Tableau de Caspar-David Friedrich
Autant de points d’interrogations que de mots dans un jugement pointant la beauté : le pronom y désigne-t-il une personne, un sujet qu’on puisse clairement créditer ? Le faire de l’artiste procède-t-il selon des règles ou un protocole qu’on puisse repérer, répéter ? Cette étrange idée ou valeur du « beau » enfin, qu’on peut rapprocher du bon, du vrai, de l’agréable, du juste, de l’utile…, s’en sépare de quelles façons ? Que voulons-nous désigner plus précisément quand nous affirmons « c’est beau » ?
Le sens des œuvres ne s’énonce pas seul
Commençons par le sujet de cette phrase, qui est loin d’être clair. La communication, terme quelque peu suspect, est le mauvais rêve de l’art, qui ne saurait se confondre avec la publicité et les spots. Pourtant, le sens des œuvres ne s’énonce pas seul, et nul artiste ne crée au désert, ses œuvres et leur environnement technique, médiatique et social s’interpénètrent. Comment l’art d’hier et d’aujourd’hui nous parviendrait-il, sinon par la médiation de médias qui incluent l’institution ? Métiers, marchés, médias, musées, l’art est pris dans cette chaîne, dont les maillons ne se laissent pas séparer.
Face à ces médias en général, les artistes ont une position ambigüe d’utilisation (obligée), de dénégation, de bricolage ou de détournement. Intempestives par définition, les grandes œuvres n’en doivent pas moins « faire avec » cette infrastructure ou ces enceintes qu’elles contribuent à façonner. L’esprit propose, le médium dispose ; les contraintes de la transmission ne peuvent être sans effet sur les conditions de la création.
Aucune œuvre d’autre part ne parle en clair, et son message constitue par lui-même une médiation fort équivoque. Plusieurs disciplines (esthétique, iconographie, psycho-sociologie, médiologie…) s’appliquent à faire causer ce message, à le rabattre sur un discours, à le rapporter à une cause. Fonction organisatrice des œuvres : à travers elles nous nous identifions, nous nous relions. Elles promettent une réconciliation, proposent un accord de résolution (ou du moins une réduction de dissonances), en nous et entre nous.
Le jugement esthétique demeure donc à tous égards complexe. À la fois intellectuel et sensible, individuel et social, constatif et performatif, il enchevêtre tout ce que les analyses de l’énonciation s’efforcent de distinguer : les œuvres nous parlent d’un fond(s) personnel, collectif ou historique fort obscur. C’est de cette nuit qu’il faut repartir si nous voulons traiter des conditions du jugement esthétique ; d’un état des arts et des techniques qui mêlaient les usages, où moi se distinguait mal des autres, le medium du message, l’image de la magie et la culture des cultes ; où dire, faire et montrer n’avaient pas conquis leur autonomie, mais se confondaient au temps d’une « « enfance de l’art », comme on dit sans y penser – du temps que les représentations agissaient.
« C’est beau » : de quelques conditions du jugement esthétique
Au commencement (s’il est permis d’en parler) n’était pas le Verbe, ni même l’image, mais un magma de forces-formes confondues dans le même envoi. La sphère de l’art n’était pas dégagée, les choses signifiaient comme signes et agissaient comme forces, le « territoire » adhérait fortement à la carte dans une contiguïté, une continuité éperdues, un attachement généralisé. Pour que l’art advienne, une première partition est requise entre utiliser et faire d’une part, montrer et exhiber hors du registre de l’utilité de l’autre. Il convient que l’œil et l’oreille se dégagent, deux sens que Hegel nommait théoriques ou spéculatifs, et notre histoire de l’art est largement celle de ce détachement.
« Ne touchez pas aux œuvres d’art » ! Cet interdit veut préserver l’aura de l’œuvre, « unique apparition d’un lointain » comme dit très bien Walter Benjamin. L’œuvre demeure inatteignable et inappropriable, si proche qu’elle puisse être. Plus généralement, un certain débrayage s’impose : porter sur un phénomène un jugement esthétique, c’est d’abord le placer en retrait ou à bonne distance spéculative. Ce désintéressement de la vision a pour corollaire un fonctionnement autonome, ou pour mieux dire autoréférentiel de la représentation de l’objet ; si le sculpteur et le cantonnier manient également la pierre, le premier au lieu de l’utiliser la révèle dans sa présence obscure.
L’art n’est pas utile. Sans reprendre ici l’analyse par Kant du « désintéressement » de la vision esthétique, et ses difficultés, nous dirons qu’une valeur d’usage est forcément locale. Qu’est-ce qui domine quand celle-ci se retire ? L’expérience du monde dans son injustifiable nudité ; décadré, placé hors de tout usage possible, le monde redevient esthétique. La nature, la vie, l’univers ne sont au service de rien et ne renvoient qu’à eux-mêmes (vivre pour vivre…). Pas question de les relever (pour traduire l’aufhebung chère à Hegel) dans aucun usage particulier ; autoréférentielles, les choses que nous déclarons belles s’offrent dans une totale insubordination.
