Antoine Mercier, qui animait samedi 30 avril dernier l’émission « Le Secret des sources » de France culture sur ce thème, m’avait convié à y participer, ce que je n’ai pu faire à cause d’une conférence sur Shakespeare prévue de longue date, à l’heure de l’enregistrement. Ce blog peut-être me permettra, après coup, d’ajouter au débat qui fut stimulant quelques remarques, ou de préciser ce qu’aurait été ma participation. Ce sujet touche en effet de près quelques thèmes ou questions déjà postées ici, notamment sous le titre (emprunté à Serge Daney) « Eloge têtu de l’information ».
On a souvent déploré le déluge des infos, ou plus précisément des « data » qui ruissellent sur nos écrans ou sur les pages de nos journaux et de nos livres, d’où ce vilain mot-valise d’infobésité forgé pour désigner ce malaise devant l’abondance, littéralement non-gérable ou in-ingérable de nos informations. Ma première remarque, pour répondre aux alarmes de nos consciences facilement débordées, aurait été de rappeler l’adage Less is more, auquel nous avions consacré voici une quinzaine d’années un numéro de nos défunts Cahiers de médiologie. J’y avais contribué je crois par une réflexion sur l’exemple ou le cas particulier de l’information, qui est une chose (très peu chose) que l’on ne subit pas ni ne cueille toute prête, mais que l’on traite.
De sorte que, corollaire de l’axiome ci-dessus, « trop d’info tue l’info », par surcharge cognitive ou harcèlement attentionnel. L’information demeure par définition un processus symbolique, ou cognitif, c’est-à-dire adressé à nos facultés d’attention ou à notre capacité de traitement, deux ressources également rares. Elle apparaît du même coup comme une grandeur négative, obtenue au terme d’une extraction qui est une soustraction, le résultat d’un processus d’abstraction ou de traitement.
Répéter que l’info se traite (et non pas se consomme) suggère une transformation et une coproduction du message par chaque récepteur. Du même coup, la qualité déterminante de ce message n’est pas d’être vrai, mais d’abord d’être pertinent, c’est-à-dire conforme à mes capteurs (on ne fait pas entrer une bille ronde dans un trou carré), et susceptible d’exciter mon intérêt : le message « petit oiseau » traversant le champ visuel du chat ne déclenchera pas les mêmes réponses selon que l’animal est affamé, ou gavé de croquettes. Ces exemples triviaux rappellent qu’il n’existe pas d’information ou de signal en soi : ils dépendent, pour leur traitement, du monde propre du récepteur, voire de l’état de celui-ci à l’instant donné. Une information pertinente voire capitale pour moi sera traitée par mon voisin comme inaudible, ou simple bruit ; mais dans ce bruit (la poubelle des infos non traitées), d’autres organismes pêcheront leur information. Non seulement « On n’lit pas tous le même journal » (chante Souchon), mais dans le même journal personne ne lit les mêmes rubriques, ni ne hiérarchise celles-ci identiquement.
Ces rappels très simples permettent de calmer le jeu, ou l’angoisse légère soulevée par l’allusion à l’obésité : oui les infos par définition nous débordent, mais elles ne nous gavent pas, car nous n’en prélevons là où elles s’étalent qu’une infime proportion : combien de signes imprimés dans votre journal préféré traitez-vous en moyenne, en leur accordant votre attention ? Combien de pixels, de bits, de digits disponibles à foison entre les radios, les écrans, les pages des journaux et des livres franchiront ce matin le seuil de vos yeux ou de vos oreilles ?…
Face à ce déluge, chacun oppose le bouclier de sa clôture informationnelle. Affronté aux propositions et aux assauts médiatiques, le privilège du récepteur est de disposer, de négliger et de picorer ; le propre d’une information en effet, qui se distingue par là d’un choc physique ou d’une violence, c’est qu’on peut ignorer son stimulus ou le laisser tomber – le non-traitement faisant partie des options ouvertes par le traitement. L’embarras de l’émetteur inversement est de garantir le bon acheminement du message : comment jamais s’assurer de notre attention, et de notre bonne volonté à décoder proprement le signal, à ne pas lui donner une interprétation ou des réponses extravagantes ? Sur quels bons boutons appuyer pour contourner l’indifférence prévisible ou la clôture du public lambda ?
Il conviendrait corollairement d’introduire ici la formule proposée par Ignatio Ramonet, « S’informer fatigue » : notre traitement exigera toujours un certain travail. On peut mettre en évidence celui-ci en esquissant une rapide hiérarchie, qui par-dessus la base ou la dispersion des données montrerait l’emboîtement de celles-ci dans les infos proprement dites, lesquelles à leur tour seraient reprises par la synthèse supérieure des différents savoirs. Des big data au savoir en passant par les informations, que de chemin parcouru, que de décisions critiques faites de passages au crible et d’éliminations ! Comme le remarquait Umberto Eco, l’outil décisif de la culture sera toujours le stabilo : le surligneur de couleur par lequel, dans le foisonnement de mes lectures, je sélectionne et je prélève pour moi, à l’intention et pour l’édification de mon monde propre, les infos seules pertinentes, soit celles qui à la fois ratifient (confirment) et augmentent (ouvrent ou complexifient) ma culture déjà acquise. Le stabilo stabilise mon esprit, en élargissant son emprise.
