du compte éduqués, ou rendus moins bêtes.
Avec Mia (docteur Eudora Fletcher) dans Zelig
Le premier sujet de ses films, par où ils nous accrochent et nous touchent, c’est l’individualisme contemporain. Que le monde de nos parents (évoqué dans Radio days ou Annie Hall) était différent ! Woody résume cet âge ancien par deux préoccupations, « Dieu, et la moquette »… La vie morale se passait en effet sous le regard d’un juge omniscient, et les fins de mois ne permettaient pas toujours de s’offrir un embellissement du quotidien, la voiture, un jardin ou l’aménagement d’une cuisine pouvant demeurer longtemps des luxes inaccessibles, et des biens dignes d’un culte méticuleux. La famille, à la fois refuge et carcan, avait une présence lourde ; on y chantait, on suivait les mêmes feuilletons agrémentés des mêmes publicités pour tous ; le travail se trouvait encadré par des formations syndicales ou politiques rigides ; les voisins, le quartier encadraient de même les conduites, l’individu avec ses choix, sa liberté et ses névroses n’avait pas encore émergé. La génération Woody me semble correspondre au tournant pris dans les années soixante, quand le monde des besoins plus ou moins satisfaits cède la place à la course aux désirs, et à leur improbable réalisation : l’objet du désir est en effet chose vague, mimétique, incertaine ou sujette à d’infinies discussions ; or l’individu est censé connaître ses désirs et les conduire en maître, en vue de cette glorieuse réalisation de soi à laquelle tous désormais aspirent.
L’échec à se définir, ou à se donner à soi-même sa propre loi (définition de l’auto-nomie) caractérise donc ce monde très ambitieux, où les buts et les idéaux proclamés dépassent de très loin les forces de chacun. Le héros allenien est velléitaire, évidemment narcissique mais constamment soumis aux regards et aux paroles des autres : le narcissisme est une affection éminemment sociale, chacun ne pouvant mesurer sa réussite, donc s’aimer, que dans le regard que les autres portent sur lui. Une épuisante course à la reconnaissance de tous par tous en résulte, d’infinies ruses ou querelles pour attirer les regards, ou démêler les propos croisés ; dans un monde sans Dieu il importe de reconstruire une transcendance horizontale, basée sur une reconnaissance réciproque dont la cellule pourrait être le couple. Hélas, le choix amoureux est devenu terriblement révocable, on se sépare pour un soupçon, une passagère déception, un mot de travers, avec la tenaillante illusion qu’on fera mieux la prochaine fois, en se choisissant un partenaire mieux accordé… Le marché du sexe comme celui des voitures invite à changer, à remplacer plutôt qu’à réparer ; d’où une course sans fin avec mille frustrations, mille fluctuations des individus désormais flottants. Sans attaches durables.
Annie Hall
Un bureau permanent d’évaluation des choix et des performances de chacun s’est ouvert avec l’omniprésente psychanalyse. La place donnée à cette envahissante innovation est une caractéristique des films de Woody, où le divan figure moins une occasion de cure qu’un objet de raillerie, ou de suspicion : le « remède » qu’il propose ne serait-il pas pire que le mal ? Ne constituerait-il pas le problème, plus que la solution ? Les entretiens avec le ou la psy débordent, et envahissent les dialogues, les personnages alleniens n’arrêtent pas de s’analyser, de soupeser leurs choix, de douter de leur doutes, de re-rêver leurs rêves, d’interpréter leurs interprétations… L’individu mis en scène est toujours à double-fond (collusion sur ce point de la psychanalyse, du sentiment amoureux et de la magie), mais cette capacité critique d’auto-analyse et d’incessantes auto-observations n’aide pas, le remède côtoie le poison, les individus se parlent plus qu’ils ne se construisent. « Je sais bien… mais quand même », pourraient soupirer bien des personnages confrontés à leur irrationalité, incapables de soutenir le regard des autres et de se regarder eux-mêmes en face. Rongés par un sentiment d’impuissance que le divan nourrit, avec ses incessantes remises en question qui font lever le doute sur la fameuse, l’inaccessible réalisation de soi : « J’ai éprouvé pour la première fois de ma vie un orgasme, mais mon psy m’a dit que ce n’était pas le bon… » (entendu dans Manhattan).
