Pourquoi le premier film de Guillaume Gallienne, Les Garçons et Guillaume, à table !, a-t-il tant de charme ? Parce qu’il nous fait entrer dans la peau d’un être délicat, que nous voyons tout au long se débattre « sous le mal d’apparaître », comme disait Mallarmé d’Hamlet.
Le débat de Guillaume n’est pas mince, il s’agit de tenir à bonne distance sa mère, ou de la mettre (enfin) à sa place. « Maman… », articule le faible héros dans le noir, au lever de rideau, et c’est son premier mot prononcé dans le noir, le cri primal du film ou du fils qui coïncide avec la pièce de théâtre qu’il a d’abord jouée, avant de la porter à l’écran. Or – et le film montre très tôt cette identification avec effroi et drôlerie – Maman c’est moi, Guillaume s’adressant à elle se parle à lui-même, puisqu’il joue à l’écran à la fois son personnage et, en face, sa propre mère en laquelle il demeure cocassement reconnaissable. Ce dispositif, purement filmique, donne à l’histoire ainsi racontée une supériorité infinie sur le théâtre (où les mêmes dialogues sont impossibles) : nous rions de reconnaître le fils grimé en sa mère (femme impériale, assez souvent étendue sur son lit où, cigarette au bec, elle dévore un volume de la collection Harlequin : pas de plus sûr insigne de la supériorité sociale que de toujours marquer aux autres qu’on se couche sur eux).
Inside G.G… Mieux que les frères Coen dressant avec Inside Llewin Davies le touchant portrait d’un folk-singer, nous entrons ici dans l’intimité d’un personnage qui ne sait pas très bien qui il est et qui lutte, avec ses moyens propres, pour gagner sa place. Il y parviendra magnifiquement avec ce film, ou déjà la pièce qui l’a précédé, mais ce ne fut pas sans mal ni longues hésitations, et toute l’histoire tient dans son propre making of : Guillaume devient acteur, ou cinéaste, comme Marcel avec La Recherche finit par devenir écrivain, mais au terme de quelles épreuves, de quelles confusions morales ?
Le théâtre est enchâssé dans le film comme Guillaume « dans » sa mère, et ce double emboîtement donne à cette narration son étonnante dynamique, fluide et délicate. Un mot prononcé sur la scène par l’ombre d’un Guillaume placé généralement de dos (one man show dépouillé où le lit maternel résume apparemment le décor) peut entraîner ou réveiller tout un petit film du côté de la grande maison familiale – et ce petit film à son tour ouvre une rémoration plus large (les vacances espagnoles, le pensionnat anglais…), ou amorce un film plus grandiose encore (hilarante séquence Sissi où la princesse discute avec sa belle-mère sous les ors de Schonbrunn, d’abord esquissée par un Guillaume manipulant seul dans sa chambre une couverture pour s’en faire une robe princière et un vieux chandail en guise de perruque)… Nous saisissons sur le vif, au fil de ces enchaînements, comment cela marche une tête, ou un film, puisque notre héros se fait en permanence du cinéma, ou comme on dit « se la joue ». Et nous vérifions la merveilleuse proximité du cinéma avec nos fantasmes, ou comment celui-ci s’enchaîne aux simples mots prononcés face au noir (où, nous le comprendrons in fine, Maman écoute) pour embarquer la famille, l’histoire et tout un monde dans le cadre autrement accueillant et fertile en visions de l’écran.
Délicatesse, et fluidité : la chose à dire ou à fixer n’est pas évidente, la bouche hésite souvent à prononcer certains mots (le gros mot qui ne veut pas sortir, malgré les objurgations de Maman, ou du psy), de même les saynettes développées par le film ne correspondent pas toutes à des remémorations, mais peuvent glisser au rêve – douceur du montage dans la scène de la piscine où Guillaume tombe dans l’eau en Angleterre, y fait des bulles dans un état d’apesanteur ou de régression fœtale, avant d’en ressortir au Maroc, dans la villa louée par sa tante. Quand Guillaume quittera-t-il sa bulle ? Quand ce corps-enfant floconneux, androgyne va-t-il trouver sa forme et son orientation ?