Ceux qu’un participant de l’émission a appelé « les moutons de l’information » ne dépassent pas, à vrai dire, l’étage primaire de l’accumulation des datas. Hantés par le syndrome « FOMO », Fear Of Missing Out ou peur de manquer quelque chose, ils courent fébrilement vers la dernière actu, ils zappent d’écran en écran pour ne rien rater du scoop ou de l’événement en cours, sans jamais rien construire. Le château de sable des infos se désagrège pour eux, retourne incessamment aux grains des datas, à la poussière que brassent et barattent sans relâche les marées de l’information, où ils se contentent de barboter.
Cet étage des informations puis des savoirs, où certains n’accèderont jamais, a quelque chose de commun avec le code : un code est ce qui permet de sélectionner l’invariant parmi la multitude fluctuante, d’extraire la pertinence ou de reconnaître un ordre à partir du chaos bariolé des stimuli ou des signaux incessants qui nous sollicitent. Le savant ou le sachant ne se laisse pas distraire, ni entraîner dans une course tous azimuts, il se montre plus sélectif ; comme l’amateur ou le collectionneur, il connaît et hiérarchise ses objets selon ses propres critères, et n’achète qu’à bon escient ; il ne consomme pas mais savoure, cette diète ou ce régime du goût le retenant de verser dans l’obésité.
La discussion provoquée par cette émission entraînait donc aussi à examiner le ou les régimes d’attention dont nous sommes capables, cette attention (particulièrement théorisée par mon ami Citton) constituant la véritable rareté de notre nouveau monde informationnel, une denrée par définition extrêmement sélective que nous ne saurions indéfiniment prodiguer. Le souci de l’émetteur, je le disais, est d’accrocher celle-ci par tous les paramètres possibles de la visibilité, celui du récepteur d’y résister en investissant judicieusement ses capteurs selon les critères de la ou sa pertinence. Jadis, ces critères étaient façonnés ou dictés verticalement par la tradition, voire l’institution : divers gate keepers accordaient à nos informations en général une certification (Bernard Stiegler présent au débat insista beaucoup sur ce mot), qui pouvait venir de l’Eglise (pour nos valeurs morales ou pour quelques savoirs), de l’Ecole (pour les connaissances en général), de l’Etat (pour la loi et les règles générales du vivre-ensemble)…
Or ces trois majuscules n’ont pas tout-à-fait volé en éclat mais elles se sont minusculisées : sur internet en particulier, une joyeuse mais peut-être dangereuse ou inquiétante horizontalité ne cesse de court-circuiter les autorités ou les collectifs qui encadraient les mouvements des individus, à la façon dont les chiens de berger gardent et dirigent les moutons. Est-ce à dire que l’infobésité menace ou guette ceux qui, laissés à leur libre divagation, ne savent plus choisir ? Et qu’on les voit, faute de critères ou de synthèses supérieures (des datas en informations, des informations en savoirs, des savoirs peut-être en sagesse…), s’en remettre pour diriger leurs pas au mouvement général ? Le suivisme et le mimétisme constituent une des plaies évidente, souvent dénoncée mais imparfaitement analysée, de notre société de communication. Celui qui comme on dit navigue, ou zappe en somnambule sur l’écran, le fait rarement à bon escient et suit plus souvent la rumeur que son propre jugement ; il préfère s’en remettre aux rencontres, mais la tant vantée serendipity (l’art de trouver en ne cherchant pas, ou en se dirigeant au hasard) n’est pas toujours au rendez-vous.
Faut-il pour autant regretter le recul de nos trois E ? Serions-nous, orphelins de nos gate-keepers ou gardiens, incapables de juger par nous-mêmes ? Si la démocratie signifie non le nivellement mais la mise à niveau de tous par chacun, parions, espérons que ce travail est en marche ; car les autorités sus-mentionnées nous guidaient sans doute et nous équipaient, mais au prix de quels formatages, et parfois de quelles errances collectives du côté de la foi, du chauvinisme ou de la bêtise entretenue jusque dans la formation ou déformation universitaire !
Il n’est pas vrai d’ailleurs que nous vivions dans l’horizontal. On peut comprendre la mauvaise humeur des anciens censeurs, dépités de voir leur autorité déborder les rigoles ou les parapets dont ils ont longtemps profité ; le savoir, l’information ruissellent aujourd’hui plus librement, et c’est à chacun de choisir et de s’orienter sans les secours de l’institution ou du « collectif ». Âge de l’individualisme consumériste, du narcissisme mimétique ? Ou d’une reconstruction tous azimuts des sujets en quête de hauteur, mais d’une hauteur ou d’une autorité qui ne se confonde pas avec l’intimidation venue des anciens maîtres du savoir.
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