Voici très longtemps, en 1976 il me semble pour présenter des dessins de Pierre Gaudu, j’avais écrit ce texte intitulé « Corde viagère » dont je ne sus ensuite que faire, et que j’enfouis dans mes papiers…
J’entrelace. Le câble laborieux des générations a tiré une à une les fibres spécifiques de cet individu qui m’échappe, moi. Je tresse machinalement mon père avec ma mère, et de plus obscurs ascendants ; je file jour après jour les livres de ma chambre, les paroles volubiles et la provision d’un désir indéfinissable. Je voyage par des chemins de halage curieusement circulaires. De simples paysages, l’amour patient de quelques femmes et l’exercice d’une profession douteuse ont achevé de dresser mon corps, et façonné ses espérances. Si je veux la saisir, l’âme de la corde se brise en éventail et dissipe ses brins. Il paraît que mes trois enfants me ressemblent ; j’observe avec étonnement ces fils divergents. Quant au visage que je déchiffre dans les miroirs, il me demeure incompréhensible. J’aimerais consigner mes rêves, mais le fil d’or de ces précieux haillons ne se laisse pas coudre à la trame ordinaire de mes réflexions. En revanche, je reconnais trop bien dans ce que j’écris l’épissure malhabile des liens qui me tiraillent entre plusieurs auteurs. L’expression tomber en quenouillese charge à certaines heures d’un symbolisme redoutable. J’aime tout ce qui s’enroule, se tresse et se faufile, stryges, nœuds, feuillages… J’ai la pensée volumineuse. Comme ce tabac au bout de mes doigts qui se consume en gracieuses torsades, et met sur mes papiers un peu de talc gris.
Car je fumais en ce temps, ce qui date ce texte (j’ai arrêté la cigarette en 1979, au cours d’une scène que je revois très bien). Gérard Fromanger dut plus fumer que moi, puisqu’il est mort d’un cancer du poumon. Ou plutôt, des conséquences sur son cœur nécrosé des radio-thérapies infligées à sa cage thoracique. Lors de l’émouvante cérémonie précédant sa crémation au Père Lachaise, vendredi 26 juin, Serge July qui l’accompagna entre l’hopital Saint-Antoine et la Pitié-Salpêtrière nous raconta les dernières heures de Gérard, sa lucidité, sa vaillance, droit devant la mort comme un cyprès de Florence… Il avait chargé la voiture, il quittait la rue de la Roquette pour sa chère maison du Val d’Elsa en Toscane, quand l’attaque foudroyante sous l’épaule gauche l’a arrêté net, et rabattu sur le SAMU.
Dans son atelier en 2012
C’est dans cet atelier proche de la Bastille que Gérard m’avait invité à venir chercher mon portrait. Nous nous connaissions peu, à travers Aragon je crois et le moulin de Saint-Arnoult où j’avais rencontré le peintre, à l’occasion d’une exposition de ses toiles. Depuis qu’il me le promettait, je n’y croyais plus, et puis un jour, au téléphone, « j’ai fini, tu peux passer le prendre ». Je marchais de cadre en cadre, sans mes lunettes je n’étais pas sûr de me reconnaître entre tous ces tableaux, « tu t’approches, tu brûles », évidemment, c’était bien moi !
Je n’ai pas accroché mon portrait, je l’ai laissé au sol, au pied du mur chez moi à deux stations de métro de là, comme en instance d’arrivée, ou de départ. Est-ce un vieux goût pour le modern style, les lignes serpentines de Botticelli à Mucha, ou Matisse, j’aime cette façon qu’a inventée Gérard de nous montrer le nouage des traits d’un visage, leur mystérieuse signature. Il n’a fait que promener (avec quelle étrange sûreté) ses feutres l’un après l’autre sur la toile, en commençant par les plus clairs ? J’aurais adoré suivre son travail, voir comment il s’y prenait, à quel moment cela conspirait, basculait dans l’expression du visage, mais l’artiste ne m’a pas montré ses repentirs ni ses secrets de fabrication. Mes petits enfants s’amusent de ces scoubidous de couleur, de ces câbles déballés d’une armoire électrique pour cerner, pour coincer Papoun – ou pour l’éclater ! Car je trouve mon portrait aéré, mercuriel, très humoral aussi, fidèle à ces nerfs, ces veines, ces tendons qui circulent sous la peau, tout ce hardware dont nous sommes provisoirement tressés.
Au Grand Palais en 2009
C’est une tresse de paroles vigoureusement adressées, affectueuses, vibrantes qui a accompagné Gérard au Père Lachaise où Lionel Jospin, Régis Debray, Serge July ou Roselyne Bachelot (toute revêtue de rouge) prirent notamment la parole. Une parole accordée à cette peinture elle-même tranchante, décapante. Sur chaque siège (pour ceux qui purent s’asseoir) se trouvait un tee-shirt offert, avec l’auto-portrait de Gérard en lignes serpentines. Je l’ai enfoui dans mon sac pour le porter dans la bigarrure de l’été, entre les vignes et les cyprès.
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