On ne peut plus ouvrir la radio depuis mardi sans entendre mentionner l’agression sexuelle qu’aurait perpétrée Olivier Duhamel sur son beau-fils dans les années quatre-vingts. Je reprends le beau titre d’un livre ancien de mon amie grenobloise Eva Thomas, pour déposer sur ce blog, en ce jour où paraît le livre de Camille Kouchner, une réflexion connexe.
J’ai un peu connu Olivier Duhamel, croisé dans des tribunes en marge de notre médiologie. C’était des rencontres stimulantes et gaies, la personnalité de l’éminent professeur de Sciences po était indiscutablement charmante. Tristesse et stupeur d’y repenser aujourd’hui !
Le viol du silence avait inspiré un chapitre de mon livre La crise de la représentation (la Découverte 2005, réédition augmentée en poche, 2019), où j’écrivais notamment ceci :
Comment raconter le trauma ? Comment, là où passent le chaos et une mortelle confusion, faire advenir un surplomb symbolique ? Un beau roman de Marguerite Duras cerne les paradoxes de cette relation (au double sens du récit et de l’attachement) traumatique : dans Le Ravissement de Lol V. Stein, il neige sur la conscience de la victime, qui n’enregistre pas. De même que les accidentés de la route ne gardent pas après coup une claire représentation du choc, il peut « neiger » sur la torture, le viol ou l’effondrement amoureux.
Lol V. Stein montre cette déconcertante vacance de la scène traumatique, la soustraction de ses traces. Duras a-t-elle écrit ce roman pour avoir assisté son compagnon, Robert Antelme, à son épouvantable retour du camp de Dachau ? Il put grâce à elle se refaire un corps, avant d’élaborer l’anamnèse consignée dans son livre, L’Espèce humaine. Les rescapés de la guerre, ou pire de la Shoah, souffrent comme Lolita Stein de cette absence de scène : à qui raconter, avec quels mots adéquats ? Ni du côté des bourreaux par dénégation intéressée, ni chez les victimes le trauma ne laisse de traces à l’échelle de l’expérience vécue. Comment témoigner quand le tort est trop grand ?
L’inceste fait partie de ces traumatismes sans témoins, ou plus précisément dont le récit doit s’arracher à une oblitération minutieuse, à une conspiration du silence étouffant le témoignage. Ce trait rapproche l’inceste de l’autre trauma majeur qui aura au siècle dernier effondré la culture, la Shoah. L’inceste n’est pas un crime parmi d’autres, il attente aux bases symboliques du sujet, à un âge où ces bases sont en voie de constitution, et dépendent justement de l’intervention du père – de l’éducateur, du prêtre, du grand frère ou du psychanalyste – pour émerger. Quand cette instance éducative déchoit dans la confusion incestueuse, l’accès à la représentation ou à la parole se trouve directement frappé ; la victime incestée est précipitée dans le chaos, des pans entiers de la culture ou du symbolique s’effondrent, les mots deviennent menteurs, la faculté d’idéation se brouille.
Cette confusion grandit au lieu même de la relation protectrice ; le père incestueux rassure son enfant, il ne faut pas en parler, d’ailleurs il ne s’est rien passé, c’est un secret entre nous… L’envoûtement et la sorcellerie planent sur cet enchevêtrement, comment s’opposer au plus proche, comment échapper à la honte et à la terreur ? Pire, la confusion fatale de l’inceste se propage, éminemment contagieuse : on ne croit pas la victime, on la stigmatise. Une parole symboliquement plus forte, de type judiciaire, pourrait délier ces nœuds et restaurer une séparation fondatrice, mais il est diffamatoire de parler de faits non-jugés et qu’un délai trop court suffit à prescrire ; or quand l’enfant incesté(e) accède à la justice, ce délai se trouve couramment dépassé, les faits ne sont plus examinables, et c’est le père en revanche qui peut demander publiquement réparation des propos attentatoires à son honneur répandus par sa victime.
L’action si difficile à intenter retourne contre celle-ci le plus terrible des scénarios, l’effort pour rendre l’autre fou… Empêchée de parler, la victime peut « choisir » de s’exposer au viol ou à la prostitution afin de montrer faute de pouvoir dire, de manifester le tort infligé toujours interdit de représentation. La répétition du mal, plus ou moins provoqué ou à soi-même infligé, s’interprète alors comme une tentative désespérée de mettre en mots le trauma en le rejouant, en s’instituant soi-même comme sujet, fût-ce au prix de la délinquance. Sans aller jusqu’à ces extrémités où la victime d’un viol s’adresse à la police pour aborder enfin la dénonciation de l’autre viol, ou du trauma le plus ancien, on pourrait penser que la psychanalyse offre un recours souverain ; ne s’est-elle pas instituée comme la voie royale d’accès à un symbolique identifié à la prise de parole ? C’est au couteau des mots d’effectuer la séparation ou la réparation salvatrice, d’arracher le sujet englué dans la fascination d’un réel mortifère.
Il faut, hélas, nuancer cet optimisme intellectualiste, et considérer de plus près la difficulté d’établir le fait incestueux dans le cadre d’une analyse ; celle-ci en effet, au niveau de ses textes canoniques, n’est pas la mieux placée pour liquider les terreurs de l’inceste dans la mesure où sa propre théorie, en son mythe fondateur, l’Œdipe, raconte celui-ci à l’envers. La grande majorité des incestes ne portent pas sur les rapports de la mère et du fils, mais du père avec sa fille.
Or une bonne part de la théorie, notamment dans sa version lacanienne, s’emploie à blanchir le père, et à escamoter le réel au nom du fantasme et de l’imaginaire. D’où un redoublement de la terreur, et la répétition d’un trauma irreprésentable, quand le médecin protégeant le père accuse la fille d’imagination, et de fantasmes pervers. Mais la situation peut s’aggraver encore dans le cadre du procès, si jamais il advient, quand la victime se trouve obligée, en présence de son agresseur, d’y subir des questions et de revivre des scènes peu soutenables. Plusieurs facteurs contribuent ainsi à faire de l’inceste une tache aveugle ; si la culture est fondée sur la prohibition de l’inceste, comme le veut l’anthropologie, il est symptomatique que ce crime – le plus terrible des mélanges, celui qu’on ose à peine articuler, comme dit le chœur à la fin d’Œdipe roi – ne soit ni prévu ni nommé comme tel dans notre code pénal.
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