C’est une question qui m’a souvent hanté (et décidé à rédiger ces pages), pourquoi le monde est-il beau ? Je veux dire : beau en plus ou en prime, au-delà de tous nos usages. Car un pré fleuri, un paysage, le passage des nuages dans le ciel, les traits de ton visage ou la course d’un bel animal ont chacun leurs fonctions, mais pourquoi en pluscette séduction esthétique ? Un élément de réponse tient à la disjonction radicale du service et de la beauté : bien loin d’être utile ou de répondre à une finalité (« pourquoi, à quoi ça sert ? »…), la beauté réside en deçà, du côté d’une disponibilité étrangère à tout usage possible.
Cette appréhension des choses que nous dirons originaires dans leur « être-là » peut se colorer d’angoisse. L’expérience esthétique serait-elle la petite monnaie de ce Dasein primaire et fondamental du monde ? En deçà ou au-delà de la beauté, et sans souci pour elle, les objets de l’art contemporain font concurrence à cette présence injustifiable du monde, ils en miment la contingence radicale.
Es gibt, comme souligne Heidegger, il se trouve que le monde est – avec une gratuité totale, un désintéressement incalculable. En écho au Geben heideggerien, Marcel Duchamp produira quelques œuvres sur le même postulat minimal : « Etant donné 1. Le gaz d’éclairage, 2. La chute d’eau… ». Un autre Marcel, à la même époque, explorait avec l’Essai sur le don les paradoxes économiques de quelques sociétés dites primitives. Ou bien c’est un troisième Marcel encore, qui évoque dans La Prisonnière « cet albâtre translucide de nos souvenirs, duquel nous sommes incapables de montrer la couleur, qu’il n’y a que nous qui voyons, (…) et que nous ne pouvons considérer nous-mêmes sans une certaine émotion, en songeant que c’est de l’existence de notre pensée que dépend pour quelque temps encore leur survie, le reflet des lampes qui se sont éteintes et l’odeur des charmilles qui ne fleuriront plus »…
L’art, le potlatch, l’albâtre des souvenirs, l’angoisse ou l’émerveillement devant le fait brut d’exister, composent autant de variations de cette « part maudite » (Georges Bataille), ou mal dite, qui ne se plie pas aux formes dominantes de l’échange ou de la raison économique. En marge du marché, avant d’être récupéré par lui, ces expériences intérieures auront nourri quelques manifestations artistiques troublantes de notre temps.
Le beau n’est pas le vrai
L’art n’est pas davantage au service du vrai. C’est l’autre versant du fameux désintéressement, l’artiste doit tôt ou tard se séparer du savant. Celui-ci découvre, son but est de faire converger et d’étendre la raison, et pour cela de traverser la diversité des phénomènes sans s’attarder aux apparences, ni aux sentiments individuels qui s’y accrochent. L’artiste au contraire invente ; le sens pour lui demeure sensible, il construit son monde, qui peut fortement diverger. L’art, au moins depuis l’époque romantique, annonce la fin du monde (unique, commun à tous) pour explorer et produire une pluralité de mondes alternatifs ou virtuels, qui ne prétendent nullement dire la vérité de celui-ci. Voir s’est décroché du savoir, et dérive en liberté pour vivre sa propre aventure dans les parages de la voyance (Rimbaud), du carnaval de l’imaginaire ou du désir : en art, rappelle André Breton, « l’œil existe à l’état sauvage ». Cette liberté est assez récente. C’est Kant, à la fin d’un siècle dominé par l’assaut des sensualistes contre le modèle rationaliste, qui fonda par l’esthétique transcendantale de sa Critique de la raison pure la déliaison du sensible par rapport à l’intelligible, sa radicale autonomie.
Toute l’esthétique classique conjurait cette scission potentiellement catastrophique du beau et du vrai. Toujours il fallait que la beauté figure ou redouble le rayonnement de la vérité ; ou, comme scande Boileau, « rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable / Il doit régner partout, et jusque dans la fable… ». Il était honteux d’être attiré par la beauté seule, éphémère et superficielle, et qui ne constitue qu’un étage assez bas de la connaissance. L’homme « vaincu par la beauté » porte, à l’âge classique, le nom d’un personnage immoral, Dom Juan.
Pourquoi la vérité devait-elle assister la beauté ? Il serait aussi dangereux de laisser la beauté errante qu’une belle fille en liberté. La société qui enfermait ses femmes et ses filles eut soin de même, philosophiquement, de chaperonner le jugement esthétique par les instances supérieurs du savoir et de la sagesse : le Beau, depuis Platon, coule du Vrai, du Juste et du Bien ; il n’est de création que de Dieu ; l’art suppose une ontologie qui repose sur une théologie. Cette solidarité allait de soi pour Platon, Thomas d’Aquin, Malherbe ou Boileau, qui tous nous mettaient en garde, attention aux poètes, aux peintres, aux faiseurs de théâtre ! L’art n’a jamais été autonome, mais au contraire pétri d’idéologie et de morale, car traditionnellement lié aux autorités politiques et religieuses Longtemps la rime, un pas de danse ou la composition d’un tableau, surveillés par l’Académie, auront constitué une affaire d’Etat.
Louis XIV par Hyacinthe Rigaud
(à suivre)
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