C’était vendredi 21 mars dernier journée de l’arrivée du printemps, mais surtout de la venue d’Alain Souchon avec ses deux fils au Summum de Grenoble, une de ces très belles soirées au cours desquelles chacun vérifie à quel point certaines chansons mystérieusement nous habitent, où nous sont devenues indispensables ; et je songeais, en voyant s’écouler la foule (pour le coup très sentimentale) hors de l’enceinte du concert, que chaque atome de cet énorme public (3000 personnes se pressaient ce soir-là pour l’entendre) emportait dans la nuit une parcelle de ce répertoire : les quelque vingt-cinq chansons reprises ce soir-là roulaient dans nos têtes où elles composaient un nuage de lucioles, un bagage ou une ressource intime de lumière, de chaleur qui parle à toutes les générations, et qu’on n’est pas près d’épuiser, d’oublier.
C’est la troisième fois que j’assistais à un concert de Souchon, venu d’abord avec Laurent Voulzy à la fin des années soixante-dix au Stade de Glace, puis seul au Summum où il ouvrait la soirée par « Chanter c’est lancer des balles », et maintenant avec ses deux fils, Pierre l’aîné surnommé « Petit pois », et « Ours » son cadet qui remplacent tous deux l’orchestre en soutenant leur père de leurs voix, d’un piano et de leurs guitares. Belle image de la transmission, et d’une solidarité heureuse que salue aussi le public, ces chansons connues par cœur et que nous reprenons avec entrain quand leur auteur nous tend son micro surgissent d’une famille, et elles font pour chacun un peu famille à leur tour…
J’avais, à la suite du deuxième concert, écrit pour la revue Esprit ce commentaire dont je ne sais s’il figure déjà sur ce blog, « Alain Souchon, lanceur de balles », je le reproduis ici en attendant de revenir plus longuement sur l’art si singulier que ces chansons mettent en œuvre.
« Les entrées des chanteurs ne se ressemblent pas. Lors d’une tournée de 1992, Johnny avait imaginé pour la sienne une machinerie compliquée d’ascenseur ; on voyait dans une colonne vitrée descendre du ciel une cage, qui révélait d’abord l’ombre de la star prise dans cette gigantesque seringue que les projecteurs découpaient a giorno. La sono et les éclairages grandiloquents accentuaient l’effet du deus ex machina, on assistait au débarquement d’un Olympien cousu de cuir et maître de la techno, à moins qu’on ne songe à la métaphore grandeur machine d’une injection de drogue. Lors d’un autre tableau, Johnny pénétrait sur la scène en chevauchant une lourde moto dont il laissait rugir le moteur, le temps de se recoiffer et de jeter le peigne au public, comme un os à des chiens.
« À ce dispositif écrasant s’oppose point par point le lever de rideau d’Alain Souchon. Lui se glisse en espadrilles entre ses musiciens qui préludent, les mains chargées d’une provision de balles multicolores qu’il expédie d’un geste amical aux quatre coins du public en fredonnant comme pour lui-même un air de son dernier album, « Chanter c’est lancer des balles…». Souchon ne profite pas de la scène pour en imposer, il ne cherche aucun rapport de force ni de fascination, mais une relation de complicité avec une foule comme lui sentimentale : chanter c’est gonfler en ballons de couleurs les sentiments qui nous habitent, chanter c’est se faufiler avec une élégance de chat à travers la brutalité ordinaire, chanter c’est bercer des salles.
« Si tout public compose un être spontanément régressif, Souchon a une manière bien à lui de faire que chacun, abrité dans le collectif, renoue avec un état d’enfance. Plusieurs de ses titres ressuscitent la voix et les émois du gosse qui préfère résolument ses jeux à ceux des grandes personnes. Des succès comme J’ai dix ans, ou Jamais content disent rageusement le refus de grandir. Souchon ne se contente pas d’évoquer nostalgiquement l’enfance comme font la plupart des chanteurs, il lâche des blocs d’affects non digérés, des grumeaux de mémoire qui ne s’intègrent pas au fil narratif, au patient travail du souvenir mais qui, comme des buttes-témoins, émergent ou insistent ; il cale sur certaines positions indépassables comme si la colère, le dégoût, l’ennui, la tendresse ou la peur n’avaient pas d’âge et demeuraient à jamais inéducables.
« Nous venons au monde en état de détresse, répètent les psychanalystes, et notre inconscient demeure zeitlos, insensible au temps autant qu’aux articulations secondaires (logiques et langagières) qu’on appelle culture. Certaines chansons de Souchon font sonner très haut cette orgueilleuse détresse, qui fuse et s’exprime mais ne se laisse pas cultiver ; un fond primaire remonte à la surface et déforme un discours soudain haché et concentré, rebelle aux avenues de la syntaxe et de la mélodie ; et les mêmes affects innervent en direct la posture du chanteur qui saute en l’air, s’assied par terre, lorgne sous les jupes des filles ou lance des balles. On entend et on voit chez Souchon, comme à cerveau ouvert, l’anatomie de la pulsion, son destin ou sa trajectoire le temps d’une chanson, son impact réorganisateur sur les formes apprises du comportement et de l’expression de soi. Cette expression plus directe n’est pas simple, au contraire : il peut s’avérer aussi difficile de chanter les paroles et les mélodies sophistiquées du Bagad, de Manivelle ou déjà de Petit pois (le surnom de son fils Pierre), qui contiennent en germe ces éclats d’une révolte enfantine, aussi difficile que, disons, mettre en mots l’un de nos rêves.
