Hamlet, reprise d’enquête

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 Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet,

Le Dialogue de sourds

(Minuit 2002, rééd. poche 2014)

 

Pierre Bayard dans ce livre commence par se pencher sur l’énigme du même : quand pouvons-nous dire, ou comment nous assurer, que nous parlons bien de la même chose ? On connaît sur ce sujet la classique aporie de notre nomination des couleurs : quand nous disons que nous voyons ou reconnaissons du « rouge », savons-nous vérifier que les différents locuteurs jouissent de la même expérience sensorielle ou mentale ? Sans parler de l’infini jeu des nuances perceptives qui entourent d’un halo chaque couleur, comment être certain que le mot « rouge » nomme pour chacun la même ?

On pourrait, à l’appui de ce soupçon, mentionner la vogue récente d’un titre proposé par Badiou, « de quoi X. est-il le nom ? ». Il s’agit certes dans cet exemple de mettre en cause les usages d’un nom propre, mais les noms communs ont la même labilité, ou faculté d’amalgame : comment fixer le sens ou les contenus que chacun met « sous » les mots qu’il emploie ? Words, words, words… La pièce Hamlet, et la psychanalyse quand elle s’en empare, renchérissent considérablement sur les malentendus propres à l’échange le plus ordinaire : cette pièce où le meurtre s’opère en empoisonnant une oreille n’est-elle pas par excellence celle de l’écoute faussée, ou clivée ? Et Elseneur le royaume du malentendu, voire, autour des interprétations pullulantes de cette pièce, le festival toujours recommencé des dialogues de sourds ?

Personne ne voit le même film, n’entend la même musique, ne lit le même journal – qand bien même ce seraient « les mêmes » : trop de projections imaginaires, d’associations d’idées, d’interprétations privées et de métaphores phagocytent notre perception. Personne ne voit ni ne lit le même Hamlet. Pierre Bayard part de cette observation familière à nos études de communication, et la pousse très loin en s’appuyant sur la remarque provocante du critique généticien Louis Hay, « Le texte n’existe pas ». Cette boutade résonnera, pour une oreille lacanienne, avec le fameux « Il n’y a pas de rapports sexuels », entendez pas de rapport qui ne soit intimement surdéterminé par les boucles-retour du narcissisme, de l’auto-érotisme ou du cinéma intérieur par lesquels le désir des amants interpose dans la conjonction physiquement indéniable des corps sexués une distance ou un tumulte imaginaire, qui compliquent de mille façon le commerce des organes. En bref, on aura beau distribuer à chacun le même exemplaire d’Hamlet pour en faire l’étude, chaque lecteur-spectateur en tirera une pièce différente. Chacun lit et vit dans sa bulle ou somnambuliquement, et même quand ils se disent éveillés (Héraclite) les hommes n’habitent pas le même monde.

Pierre Bayard éclaire particulièrement ce point par l’exemple de la syllepse, cette figure de rhétorique qui consiste à emboîter dans le même mot (ou signifiant) deux signifiés différents, en prenant par exemple l’un au sens propre et l’autre au figuré : « Brûlé de plus de feux que je n’en allumai » (Racine) condense dans le signifiant central deux acceptions bien différentes. Parlerons-nous avec la syllepse d’un degré fort voire absolu de la rime ? Cet exemple nous confirme la déconcertante labilité des choses sous les mots, et qu’il ne suffit pas d’articuler nettement chacun pour découper avec la même précision, dans le fleuve sémantique sous-jacent, des unités également pertinentes. Le travail de condensation, de déplacement et de figuration (les trois opérations canoniques du rêve) semblent à l’œuvre dès le moindre énoncé ; l’inconscient accompagne en permanence nos opérations de sujet parlant, dédoublé ou clivé par son énonciation.

Borgès avait-il démontré autre chose dans sa fable si judicieusement ourdie de « Pierre Ménard auteur du Quijote » ? La même phrase tirée du livre, ou plutôt laboreusement reconstruite à la lettre près par le savant nîmois, n’a pas « le même sens » sous la plume de l’un ou de l’autre.

A quoi sert donc la critique ? Le discours critique invente son texte, et il aide du même coup l’auteur à compléter le sien ; un poème, un roman naissent inachevés (grande catégorie aragonienne), le critique en profite qui ouvre à l’œuvre des espaces ou plutôt des vies supplémentaires, en jouant de son incomplétude. Mais il est vrai que ces critiques, à partir du moment où elles sont inventives, auront du mal à dialoguer : c’est ainsi que concernant Shakespeare, Lacan et Girard ont produit des analyses également éclairantes mais peu compatibles, ou qui du moins peinent à s’articuler. Car – argumente Bayard – il n’y a pas de progrès en critique, la lecture de l’un ne s’ajoute pas à l’autre pour la préciser ou la perfectionner. Les mondes sont cloisonnés ; Lacan ou Girard ont coulé le texte de Shakespeare dans une autre langue que la sienne, celle où lui-même s’imaginait écrire.

