Hulot idiot utile ?

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Il faut pour comprendre cette expression la replacer dans la grande époque où le Parti communiste attirait à lui nombre d’intellectuels ou d’artistes séduits par sa politique ; sans faire eux-mêmes le saut de l’adhésion, ces « compagnons de route » contribuaient par leurs prises de position favorables à donner aux communistes une brillante caution. Parmi ces derniers en revanche, nombre d’esprits sectaires méprisaient plus ou moins ouvertement ces belles âmes qui fréquentaient le Parti en gardant leurs distances, ou se contentaient d’opiner sans davantage militer. Gide fut par excellence, avant son fracassant Retour d’URSS de 1937, l’un de ces « idiots utiles » ; et je dirai qu’Aragon lui-même, quelles qu’aient été la force et la loyauté de son adhésion, ne dépassa pas ce rôle aux yeux d’un Marty ou d’un Lecoeur. Militant trop cérébral, trop passionnel et sensible aussi, il cadrait mal avec le dogmatisme d’apparatchiks qui vivaient leur engagement comme l’élan d’une locomotive lancée sur les rails de la toute-puissante dialectique marxiste-léniniste.

Les temps ont changé et les situations ne sont pas comparables ? La surdité idéologique et les calculs des capitaines d’industrie et des hommes de pouvoir n’ont pas diminué pour autant ; non plus que la toute-puissante logique d’un marché décidé, au nom du profit, à laminer avec quel cynisme parfois (Monsanto !) ses adversaires sur son passage. Je me demande donc, en écoutant les poignantes paroles de Nicolas Hulot acculé à la démission, s’il n’aura pas été durant les dix-sept mois de son action systématiquement entravée au Ministère l’idiot utiled’un gouvernement et d’un Président happés par la logique néo-libérale et le service à court terme du Capital. Hulot, qui de son propre aveu a perdu la majorité de ses arbitrages, aura-t-il fait mieux que verdirsuperficiellement un régime accueillant à son appoint de façade, mais indifférent et intimement sourd à ses combats ?

Ou plutôt, je ne sais comment décider entre les versions contradictoires de son bilan. Les « petits pas »  que lui-même met en avant, tantôt pour se défendre aux yeux de lui-même et de ses amis, et tantôt pour déplorer leur dérisoire insuffisance, sont-ils une façon crédible d’appliquer la feuille de route définie au départ ? Allaient-ils dans la bonne direction, ont-ils eu des effets décisifs ou payants ? Ou  bien, si j’en crois les sévères paroles du Professeur Dominique Bourg dont l’expertise semble unanimement respectée, y a-t-il une contradiction radicale entre l’écologie et une économie dominante qui persévère avec ses œillères à détruire, au nom de l’enrichissement comptable, la richesse de nos « communs » ? L’intérêt vraimentgénéral défendu par l’écologie est-il compatible avec les intérêts à court terme, ou à courte portée, toujours mis en avant par les défenseurs du marché ? Est-ce tout le logiciel actuel de nos décideurs qu’il faudrait changer, politiciens, chefs d’entreprise, FNSEA, représentants des grands corps de l’Etat, mais aussi électeurs consuméristes attachés à leur statu quo…, pour commencer enfin la lutte contre le réchauffement climatique et l’écrasement de la bio-diversité ?

Face à cette coalition des inertes, Nicolas Hulot s’est déclaré dramatiquement seul. Ce n’est pas forcément exact, mais son constat amer rejoint l’étymologie de ce mot, idiot en grec, qui désigne celui qui est seul à dire ou penser certaines choses. Confronté au discours et aux attitudes dominantes, l’écologiste depuis le début demeure un peu l’idiot de la famille, le sympathique marginal qu’on peut sans doute écouter mais sans trop lui accorder, et en ne mettant surtout pas en application des propos qui ne doivent ni ne peuvent tirer à conséquence. La majorité de ceux qui pensent et décident n’est pas prête à regarder, à désirer de ce côté-là.

Il y aurait beaucoup à dire, après Dostoïevski mais aussi Clément Rosset (ou Guy Béart chantant « La Vérité », me souffle Odile) sur la fonction heuristique des paroles de l’idiot ; et comment les grandes évidences qui iront plus tard de soi ont commencé en mineur, en minable « idiotie », si nous songeons au christianisme, ou dans le champ scientifique à Galilée, à Giordano Bruno, à Semmelweis… Ranger Hulot dans ce camp ne l’accable pas mais au contraire le grandit : son courageux discours de démission était pathétique et nos politiciens à sang froid n’aiment pas le pathos ; ceux qui baignent à longueur de temps dans « les eaux glacées du calcul égoïste » craignent cette chaleur communicative, cet enthousiasme peu protocolaire. Les commentateurs qui relèvent la nervosité de Nicolas Hulot, sa fragilité émotionnelle, et qui mettent sa décision sur le compte d’une défaillance psychologique, ou qui soulignent à l’envi son absence de « tête politique » (un reproche qu’on ne fera pas à son successeur), se rendent-ils compte de l’aveu catastrophique touchant leur propre rapport à la politique, ou à la conduite des affaires humaines ?

