On en rirait si les faits reprochés au psychanalyste de plateau Gérard Miller étaient sans conséquences pour ses victimes : une dizaine de femmes l’accusent d’agressions sexuelles et de tentatives de viols, notamment perpétrées par le moyen de la mise en hypnose de la jeune femme…
Je crois rêver ; ou je me dis que la psychanalyse est décidément devenue, ainsi maniée par quelques-uns, la farce de notre époque. Car enfin, lors de mes années d’Ecole Normale (1965-1970), j’entends encore Jacques Lacan, le mercredi salle Dussanne, tonner contre l’hypnose en rappelant haut et fort comment Freud avait dû rompre avec cette pratique rétrograde, pour lui substituer la méthode des associations libres et l’écoute attentive du patient. L’hypnose asservit celui-ci en lui retirant la parole ; la « talking cure » en revanche fait appel à ses capacités de verbalisation, de symbolisation ou de figuration, bref l’intronise dans ce qui constitue pleinement son statut de sujet. Telle serait « l’éthique de la psychanalyse », un motif de fierté pour tout lacanien qui la revendique hautement, et se drape ostentatoirement dans cette bannière.
J’ai un contentieux avec le lacanisme, qui remonte un peu plus haut que ces années-là. Quand je n’étais encore que khâgneux, je me rappelle que le père d’un camarade avait entrepris de me coacher, dans l’espoir de créer une émulation qui profiterait à son fils. Nous nous retrouvions donc de temps en temps assis devant celui-ci, dans une pièce qui servait à la fois de bureau au professeur d’université et de cabinet de consultation, car il était affilié à l’Ecole freudienne de Paris, et il y recevait quelques patients. Après quoi nous passions à table pour le déjeuner. Un jour le téléphone sonna, et Jacques (mon camarade) décrocha : c’était, au bout du fil, un certain Lacan qui demandait à parler au maître de maison, à l’occasion du prochain séminaire. À l’écoute de ce nom et de cette voix, qui m’étaient inconnus mais semblaient familiers en ce lieu, Jacques fut pris d’une crise de fou-rire, et tendit l’appareil à son père, lequel s’en empara avec un mouvement de panique, et se mit littéralement au garde-à-vous tout le temps que dura leur conversation.
J’ai souvent repensé à la transformation à vue de celui qui se faisait passer devant moi pour un maître, et que ce « Lacan » réduisait si vite à l’état d’esclave. Et j’ai vérifié cette impression salle Dussanne où le public, largement mondain, qui se pressait au « séminaire » manifestait la même docilité : quel abus de langage d’intituler séminaire une parole aussi unilatérale, qui fermait si totalement la bouche à ses destinataires tétanisés (lacanisés) par le respect ou l’intimidation ! Le discours lacanien, fort abscons et bien fait pour vous plonger dans un labyrinthe de perplexités, demeurait sans répliques ; chacun feignait de comprendre, on ne dialoguait pas avec un tel maître… Mais dès lors, quelle différence d’avec l’hypnose ? J’assistais je crois bien, si j’en jugeais par l’état subjugué de ceux que je côtoyais là, moins à l’exposé d’une doctrine qu’à la transe collective d’une assemblée de fidèles agglutinés autour de leur gourou.
Il se trouve que ma femme Françoise est devenue psychanalyste quelques années plus tard, et qu’elle dut pour cela transiter à travers différentes formations, et « analyses de contrôle ». Celles qu’elle entreprit auprès de lacaniens, à deux reprises, se révélèrent catastrophiques, et elle dut s’éloigner, et construire sa clientèle (et les outils de sa propre cure), en marge de cette « école ». Je crois que, chemin faisant, je comprenais mieux le fonctionnement de celle-ci : l’humiliation de la pensée doctement enseignée rue d’Ulm trouvait sa revanche ou sa contrepartie dans le traitement que les élèves pouvaient ensuite se permettre auprès de leurs propres sujets, patients ou aspirants au même statut ; dans son recrutement et sa transmission, le lacanisme nous apparut comme une cascade de mise sous emprise et de sujétion : j’accepte de dépendre (quelques temps) d’un maître pour à mon tour jouir de ce rôle et en récolter les bénéfices auprès de « disciples » qui, à leur tour… En province où nous habitions, une pareille société, théoriquement vouée à la guérison et à la libération des patients, et entourée de mille précautions oratoires et de révérences, prenait des airs de farce.