Il y a cependant une supériorité à porter au crédit de l’approche psychanalytique, c’est son acuité dans l’écoute justement des glissements et des lapsus sémantiques, dans son intuition pour la mésentente. Au point que la théorie elle-même, et sa prétention à se réclamer de concepts dans l’exercice de l’interprétation, peut faire sourire. Comment ne pas douter, par un tour d’écrou supplémentaire donné à la théorie à partir des postulats de la théorie même ? Comment celle-ci s’unifierait-elle à partir de cas qui ont à peu près la forme de ces nuages que dans la pièce Hamlet propose à Polonius d’interpréter, ne sont-ils pas tour à tour belette, dromadaire ou baleine (III, 2) ? Comment stabiliser, ou isoler du mouvement général, un corpus métalinguistique qui planerait sur les énonciations toujours changeantes des sujets en proie à leurs désirs ? Le désir théorique de Freud lui-même serait-il indemne de projections, de rivalités mimétiques et de laborieuses métaphores ?

Marie Balmary, Monique Schneider, François Roustang ou Mikkel Borch-Jacobsen ont insisté diversement sur cette prétention et ses pièges, et j’ai moi-même, jadis, consacré à ce joli tour d’une science des rêves qui n’est elle-même qu’un rêve un ouvrage, Le Fantôme de la psychanalyse, Critique de l’archéologie freudienne (Presses Universitaires du Mirail, 1991), qui s’ouvrait par un prologue shakespearien, « Répéter Hamlet », ambitieuse tentative digne d’une meilleure cause, car aussitôt naufragée dans l’indifférence générale d’une acoustique proche du zéro, d’où parlais-je ? Et pour nouer quel dialogue qui ne soit de sourds ?

imagesLapin-canard de Jastrow

A l’appui de cette expérience familière du dialogue de sourds, Pierre Bayard pourrait invoquer la religion, ou le soi-disant « dialogue des cultures » ; il préfère s’en remettre à un long détour par les paradigmes de Kuhn, qui a particulièrement réfléchi en épistémologue sur les ruptures et les incompatibilités des visions successives apportées par la science. Un géo- et un hélio-centriste n’habitent pas le même monde, et au lever ou coucher du soleil tous deux ne voient pas la même chose ; de même sur tel dessin de Jastrow dont la Gestalttheorie fit grand usage, on discerne tantôt un canard et tantôt un lapin mais pas les deux à la fois. On n’interprète pas différemment le même objet, argumente Bayard, on voit deux objets différents, sans méta-point de vue ou horizon de réconcilation possible. Nos communautés d’interprétations (parfois réduites à la singularité d’un seul) sont aussi closes sur elles-mêmes, et impénétables, que celles des croyants.

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Idem !

Tout ceci constitue, dans ce livre stimulant, le préambule à une nouvelle interprétation d’Hamlet particulièrement suggestive, voire renversante et que, pour ménager la curiosité du lecteur, je préfère ne pas révéler ici. Pourquoi m’être emparé aujourd’hui de l’ouvrage de Pierre Bayard ? Avec la sortie du mien, je vais (pas plus tard que mardi prochain 2 février, lors d’un débat au Pen-club) affronter un prévisible dialogue de sourds : entre les stratfordiens et les anti-strates (parmi lesquels je me range), est-il possible d’argumenter ? Entre ceux qui persistent à affirmer que Shakespeare-est-Shakespeare et ceux qui, par exemple, proposent John Florio, d’origine italienne et juive, existe-t-il un monde commun ? Je l’ai cru tout le temps que je rédigeai mon livre, mais depuis que j’en parle ou en écris un peu ici ou là, le doute m’a saisi : quelle chance avons-nous de convaincre nos adversaires, ou simplement d’obtenir d’eux une minute d’attention qui ne soit pas feinte, ou condescendante ? Quelle compatibilité critique entre nous, ou plutôt quel « nous », quelle communauté de la recherche  ou de la pensée ? Nous verrons bien, et je me propose de relater sur ce blog les péripéties de la réception de mon petit livre, d’y consigner cette expérience grandeur nature sur les chances du dialogue, ou de la confrontation aujourd’hui.