Rarement comme en ce 28 août au matin on aura vu un homme, apparemment seul en effet, aux prises avec le monstre froid du Léviathan. Salutaire pédagogie, intense moment de radio… Mais rassurons peut-être notre ancien ministre : tu n’es pas seul, Nicolas !

4 réponses à “Hulot idiot utile ?”

  1. Avatar de JCS
    JCS

    Cher Daniel
    Merci pour tes deux article dont je partage le fond et l’importance de cet interview de N Hulot.
    Je m’étais interdit de regarder la vidéo sur You Tub pour prendre distance et je viens de la visionner à la suite de la relecture de tes deux articles.

    Il y a 50 ans en 1968 il aurait été impensable de vivre un tel événement. Cette vidéo me parait un marqueur essentiel de la libéralisation de la parole politique qui va de pair avec la multiplicité des scandales découverts. Sur ce plan la démocratie a vraiment progressée, ringardisant quelque peu les média papiers, radio et TV engagés dans une course à l’émotion pour assurer leur survies économiques. Cette vidéo est le contre exemple parfais de leurs productions quotidiennes.

    Il y a environ 50 ans, trois livres allaient profondément marquer ma vie : Halte à la croissance du club de Rome, la convivialité de Y Illich et le Choc du futur de A Tofler. Paradoxalement pour cette époque, je m’étais complètement détaché sur le plan politique, de mes amis « écolos » en partance pour le Larzac.

    Je trouve aujourd’hui les propos de N Hulot inscrit dans la même sphère idéologique monolitique et mono visée de l’écologie politique de nos jours. Ce n’est pas le dualisme politique entre le combat noble et long terme du dérèglement climatique et le reste de la politique court-termiste. C’est beaucoup plus compliqué et complexe. D’ailleurs il exprime à un moment donné que le dérèglement climatique est déjà en route. Nous pourrions même dire que ce que nous vivons aujourd’hui en terme de réchauffement moyen et de variation à fortes amplitudes sur de courtes périodes est ce que nous avons produits comme effets il y a 50 ans (cf la fonte des glaciers, mais il n’y a pas que les actions humaines à prendre en compte)

    Le problème climatique comporte comme les autres problèmes politiques des exigences d’action à très court terme comme les migrants et les pesticides valables sur le plan national et européen, des actions à moyen terme et des actions a long terme. Le facteur énergie nucléaire me parait être surtout un facteur émotionnel qui fait mouche sur la population car ce qui a été induit en Allemagne par l’abandon du nucléaire est un remède sans doute pire que la maladie….

    Nous vivons une métamorphose de notre société occidentale induite par une avancée incontrôlée des innovations technologiques portées par les flux économiques qui produit des problèmes et des ruptures d’équilibre pour grands nombres de citoyens :
    mutations numériques, éducatives, urbaines, climatiques, professionnelles, familiales… de même ampleur de gravité et impactant toutes le très court terme le moyen terme et le long terme dans une perspective systémique et multifactorielle. Les écologistes politiques n’ont jamais pu prendre cela en compte. N Hulot en rend compte dans cet interview et questionne pourquoi il se retrouve seul CQFD….

    La montée des intégrismes et radicalisation violentes ne concernent pas que les systèmes religieux. Ils sont des indicateurs de désespérances de minorités en perte de pouvoir et de représentativité. Le seul clivage transnational entre le monde rural déserté et la fragilisation des métropoles où se produit et se gagne l’argent engendrant la monté des nationalismes est déjà une tragédie annoncée et l’ensemble des populations concernées ferment les yeux….

    Les propos de N Hulot révèlent le tragique de l’action politique dans le contexte de cette métamorphose non contrôlable vis-à-vis de populations figées sur leurs habitudes et leurs acquis fragiles.
    Jean Claude Serres

  2. Avatar de Pascale Lacroix
    Pascale Lacroix

    Merci Daniel. J’ai la chance d’avoir été l’une de tes nombreux élèves et c’est un peu par hasard que je suis tombée sur le randonneur et sur ton texte L’échange, une bouffée d’intelligence et d’humanité.

    Nous sommes nombreux à nous sentir seuls et à souffrir de nous ”accommoder” comme le dit Nicolas Hulot.