« C’est qu’ici le bizarre mariage ou le ménage (la ménagerie ?) des mots et de la musique affecte en profondeur les conditions du récit, comme en un rêve. Souchon ne raconte pas des souvenirs ni des scènes, il préfère se brancher en direct sur l’inconscient ou le désir primaire, et son récit ne s’en trouve pas désarticulé mais autrement agencé, avec des syncopes comme ce puits où bascule Alice, des sourires sous les moustaches des chats et quelques lapins blancs. Sans avoir l’air d’y toucher, Souchon traduit par ses trouvailles mélodiques (largement dues à Laurent Voulzy) et son verbe ébouriffé un monde dans un autre, il explique l’homme à la femme, l’enfant aux parents, la pulsion aux mots ou le sommeil au soleil.
« La grande chanson (de Piaf, Trenet, Brel, Cohen, Brassens ou Souchon) ne vient pas après coup nous raconter ce qui s’est passé, elle ne se contente pas calmement de représenter mais elle participe et agit, elle fait ce qu’elle dit comme il arrive que la poésie ou le théâtre, parfois, nous fassent accéder à une expérience unique : par elle nous entrons dans la ronde, nous échangeons des balles.
« Quelques titres de Souchon esquissent un roman exotique, ou jouent sur la traditionnelle nostalgie de l’objet possédé puis perdu, Casablanca, Sommerset Maugham, C’est déjà ça… Ce registre semble inhérent à l’art de la chanson, qui exhale spontanément la plainte et embellit le souvenir des petites patries de l’enfance ; Nino Ferrer avec Le Sud, Claude François avec Alexandrie ou Enrico Macias ont illustré non sans bonheur ce topos compensateur. Mais les souvenirs de Souchon semblent plus roués ; pour goûter les thèmes de Casablanca, ville natale du chanteur, il faut avoir en tête le chef d’œuvre cinématographique du même nom de Michael Curtis ; de même les « histoires pour dames / de Sommerset Maugham » parcourent le labyrinthe bifurqué ou le billard à trois bandes d’autres nostalgies.
« Dans ces chansons kaléidoscope, les souvenirs heureux ou malheureux s’éclairent en s’accrochant à des films, musardent du côté des livres ou d’autres chansons (de Robert Zimmerman ou de Lennon Kaput)… Ni trépidant adolescent (Clo-clo) ni pied-noir de charme (Macias), Alain Souchon est trop savant pour s’enfermer dans un genre, trop exigeant mais en même temps sauvage, imprévisible. Ses chansons du même coup ne touchent pas un public ni un âge ciblé mais les traversent tous ; et dans une même famille elles retiendront chacun par des aspects différents, et également forts, par le cri primaire ou par une élaboration secondaire subtile, sophistiquée.
« Il faut dire à cet égard la frappante intelligence d’un grand nombre de ses textes, et la justesse des thèmes. Ces chansons analysent notre époque, laquelle semble s’y reconnaître quand elle reprend à Souchon plusieurs formules ou observations bien frappées qui deviennent proverbes, ou mots de passe. Allo Maman bobo, Bidon, On avance, Papa mambo (« On est foutu on mange trop »…), résument avec la condensation du trait ou du mot d’esprit de longs développements qu’on pourrait lire chez un moraliste, ou un sociologue des temps postmodernes.
« Le sujet de plusieurs chansons mériterait à lui seul un commentaire développé ; Souchon s’implique dans ce qu’il dénonce et il apostrophe chacun du dedans, dans une mêlée fraternelle. Les paroles du Bagad de Lann Bihoué (peut-être sa plus étourdissante chanson) semblent adressées à son frère, mais cette poignante méditation sur l’avortement des grandes espérances touche à l’intime le rêveur en chacun ; Rame propose un splendide canon, que la foule des concerts reprend facilement en choeur pour dire à pleins poumons l’impossible évasion hors d’une vie ou d’une rivière trop lentes, ou le désir contradictoire d’habiter ici et ailleurs. Mais écoutons mieux : « Amours cordons ficelles serrées », la syntaxe ne coule plus et la voix racle le sable, la phrase devenue nominale juxtapose les mots à la façon dont un jeune enfant, ou un étranger aux prises avec la langue, tenterait de se faire entendre. Les verbes d’action de même peuvent connaître ou présenter d’étranges distorsions, « on nous Claudia Schiffer / on nous Paul-Loup Sulitzer », qui fait quoi au juste ? Quelle est cette étrange façon de maltraiter quelqu’un ? Par ces détournements, ou par les collages de noms de marques (Caterpillar /eau de Shalimar), les porteurs du danger revêtent comme dans un rêve les masques les plus surprenants.
« Ou encore c’est un désir très général qui justifie ce « on » : L’amour à la machine aimerait bien « ravoir les couleurs » mais comment être et avoir été, comment revivre indéfiniment l’émerveillement des premières fois ? Ces chansons clament une utopie qu’on dira enfantine ou primaire mais très répandue, celle du désir qui ne renonce à aucune position et qui voudrait que les ballons restent en l’air, que nos amours toujours légères ne pèsent pas, ne s’excluent pas, et surtout que le temps sur nous n’ait pas de prise… Et la foule décidément sentimentale et primaire l’acclame en retour, et rugit de reconnaissance.
« Avec la grâce de la vigie en apesanteur perchée dans la voilure, ou debout à l’extrémité du ponton, le chanteur s’incline vers la houle en agitant le sémaphore de ses bras. »
(Extrait d’un article paru dans la revue Esprit, numéro de juillet 1999 dirigépar Paul Garapon, « La chanson, version française ».)
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