Le très grand intérêt de repartir, pour tout ceci, d’Hamlet est de réfléchir, avec Pierre Bayard (mais aussi avec Jacques Derrida qu’il ne cite jamais) au passage du spectre, et aux tangages que son sillage entraîne. La pièce s’ouvre sur des remparts où les observateurs en faction ne voient ni n’entendent pas exactement la même chose ; l’un deux en particulier s’avance plus loin que ses compagnons, pour voir monter d’entre les tombes le spectre horrifique d’un père qui lui fait en privé quelques révélations assez spéciales – mais où s’arrêtent et comment se distinguent l’hallucination (chose privée) et la spectralité (apparemment mieux partageable) ? Que veulent dire voir et entendre au théâtre, et qui voit quoi dans ce spectacle spectral ? Comment départager ou attribuer au fil de la pièce les moments spectraux et ceux d’une vision nettoyée, ou loud and clear ? Pourquoi Claudius qui assiste sans broncher à la pantomime ne réagit-il qu’à « la Souricière », dont le texte parlé le frappe lui aussi à l’oreille ?

La reprise d’enquête proposée par Pierre Bayard est passionnante, mais elle rebondit aux murs du labyrinthe nommé Elseneur avec une telle force d’échos que la plupart sans doute se hâteront de refermer ce livre inquiétant, déstabilisant. On connaît le goût de Pierre pour les bonneteaux critiques, et sa façon ironique d’en retourner les cartes. Que n’a-t-il fait un pas de plus, et porté le fer de sa question au niveau de l’identité de Shakespeare soi-même ! « Killing the king », on tue dans les tragédies un roi, on (Claudius ? Pas si sûr) tue un père… Et on se retiendrait de toucher au père de tout ceci, l’auteur ? Pierre Bayard, encore un effort !

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3 réponses à “Hamlet, reprise d’enquête”

  1. Avatar de Cécile d'Eaubonne
    Cécile d’Eaubonne

    Merci pour votre texte ! Le ton m’enchante … Non pas à cause de l’énigme qui vous préoccupe, mais par ce qu’il évoque pour moi la difficulté de  » nouer un dialogue qui ne soit de sourds « . Et le dire, c’est ouvrir l’espace d’une confiance possible. Je parle de la vie. Pas d’un espace de théâtre … Encore que … Vie et théâtre se confondent parfois, pour le meilleur ou le pire.
    Je suis allée voir ce qu’ėtait un bonneteau. Le hasard est-il à craindre ?
    A vous lire, encore.
    A bientôt. Cordialement

  2. Avatar de Cécile d'Eaubonne
    Cécile d’Eaubonne

    Merci pour votre texte ! Le ton m’enchante … Non pas à cause de l’énigme qui vous préoccupe, mais par ce qu’il évoque, pour moi, la difficulté de « nouer un dialogue qui ne soit de sourds ». Et le dire, c’est ouvrir l’espace d’une confiance possible. Je parle de nos vies. Pas d’un espace de théâtre … Encore que, Vie et théâtre se confondent parfois, pour le meilleur ou le pire.
    Je suis allée voir ce qu’ėtait un bonneteau. Le hasard est-il à craindre ?
    A vous lire, encore.
    A bientôt. Cordialement

  3. Avatar de Mermed
    Mermed

    Mon commentaireBonjour
    je vous adresse un poème autour de Hamlet/Hamnet . Si ces pauvres mots retiennent votre attention vous le trouverez lundi (24 Mai) sur mon blog, ainsi que beaucoup d’autres: épanchements maltés – https://blog.holophernes.com
    J’ai écrit beaucoup autour de poètes, la Bible, le Tao… Bonne lecture
    ‘C’était en 1596,
    le 11 Août, j’étais avec toute la troupe,
    les Chamberlain’s men,
    avec Richard Burgrave
    et aussi avec George Bryan et Samuel Cross,
    à Faversham,
    peut-être était-ce à Bath,
    après que les chiens de l’île*
    nous avaient chassés de la ville.
    On enterrait mon fils à Stratford,
    il avait été baptisé le 2 Février de l’année 1585 –
    je n’ai pas écrit de sonnet comme Ben
    quand son fils est mort,
    je lui ai bâti un monument de mots,
    une pièce que j’avais déjà écrite,
    du temps de l’insouciance,
    une pièce que j’avais reprise de vieilles histoires,
    où l’on parlait d’un prince Danois,
    Hamlet,
    l’enfant de mes mots,
    pour mon fils Hamnet.’

    * The Isle of Dogs pièce perdue de Thomas Nashe et Ben Jonson jouée au Swan Théâtre en Juillet 1597. Satire très vigoureuse contre les courtisans qui entraîna la fermeture des théâtres de Londres pendant plusieurs mois.

    *Hamlet;  Shakespeare a vraisemblablement écrit un premier Hamlet en 1584, soit un an avant la naissance de Hamnet; la pièce que nous connaissons aujourd’hui a été écrite après la mort de Hamnet et jouée pour la première fois dans le courant de l’hiver 1599-1600. 

    © Mermed 

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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