La peau sensible et les formes flasques du gentil Guillaume lui font un corps qui attire les quolibets, et les brutes (bizutages du dortoir anglais, ou séquence de l’établissement thermal en Bavière où, parti sur les traces de Louis II, il tombe sur un Helmut Berger de spa qui lui inflige un mémorable massage). De même, Guillaume ne retrouvera pas la tendresse de Maman auprès des homos que si timidement (mais courageusement) il drague en visitant quelques boîtes pour vérifier. Pourtant Maman elle-même n’a rien de tendre, et c’est aussi la beauté de ce récit : Guillaume se raconte un film où il embellit sa mère, dont il rémunère le fantasme d’avoir accouché d’une fille (et si « Je suis une fille », je ne suis donc pas homo quand je recherche les garçons, raisonne-t-il à part soi). Il l’adore et il la déteste (comme lui-même s’aime et se déteste), elle le protège et le persécute, il la cherche ou l’entend partout, qui multiplie autour de lui de dérangeantes apparitions spectrales… Hanté, manipulé, couvé, salopé par sa mère, le fils joue dans son film et il en a peur. Mais, comme il le résume très bien, lui-même peut aussi affronter cela qui le terrifie (pas seulement le cheval) pour dominer sa peur – et nous le voyons peu à peu opposer et construire son propre film contre celui de Maman, qui pour finir lui donnera raison.
Ce chemin de la catharsis emprunte la stratégie du faible au fort : Guillaume n’a pour lui que ses mots et ses doutes de gamin, éternel mineur, fayot (au collège), petite fiotte, « salope » (à Pantin), pédale ou tantouse, rôles qui le guettent et où il se sent glisser avec horreur, mais ô miracle du théâtre ou du cinéma ! nous le voyons retourner cette faiblesse en force justement en la racontant et la jouant, en prenant le stigmate au mot et en en remettant, car l’acteur accueille et fait travailler non seulement sa féminité mais le bébé en lui, ce corps obtus qui ne veut pas grandir.
« Je sais bien (que je ne suis pas une fille) mais quand même… », se répète intérieurement Guillaume, et les psychanalystes n’ont pas nommé clairement cet état compliqué de conscience. Mauvaise foi ? Piété ? Dénégation ? Nous voyons sur le vif l’acteur naître à sa vocation (Guillaume ne sera ni fleuriste ni antiquaire, ni non plus journaliste comme il l’annonce mollement à sa pétulante tante) ; le sociétaire de la Comédie française perce peu à peu dans ce dédoublement de la conscience et des mots, ce mimétisme dévorant – Guillaume s’amuse d’abord à entretenir la méprise des siens et de la bonne en imitant la voix de sa mère… Fasciné par les femmes, il scrute leurs attitudes, croiser les jambes, pouffer de rire, respirer (aucune n’a la même respiration)… Les aime-t-il pour s’identifer à elles (à Maman), ou pour passer d’un désir fusionnel (homosexuel) à un choix d’objet ? Son corps mal défini demeure longtemps à la croisée des chemins (des désirs et des terreurs mêlés), il pourrait basculer d’un côté ou de l’autre au gré des forces antagonistes qui le malmènent.
Nous comprenons mieux aussi par ce film comment le genre (le choix d’un rôle) s’étaye ou se construit sur le sexe à partir des mots des parents, du story telling de la famille et des autres…, et comment cela peut cristalliser ou bifurquer sur une phrase, une rencontre. Il s’en faut de peu que Guillaume ne devienne homo, sa mère l’y poussait tout droit. Sa libération passera par l’inversion de la formule qui donne son titre au film, un jour Guillaume insiste pour se faire inviter à une soirée de filles où il n’a rien à faire, mais où il s’entendra dire « Guillaume et les filles, à table » – où il gagnera d’aimer et d’être aimé par une femme, Amandine, qui réfutera victorieusement le désir de sa mère.
Ce film drôle et profond déplaira peut-être aux homos, qui n’y sont pas flattés. Dans le Petit bulletin, Christophe Chabert habituellement plus perspicace lui reproche une « nauséabonde » homophobie. Je préfère y saluer les enchevêtrements du théâtre et du cinéma, des mots et des fantasmes, du masculin et du féminin, du sexe et du genre, en un mot de Maman et moi – comment jamais séparer ces deux-là ? Ou comment enfin naître ? Que cette coupure salutaire passe par la rampe d’un théâtre, ou par la délicate mise en images d’un récit, donne un bel exemple de catharsis en acte – de traitement des passions par les ressources de la scène.
P.S. : Ce blog risque dans les semaines qui viennent d’être ralenti, car nous partons demain dimanche 24 un mois pour Cuba, où les liaisons internet ne sont pas la priorité du régime. J’essaierai, on verra ! Car j’espère vivement chroniquer ce voyage au cours de ces quatre semaines. RV au plus tard à mon retour, le 21 décembre, avec de nouveaux films à voir, des colloques, des bouquins…
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