Le Théâtre du Globe à Londres (ancien)
Les Stratfordiens maintiennent contre vents et marées l’identité reçue du Barde sans vouloir considérer Florio, qu’ils sous-estiment gravement. Pourtant, qu’on examine impartialement cette hypohèse d’abord révoltante, donc unanimement négligée, et que l’on confronte tous les croisements, indices, « empreintes digitales » semés au fil des pièces… Il semble décidément impossible d’expliquer ces mots forgés, ces hapax, ces expressions qui passent tels quels des dictionnaires de Florio aux textes du Folio de 1623, ces italianismes et connaissances géographiques ou toponymiques…, par la seule culture de l’auteur officiel. Cette recherche malheureusement, qui pourrait n’être que tranquille controverse académique, suscite un acharné barrage ; les professeurs en shakespearologie sont peu disposés à réviser leur enseignement de toute une vie, et le chauvinisme britannique s’oppose de son côté à ce qu’on ébranle un pareil monument national au profit d’un aventurier venu du Continent, dehors le Juif italien, shocking !
Car « Shakespeare » de par le monde demeure l’objet d’une considérable industrie festivalière, éditoriale, théâtrale, traductrice, académique… Incessamment jouée, interprétée, analysée et transposée, cette œuvre totem, clé de voûte d’une nation, fait probablement travailler plus de gens que British Airways, et elle déborde largement son berceau supposé : l’anglais où qu’on le parle ou l’apprenne sera partout « la langue de Shakespeare ». Le cas semble donc intouchable, la chose à jamais jugée.
Le Théâtre du Globe (aujourd’hui)
Notre première énigme concernait l’identité du Barde : quel que soit le remplaçant qu’on propose (car en l’état des recherches, nous n’avons aucune preuve décisive en faveur de Florio), je tiens que le médiocre affairiste de Stratford ne peut pas être le « Shakespeare » qui signe un pareil théâtre, ce que Diana Price a clairement démontré. Mais la deuxième énigme posée par l’attribution officielle serait de mieux comprendre cette persévérance dans la roue du mensonge : par quels jeux narcissiques croisés d’identifications ou de projections cette œuvre vient-elle servir à une nation de miroir ? Comment émerge et se maintient le surplomb d’un pareil fétiche ? Comme Dante, Cervantès, Goethe ou plus près de nous G. G. Marquez dans leurs pays respectifs, « Shakespeare » passe (pas seulement auprès de ses compatriotes) pour l’Anglais absolu.
En ces temps de dilution mondiale, ces marques d’identité semblent plus nécessaires que jamais aux nations en quête de hauteur ; chaque langue, donc chaque littérature en constituent le noyau dur – même si la musique, voire le cinéma ou le sport proposent aujourd’hui d’autres têtes d’affiche. Il entre beaucoup d’ironie dans la promotion au rang de monument national du migrant William Giovanni Shakespeare, si l’on songe que John Florio acquit sa culture au prix des souffrances de l’exil, et des tribulations de son père à travers une Europe en gésine. De quels malentendus, de combien de mensonges ou de forgeries se nourrit le culte un peu simple, ou politique, qu’un peuple rend à son « génie » ?
Je n’ai pu ici, pas plus que dans mon livre, reconstituer tout l’appareil des arguments ou des suggestions dont fourmille l’ouvrage de Tassinari, que le lecteur lira pour avoir de ce débat une vue documentée. John Florio ne donnait pas seulement à la noblesse anglaise des cours d’italien, mais plutôt de raffinement linguistique et littéraire, bien décidé à féconder par sa propre culture, et par les auteurs de la Renaissance italienne dont il collectionnait les œuvres, une Albion qui avait sur elle deux siècles de retard. On doit à Florio, qui parlait sept langues, de copieux dictionnaires mais aussi plusieurs traductions dont celle considérable des Essais de Montaigne, d’un grand retentissement, puis de Boccace. Pédagogue, philologue, enivré de créations verbales et de trafics intertextuels et culturels, le fou de mots que fut Florio avait encore la passion des proverbes, dont il publia (après son père Michelangelo) plusieurs collections ; le goût propre à Shakespeare des formules bien frappées, des jeux de mots et de titres qui ont fécondé notre mémoire étonne moins dans l’hypothèse où lui-même et Florio ne font qu’un. Les relations avec Southampton (qui « protège » à la fois Shakespeare et Florio), la liste très impressionnante des emprunts aux auteurs italiens (de Dante à Bruno en passant par Boccace, Machiavel, l’Aretin, le Tasse…), mais surtout l’enquête lexicographique qui montre le passage d’expressions telles quelles d’un corpus à l’autre, la langue italienne audible ou très présente dans plusieurs tournures surprenantes prêtées aux personnages de ce théâtre, mais encore les affleurements du judaïsme (mis en évidence par Goldschmit), ou de l’exil…, tous ces indices convergent sur Florio et contribuent à fragiliser la doxa.
