Je reçois quelquefois parmi mes mails des invitation à devenir « amis » sur Facebook, émanant de femmes aux formes avantageuses et dont la photo cache, en fait, un site de rencontres payantes à caractère pornographique. J’isole de ce trafic (que j’observe sans y participer) cette récente image, assez frappante par la proportion extravagante de cet attribut par excellence de toute féminité, les seins.
Et je dois reconnaître l’attirance que ces protubérances exercent généralement sur moi (comme sur, j’imagine, beaucoup de mes semblables). J’ai conservé ou je partage, à l’égard des poitrines XXL, la fascination des collégiens de Fellini dans le film Amarcord. À condition toutefois de ne pas dépasser une mesure qui demeure mystérieuse. Le trop, quand il est comme ici orgueilleusement, inconcevablement affiché, a vite fait de basculer dans la monstruosité, tuant du même coup le désir qu’on voulait inspirer.
Quelle est la juste mesure des seins ? Il n’y a pas de norme, pas de réponse à cette question qui renvoie au fantasme, aux fantaisies de chacun. Dans le cas de cette image, dont je ne sais si elle relève d’une prothèse, d’un montage de photoshop ou d’une anomalie génétique, la répulsion l’emporte sur l’attirance, trop c’est trop ! Que faire d’un pareil amas de chair, et comment sa porteuse (si elle existe) se débrouille-t-elle pour trimbaler un tel fardeau ?
Il est excitant, il est troublant que les seins avancent au-devant de la femme, comme la triomphante armoire dont parle quelque part Baudelaire ; quand ce trophée semble faire éclater un corsage qui peine à le contenir, et sous leur poids se défait. Quelle est cette chose qui attise tellement la vue dans le passage du ruban à la chair, là où le tissu lutte avec ce qu’il recouvre, et qu’il protège si mal des regards ? Un petit drame se joue quand on devine que toute la raison d’être de cette barrière, provisoire autant que dérisoire, est de céder au moment sublime du déshabillage. Les seins ne se laissent pas contenir, ils se cachent pour mieux s’exhiber mais, curieusement, leur pouvoir d’attraction dépend de ce retard imposé à leur dévoilement : une poitrine nue, telle qu’on en voit dorénavant sur les plages, a tellement moins d’empire sur nos regards que l’ancien bikini ! La séduction exige le tissu gaînant la chair, un drapé ou quelque falbalas. Etrange, paradoxale économie du désir.
Les poupées gonflables et toutes ces demoiselles air-bag promises par les accroches de Facebook ne peuvent donc durablement retenir ce désir, le fixer. Les seins peuvent constituer l’ornement le plus visible d’un corps de femme, ils ne doivent pas écraser celui-ci, supplanter les promesses d’une chair où brillent aussi des yeux, un visage, une chevelure, des mains, deux jambes, une taille ou l’arrondi non moins délicieux des fesses qui tous conspirent à nous attirer. La totalité organique d’un corps réalise une harmonie, peu compatible avec d’excessives excroissances. Quelles que soient les vantardises de la chirurgie esthétique, une silhouette ne doit pas ainsi basculer, ni se laisser à ce point tyranniser. Une séduction vraie ne supporte pas l’inflation, ne gagne rien à la démesure.
Je songe que cette image rejoint, pour moi, la problématique de l’hubris souvent évoquée sur ce blog : comment ne pas aller trop loin ? Où est la juste mesure ? La photo (déjà postée ici, https://media.blogs.la-croix.com/combattre-la-demesure/2019/08/26/ ) du paquebot de croisière écrasant, par son gigantisme, la délicate architecture de Venise relève un peu du même effet : à voir certaines poitrines de femmes fendre la foule avec l’autorité d’un vaisseau amiral parmi les flotilles de pêche, je me dis que ces nefs, pour que le charme opère, doivent respecter entre elles une certaine échelle, qui conditionne aussi l’échange et favorise la conversation. Nos corps par leurs proportions, leurs comportements, entretiennent une secrète civilité que fracasse sans retour la monstruosité digne des foires de mon enfance, où l’on exhibait celle-ci à grand renfort d’affiches racoleuses et de rideaux crasseux.
L’être humain, à moins de basculer dans l’hubris, ne peut se réduire à la quantité de son avoir : celui ou celle qui n’a rien de mieux à faire valoir qu’une excroissance quelconque, de biens comme de seins, nous répugne assez vite, comment peut-on durablement s’identifier à de tels fétiches, les brandir avec cette fierté ? Dans Le Banquet de Platon, dialogue consacré on le sait aux définitions de l’amour, Socrate avoue plaisamment le charme sur lui des appâts d’Alcibiade, assis en bout de table, qu’il ne peut détailler ni nommer autrement que comme des agalmata, des saillances ou brillances dans l’apparence de ce jeune homme qui mobilise tous ses regards. Entre eux les traits de la séduction voltigent, mais se laissent mal isoler. Et c’est cela aimer ou désirer : ne pas savoir pourquoi, en quoi tel corps nous engage, nous entraîne dans de longues rêveries…
Je ne connais pas beaucoup de littérature sur les seins, un sujet digne pourtant d’inspirer les édrivains capables de se risquer sur les rivages de leurs fantasmes. Deux livres, de Ramon Gomez de la Serna et de Philippe Roth, me sont rapidement tombés des mains ; une chanson en revanche m’a frappé, celle où Jacques Brel (« Le gaz ») compare les seins de la généreuse hôtesse à des soleils puis, la voix enflant comme souvent chez lui jusqu’au tonitruant vertige, à des trottoirs… Magnifiques emballements de l’oralité, que le magicien du Plat pays savait si bien déchaîner – et dont par la cigarette (substitut du sein perdu ?) il mourra.
Carmen, prénom immortalisé par le plus beau des opéras, c’est en latin un charme où l’on entend un poids de chair : la cantatrice qui tiendrait ce rôle sans en avoir les formes sensuelles, les appâts, échouerait à nous entraîner.
Mais quelle est l’alchimie du vrai charme ? Une image brutalement érotique en regorge, il serait hypocrite de le nier, mais elle opère à court terme, ou sur le mode du chien de Pavlov ; et le goût qu’elle suscite, ou excite, peut tourner assez vite au dégoût. Tel est peut-être le message que véhicule l’icone, assez ironique au fond, au départ de ce billet : la fille y prend l’homme (ou le collégien que celui-ci n’a cessé d’être) au mot de son désir, tu en veux toujours plus eh bien voilà, de quoi enfin te satisfaire ! La matronne d’Amarcord sait bien que le gamin n’a pas l’emploi de cette chair tant convoitée et que, écrasé par les seins, il va vite abandonner une partie qui le dépasse.
Amarcord, la « Gradisca » se marie
Le rire de Fellini n’en finit pas de rouler, de s’écheveler en farandole sur la plage.
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