L’attentat à la grenade contre un café associatif du Village Olympique de Grenoble, mercredi soir dernier, marque un point de basculement ou une terrible surenchère dans la guerre que se livrent sur le territoire de notre ville divers trafics, devenus apparemment incontrôlables.
Je me remémore que le 31 décembre dernier, nous rendant Odile et moi à un réveillon au centre ville, du côté de Grande rue, nous avions été frappés par l’état de délabrement du quartier, fontaines vandalisées, trottoirs souillés, attroupements bruyants de SDF, maraude de divers dealers, magasins à vendre, climat d’insécurité qui, peu avant minuit, nous incitaient à presser le pas… Qu’est-il arrivé à notre ville (où j’ai habité plus de quarante années, avant d’en déménager pour m’installer un peu au-dehors, sur les hauteurs) ? Qu’est devenue la promesse d’un slogan de l’élection à la mairie d’Eric Piolle, « Grenoble ville apaisée » ? Le nom du maire écologiste s’affiche un peu partout dans la presse depuis mercredi, mais c’est pour dénoncer presque unanimement son laxisme, ou un idéalisme incompatible avec l’état de guerre ouverte marqué par cet épouvantable lancer de grenade…
Voici donc Grenoble, jadis ville-laboratoire fleuron d’une gauche associative et inventive, stigmatisée dans la presse comme la ville des narcotrafics, de l’insécurité due à la guerre des gangs, et conséquemment de l’exode de ses habitants ! Grenoble, Le Mythe blessé s’intitulait déjà, dans les années quatre-vingt dix, un ouvrage approfondi de mon collègue Pierre Frappat, qui analysait les aspects et les causes d’une première dégradation. Il faudrait, confiais-je à Odile en cette soirée de Saint-Sylvestre, réfléchir collectivement, en vue des prochaines municipales de 2026, à un bouquin que nous pourrions intituler Grenoble, Anatomie d’une chute…
Qu’est-il donc arrivé à Eric Piolle et à son équipe ? Quels choix malheureux, quelles négligences ou taches aveugles dans la gestion municipale ont précipité ce pourrissement ? Je me suis attelé à la lecture de son livre (Les liens qui libèrent, 2019), Grandir ensemble, Les Villes qui réveillent, évidemment bourré d’excellentes intentions. Comment celles-ci ont-elles dévié, sur quels points de bascule la générosité, ou le dévouement à la cause publique, se sont-ils retournés en faux-pas ou en effets contre-productifs ? Il sera très difficile pour le maire et son équipe, au vu de la situation actuelle, de défendre leur mandat lors des prochaines élections de 2026 ; une échéance d’autant plus critique qu’elle entache d’un soupçon la capacité des Verts, à Grenoble ou ailleurs, à gérer convenablement leurs villes.
Un numéro bienvenu de Libération, daté du jeudi 13 février (donc non provoqué par l’attentat grenoblois de mercredi soir), faisait justement sa une sur « Les Verts face au dilemme sécuritaire », pour y examiner en pages intérieures les politiques assez divergentes appliquées à Lyon, Bordeaux, Strasbourg ou Grenoble, quatre villes également gouvernées par des Verts. Les déclarations de Piolle reproduites dans ce journal contrastent avec le pragmatisme en usage à Bordeaux, ou Strasbourg, et tranchent par leur radicalisme : interrogé sur les mesures qu’il aurait pu prendre pour enrayer l’insécurité ou la dégradation de l’espace public des rues (n’importe quel visiteur peut noter sur ce dernier point le saisissant contraste entre Lyon et Grenoble), notre maire rétorque sans nuances : « À vrai dire, je m’en fous un peu. Quand il ne reste que des attaques sur la sécurité et la propreté, ça veut dire qu’on a gagné quelques batailles par ailleurs, car on peut toujours se dire qu’une ville n’est pas assez propre, et pas assez sûre ». Les Grenoblois confrontés à l’état actuel de leur ville lui objecteront, à juste titre, la faiblesse de cette échappatoire. Mais le maire d’ajouter : « Face à une situation tendue et au caractère ostentatoire du narcotrafic, des élus de droite et de gauche cèdent sur la vidéosurveillance sans regarder les études. On gigote pôur donner l’impression qu’on ne lâche pas l’affaire, mais il faut résister au tourbillon médiatique. Il y a des fusillades partout ».
Comment Piolle résistera-t-il au présent tourbillon ? Lui qui s’est fait un dogme de ne pas multiplier les caméras de surveillance, qui a renoncé à armer les policiers, contestera-t-il l’efficacité de ces caméras qui ont permis l’identification et l’arrestation rapides d’Owen, l’assassin de la petite Louise ? Et recrutera-t-il encore beaucoup de policiers sans armes, ainsi transformés en cibles ? Les idéesgénéreuses exprimées dans son programme se sont transformées en idéologie ; sa fidélité aux principes en entêtement, voire en déni des dangers qu’il fait ainsi courir à ses concitoyens. Un élu politique n’a pas à demeurer contre vents et marées fidèle à des principes ; on lui demande plutôt d’évaluer en permanence le bon rendement de ces principes face aux successives (et parfois imprévues) situations que son mandat affronte ; et, quand la divergence devient trop évidente, de donner tort aux principes et raison à la situation, ou aux simples faits.
En matière d’insécurité, quel seuil fixer pour déclarer celle-ci tolérable, ou négligeable ? « Il n’y a pas de hausse de l’insécurité, mais il y a une dégradation de la situation autour du narcotrafic. Face à ça, on fait au mieux avec les moyens qu’on a ». Et de se plaindre des « coups de menton » rituels distribués par les ministres qui visitent tour à tour notre ville : « Les ministres viennent instaurer des joutes avec des élus locaux, mais qui est chargé du régalien ? ». Pourquoi Piolle parle-t-il de joutes ? La sécurité n’est-elle pas un bien commun, qui ne relève ni de la gauche ni de la droite, et aussi une responsabilité qui incombe à la fois aux villes et à l’Etat ? L’évitement à cet égard du ministre de l’intérieur vendredi dernier, quand on vit à la télévision Eric Piolle parler avec le personnel du CHU, tandis que Bruno Retailleau s’entretenait avec les habitants du Village Olympique, n’était pas un message de synergie entre la droite et la gauche, le local et le national ; et beaucoup ont dû ressentir qu’en boudant la venue du ministre, notre maire n’affirmait pas une ligne de conviction gagnante pour la fermeté républicaine, mais commettait une faute politique.
Non il n’y a pas des fusillades partout. Mais depuis le printemps 2023, notre ville et son agglomération ont enregistré dix morts et cinquante blessés, au cours d’une cinquantaine de fusillades.
Ville franche, Grenoble a toujours été (paraît-il) une ville violente, ouverte à la gangrène ou accueillante au banditisme. Voici cinquante ans, la collusion de la pègre locale avec la mafia italienne fit la fortune des proxénètes ; il est à craindre aujourd’hui que d’excellentes intentions écologistes, comme l’éclairage des rues mis en sourdine la nuit, pour ne pas « polluer » celle-ci, n’offrent une ombre propice à quantité d’autres trafics.
(À suivre)
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