Je n’ai jamais frayé rue d’Ulm avec mon condisciple Jacques-Alain Miller, frère de Gérard, qui épousa Judith la fille de Lacan, reçut la charge d’éditer le Séminaire et mit ainsi la main sur un considérable magot, autant que sur une très efficace machine de pouvoir (dont les développements, impulsés par Jacques-Alain, furent notamment spectaculaires en Argentine, terre promise du lacanisme). En revanche, j’étais entre temps devenu l’ami de Mikkel Borch-Jacobsen, alors enseignant à Strasbourg, dont le livre Le Sujet freudien puis diverses publications, notamment Lacan, le maître absolu me renseignèrent mieux sur les ruses et les mille détours de l’hypnose ; on a beau chasser celle-ci par la grande porte, elle rentre par la fenêtre dans l’ordinaire de la séance, sous les espèces du transfert, de l’identification, de la suggestion ou d’un élément de croyance qu’il semble impossible d’éradiquer, et qui constitue d’ailleurs (ou probablement) le ressort de la cure. C’est à la suite de ces réflexions ou lectures que (encouragé par François Roustang qui ne put malheureusement s’y rendre) j’organisais à Cerisy-la-Salle un colloque intitulé L’Hypnose, influence, suggestion, transe auquel participèrent, outre Mikkel, le docteur Léon Chertok et sa fidèle Isabelle Stengers… J’ai souvent tourné autour des phénomènes désignés par ce titre ; je ne peux pas dire que le colloque de Cerisy m’éclaira beaucoup sur leurs mécanismes, que pour ma part, comme acteur actif ou passif, je n’ai jamais pratiqué ; mais dans ma discipline de l’information-communication, j’avais l’habitude de me référer à l’hypnose comme au comble de la communication.
La querelle qui semble m’opposer ici à la psychanalyse ne doit pas m’empêcher de reconnaître tout ce que je dois à celle-ci : Françoise je l’ai dit exerça ce métier, et j’ai pu en vérifier au long de ma vie les bienfaits, ou le bien-fondé. Elle constitue pour moi un immense outil critique ou de culture, je m’y réfère souvent au fil de mes études littéraires, ou de médiologie, et je regrette qu’aujourd’hui l’appel aux textes et aux travaux de Freud semble se raréfier, concurrencés par les avancées des neuro-sciences et de la chimie. Il me semble aussi que trop de psychanalystes ont abusé des ressources d’hypnose, inséparable de cette pratique. J’ai notamment en mémoire le livre particulièrement grotesque d’un certain Godin, sobrement intitulé 5 rue de Lille, où il relate sans rire (ni s’en indigner) mais avec la foi du croyant l’ordinaire d’une cure avec Lacan, aux détails extravagants. Oui, Lacan fut aussi un pitre, et c’était d’ailleurs le titre d’un livre autrement valeureux, Le Pitre, du regretté François Weyergans, lui aussi « en analyse » avec Lacan. J’observe que cette mention valut longtemps blanc-seing, ou passeport pour le saint des saints : le site d’un argument d’autorité et d’une parole sans réplique…
Que Gérard Miller, psychanalyste pour plateaux de TV comme on dit torero de salon, se trouve aujourd’hui en fâcheuse posture, je ne le plaindrai pas. Il a tiré sa science vers une comédie qui, tôt ou tard, montre sa vanité. Mais le titre de Borch-Jacobsen sur « le maître absolu » nous rappelle que Judith Godrèche, ce même jour, vient de dénoncer à France-inter les violences sexuelles que lui a fait subir Jacques Doillon sur un plateau de tournage, alors qu’elle n’avait que quinze ans… Que le psy passé par le maoïsme manie l’hypnose, ou qu’il règne en despote sur le tournage d’un film, l’abuseur joue sur le velours et sa « maîtrise » en effet relève de l’absolu. Jusqu’à ce que la parole retrouvée des victimes bouscule ces soi-disant maîtres ivres de leurs pouvoirs (imaginaires puisqu’ils reposent sur le silence de l’autre), et crève ces vilaines baudruches.
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