L’individu incertain, ou La fatigue d’être soi, ces titres de (beaux) livres d’Alain Ehrenberg, trouverait dans les films de Woody un constant contrepoint.
La psy (interminable) propose donc moins une cure qu’une culture, un accompagnement de la vie doublée par cette parole soupçonneuse, inquisitrice ou ironique. En nous dédoublant, elle offre dans cette mesure une échappatoire à ce qui nous pèse, nous écrase ; elle s’invite donc naturellement aux cocktails où l’on échange des cigarettes et des verres d’alcool, elle fait partie de ces anxiolytiques ou de ces stimulants, drogues douces indispensables à l’entretien du fragile petit moi. Aux convictions fortes, morales, religieuses ou professionnelles des générations précédentes a succédé une perplexité, une instabilité fondamentales ; l’individu hésite et flotte, sans remède, et c’est le cinéma, mieux qu’aucune cure, qui se propose de transfigurer ces déséquilibres en œuvre d’art.
La vie imite-t-elle l’art ? Cette question posée dans plusieurs films suggère que notre vie peut trouver dans le cinéma, plus fortement que dans toute « analyse », une forme de réalisation lumineuse : non une vérité dernière ni une moralité, mais une meilleure conscience de ce qui nous agite. Car nous souffrons généralement de crampes, de fixations excessives. L’humour, l’ironie, le cinéma s’offrent comme facteurs de décoïncidence (pour reprendre un titre de François Jullien), ils introduisent dans nos vies ou nos consciences une lézarde, une béance qui favorisent la reprise du jeu ou le passage du souffle. La conscience des modernes n’a pas à être bonne, elle sera au mieux et toujours plus ou moins malheureuse. Mais Woody a su faire des méandres de nos affects un précieux outils de culture, et des aventures de ces consciences malheureuses le miroir bienvenu de notre comédie humaine.
Le scepticisme, une active auto-dérision accompagnent ainsi le grand virage individualiste comme son ombre portée. Nous sommes reconnaissants à ce cinéma non de nous arracher nos masques, mais de pointer dans ceux-ci notre inlassable fabrication de personnages qui sont autant de postures, de faux-self bricolés pour les besoins d’une cause qui nous enfonce, et qui dénonce notre misère, mais où l’on peut saluer aussi une forme d’invention, et de créativité.
On n’est jamais longtemps seul à défendre ce qu’on aime. L’art est une promesse d’attroupement, de communauté retrouvée ou autrement organisée ; autour des films, des livres, des expositions, on se rassemble et on argumente. Des goûts et des couleurs on ne saurait discuter ? Au contraire, on ne fait que ça. Non sur le mode de la démonstration (qui cloue le bec à l’adversaire), mais en suggérant des ouvertures, des ajouts, d’autres interprétations… Je n’aime pas toujours Woody acteur, son personnage de binoclard surmené et brouillon, d’agité chronique dépassé par de minuscules événements a de quoi lasser. John Baxter, dans sa biographie parfois sévère (Flammarion 2000), ne nous cache rien de la névrose de son créateur, ses phobies alimentaires ou relationnelles, son angoisse existentielle, sa froideur, sa tenaillante instabilité. Mais le même homme, qu’il ne faut pas confondre avec son clown, est aussi un travailleur acharné, capable d’une discipline de fer, et d’accomplissements artistiques majeurs.
« As-tu vu le dernier Woody ? » Longtemps nous avons guetté pour le fêter son nouveau film, pendant quarante années et plus nous nous y serons rendus en couple, en petites bandes. Avant de le discuter fougueusement, affectueusement. Je suis reconnaissant aux films examinés ici d’avoir tracé entre nous des signes d’appartenance, dessiné un monde-Woody que nous pouvons dire nôtre. Son cinéma fraternel a pris à bras le corps notre (petit ?) monde, avec une persévérance qui n’a pas d’exemple ; lucide, il nous parle de nous, il ne nous flatte pas mais nous solidarise. Dans notre dispersion, l’agitation de nos salons où les individus peinent à émerger entre les grimaces et les contorsions, dans notre incurable duplicité…, cette œuvre nous laisse entrevoir aussi des progrès de culture.
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