Jeux de masques, Thomas Joly dans Richard III
(Odéon-Théâtre de l’Europe 2015)
Ajoutons que les dates qui encadrent la vie autrement ample de Florio, 1553-1625, semblent plus favorables à la création d’une pareille œuvre, et à la confection du Folio de 1623. Il semble hasardeux, dans le cadre de la biographie officielle, de prêter une pièce comme Richard III (circa 1592) à un jeune homme de vingt-huit ans ; Florio en avait trente-neuf à la même date. D’autre part Heminges, Condell ou Ben Jonson avaient-ils l’autorité suffisante pour corriger les éditions corrompues qui reparaissent, parfois fortement modifiées, dans le canon de 1623 ? N’est-il pas satisfaisant de penser que Florio lui-même mit la dernière main à la publication princeps de son théâtre, avant de mourir (âgé de 72 ans) en 1625 de la peste ?
En m’invitant à une émission de France culture consacrée aux filous et aux imposteurs dans cette œuvre, Matthieu Garrigou-Lagrange me donnait l’occasion de renchérir sur les déclarations de Georges Banu (que je n’avais pu écouter la veille), traitant Shakespeare de « Grand Anonyme ». Si le propre d’un sujet, ou d’une personne dotée d’entendement, est d’émettre des opinions ou des jugements de valeur, la plupart des commentateurs de cette œuvre ont en effet relevé combien les pièces de Shakespeare déconcertent, en suspendant notre jugement, ou en nous affrontant à des oscillations philosophiques, morales ou esthétiques indécidables. C’est le cas par exemple du Marchand de Venise (si nous le comparons au Juif de Malte de son rival Marlowe, banalement antisémite), qui trace de Shylock un portrait riche et nuancé, l’usurier pouvant tour à tour y passer pour un abominable profiteur ou pour une victime. Ce théâtre porte la complexité des caractères et des situations (à la fois tragiques et comiques, comme le souligne Georges Banu à la suite de Peter Brook) à un sommet d’ironie ; il ne favorise ni notre précipitation dans l’identification de tel rôle, ni la binarité rassurante de quelque jugement dernier. Shakespeare dérange nos catégories, il joue avec nos attentes, au point que j’ai pu parler au micro de La Compagnie des auteurs d’une « hémorragie des identités ». Il faut localiser ce jeu supérieur, ou généralisé, au niveau même de la tenace stratégie de cet auteur : anonyme oui, prenant soin d’effacer toute marque d’appartenance, ou trace de filiation… Donnant un « tour d’écrou » au jeu, pour reprendre l’expression d’Henry James (anti-stratfordien notoire). A ce trait, Marc Goldschmit croit reconnaître de son côté dans le pseudo-Shakespeare la passion par excellence du maranne (qu’était aussi Montaigne).
Ce n’est pas être fidèle au génie de « Shakespeare » de l’identifier trop vite (comme catholique ou protestant, conservateur ou précurseur des Lumières, etc.), pas plus qu’une mise en scène ne respectera son œuvre en la subordonnant trop clairement à une faction intellectuelle, un choix moral ou une thèse. On reconnaît la médiocrité d’un metteur en scène à sa décision de faire dire à la pièce ceci ou cela – que les grands du théâtre laissent dans l’indécidable. Pourquoi, s’ils nous accordent ces remarques, les Stratfordiens répugnent-ils à porter ou pousser ce jeu au niveau même de la fuyante identité de l’auteur, elle-même pareillement piégée, ou « spectrale » ?
Peter Brook (lui-même farouche stratfordien)
dirigeant Hamlet
Notre hypothèse n’assassine nullement le Barde, et permettrait plutôt de mieux apprécier ses textes. Let’s pretend – que « Shakespeare» et Florio ne font qu’un… Cette révision résoud beaucoup d’énigmes, tout en soulevant d’autres difficultés (moins embarrassantes à mon avis) que je mentionne dans mon livre, et que ne manqueront pas de relever mes adversaires. La discussion ne fait que commencer, et elle sera profitable. Quel que soit l’auteur si longtemps dissimulé sous ce masque, il n’a rien à craindre de cette reprise d’enquête et n’en sortira pas diminué, mais doté au contraire d’une éducation, d’une surface sociale et d’un visage enfin dignes de son œuvre !
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A lire (en français) pour documenter ce débat : Lamberto Tassinari, John Florio alias Shakespeare (Le Bord de l’eau, 2016) ; Daniel Bougnoux, Shakespeare, Le Choix du spectre (Les Impressions nouvelles, 2016) ; et sous la direction de Dominique Goy-Blanquet, Shakespeare, combien de prétendants (Thierry Marchaisse, édition numérique 2016). Et, en anglais, Frances Yates, John Florio, The Life of an Italian in Shakespeare’s England (Cambridge University Press, 1934 et 1968) ; Diana Price, Shakespeare’s Unorthodox Biography (Greenwood press, 2001).
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