    Dans une société à bien des égard déshumanisée, régie par des systèmes qui catégorisent et des experts qui excluent, nous nous sentons bien petits, démunis, incapables de manoeuvrer le paquebot qui pourtant doit changer sa course pour éviter la catastrophe vers laquelle nous nous dirigeons.

    Depuis plusieurs mois, une enfant de 15 ans, Greta Thunberg, proteste devant le parlement suédois. Elle refuse d’aller à l’école. Elle fait la grève. Elle appelle à l’aide au nom des générations futures. Voici le discours qu’elle a prononcé en Finlande y a quelques jours, alors que 10 000 personnes étaient descendues dans la rue

    ”Some people say that we should be in school instead. Some people say that we should study to become climate scientists so that we can solve the climate crisis. But the climate crisis has already been solved. We already have the facts and the solutions. All we have to do is wake up and change. And why should we be studying for a future that soon will be no more when no one is doing anything whatsoever to save that future? And what is the point in learning facts within the school system when the most important facts given by the fine science of that same school system clearly means nothing to our politicians and our society? Today we use one million tonnes of oil everyday. There are no politics to change that. There are no rules to keep that oil in the ground. So we can’t safe the world by playing by the rules because the rules have to change. Everything needs to change. And it has to start today. This is a cry for help. To all the newspaper that have never treated the crisis as a crisis, to all the politicians who pretend to take the climate crisis seriously, to all of you who know but choose to look the other way every day because you seem more afraid of the changes that can prevent that catastrophic climate change than the catastrophic climate change itself. Your silence is nearly worst of all. The future of all coming generation rests on your shoulder. What you do now we children can’t undo it in the future. So please treat the crisis as the crisis it is and give us a future. Our live is in your hands.”

    Greta a un diagnostic TDAH. Elle ne réussirait peut-être pas le test du marschmallow mais elle saisit avec intelligence l’urgence de la situation et la folie de ne rien faire. Ne devrions nous pas tous être dans la rue ?

    Dans un registre différent encore, je ne peux m’empêcher de penser au Docteur Mukwege, dont j’ai eu la chance d’avoir été l’interprète. Il dénonce avec la simplicité de l’enfance (l’idiot?), avec des mots sortis droit du coeur, et il atteint l’humain dans l’autre, les grands de ce monde veulent être à ses côtés, il fait entendre la voix des femmes mutilées. Malgré l’horreur et la barbarie dont il témoigne, il remplie d’espoir, parce que c’est quelqu’un d’entier, d’intègre, de courageux, de bon. Interrogé sur ce qui lui donne le courage de poursuivre, de réparer jour après jour des vagins déchirées de femmes déchirées qui n’en finissent pas d’arriver, toujours plus jeunes, toujours plus vieilles, il répond que ce sont justement, elles, ces femmes extraordinaires, courageuses, aimantes. Elles sont la force qui fait rebondir son ballon intérieur, et lui est la force qui fait rebondir le leur et le notre. Le ballon d’Hulot était à plat. Qu’est-ce qui crée et maintient une communauté pour qu’elle avance, transforme et défende les conditions fondamentales de la vie?

    ”We can’t safe the world by playing by the rules because the rules have to change. Everything needs to change.”

    Ces paroles de Greta résonnent avec celle du roi Ti Namo de l’île Tikopia en visite à Grenoble demain dans le cadre de l’avant premier du Film de Corto Fajal ”Nous Tikopia”. Une civilisation vieille de 3 000 ans fondée sur une relation intime entre l’île et son peuple est secouée par les changements climatiques mais aussi par l’attrait pour la modernité. ”Si la voix moderne et légale ne fonctionne pas, nous ferons autrement” déclare le roi dans le trailer.

    Demain, dimanche 28, le film sera projeté au club à Grenoble à 18h. Le réalisateur sera accompagné du roi et de sa délégation. Ils n’ont probablement pas toutes les réponses, nous non plus. Mais c’est peut-être dans des rencontres d’humain à humain, de coeur à coeur que se formeront les constellations transformatrices de paradigme. Il faut regonfler nos ballons respectifs pour qu’ils rebondissent.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Merci Pascale, J’ai beaucoup négligé ce blog récemment, pour cause de séjour en Corse où j’avais un très pauvre internet. Et demain j’entre en clinique pour une prothèse du genou, qui va donc m’immobiliser un temps encore indéterminé – mais favorable peut-être à ces échanges. Donc à bientôt pour une reprise de dialogue !

  3. Avatar de Pascale Lacroix
    Pascale Lacroix

    Avec plaisir Daniel. Bon rétablissement ! La sortie nationale du film « Nous Tikopia » est le 7 novembre. Mercredi, Greta était à Londres et s’adressait à la foule à Parliament square et terminait par : « It is now time for civil disobedience. It is time to rebel ».

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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