Je reviens au programme de français des Taupes, où j’ai traité de Victor Hugo (Les Contemplations), de Tchernobyl (La Supplication) mais pas encore du troisième volet, le livre IV du Gai savoir de Nietzsche. Je ne savais à vrai dire par quel bout prendre ce texte, et le présenter pédagogiquement à mon petit-fils Gaspard, candidat aux concours. Je me disais même, devant cette œuvre rébarbative, que si le jury avait voulu dégoûter les scientifiques de la discipline philosophique, ce choix s’imposait ! Comment raccorder Nietzsche à Hugo, et à La Supplication ? Comment même entrer, quand on est taupin, dans un texte aussi hérissé d’allusions, d’images peu compréhensibles, de toute une rhétorique, ou scolastique, pesante et effroyablement datée ?
Moi-même philosophe, je croyais aimer Nietzsche et j’avais lu, au moment de ma khâgne, Par-delà le bien et le mal avec un sentiment de choc et de révélation. Mais jamais ce Gai savoir où je peine à retrouver le philosophe que j’aimais. Essayons pourtant de ramener à l’essentiel cette partie du programme, c’est-à-dire de permettre à un garçon ou une fille de vingt ans, enfoncés dans les maths, de citer ou d’exploiter à bon escient quelques bribes de cette œuvre.
Tu dois, Gaspard, mémoriser de Nietzsche (attention à l’orthographe de ce nom propre, qui ne pardonne pas !) quelque idées-clés. La première, le fil sur lequel tirer pour entraîner la suite, me semble :
Invente ta vie ! N. proteste à longueur de pages contre l’uniformisation des hommes, leur conformisme, leur mimétisme de troupeau. Leur résignation. Ils gâchent leur vie, ils la laissent passer sans la mettre assez en valeur. Sans s’emparer de la chance de vivre.
Platon est le premier responsable (en philosophie) d’une certaine dévalorisation de notre vie ici-bas, au profit d’une vie supra-terrestre parmi les idées, ou d’un ciel que l’âme a connu avant la naissance, et que nous réintégrerons après notre mort. C’est le sens du § 340 du Gai savoir, capital, où N. rapporte la dernière parole de Socrate, sur le point de mourir, à Criton : « Nous devons un coq à Asclépios » (Esculape), autrement dit : cette vie était une maladie, la mort m’en délivre, me voici guéri, il faut payer Esculape (le dieu de la santé). Vision très pessimiste, qui sera relayée par le christianisme, considérant lui aussi que notre vraie vie n’est pas de ce monde, mais nous attend au-delà, au ciel. Toute une tradition platonicienne-chrétienne a ainsi dévalorisé cette vie, au profit d’un idéal supra-terrestre.
Un combat central de N. critique donc ce dualisme, qui coupe la vie en deux : le corps contre l’âme, l’ici-bas contre l’au-delà, l’immanence contre la transcendance… N. ne cesse de valoriser le premier terme de ces couples, et de congédier le second, qui nous incline toujours plus ou moins vers un certain nihilisme (mot-clé de N.), littéralement : ce qui réduit à néant notre vie.
Cette dévalorisation prend notamment chez lui le nom de ressentiment, encore un terme important : les hommes sont fâchés, brouillés avec ce que la vie leur accorde, ils méprisent cet acquis en rêvant de chimères ; ils sont en lutte contre leur nature, ils retournent leurs forces contre eux, et c’est aussi le ver rongeur de l’ascétisme : le choix de nier ou de mépriser le corps au profit d’un idéal plus ou moins illusoire.
Autre grande ligne de réflexion, ou d’injonctions : la formation de nos valeurs. Il faut bien se connaître, et pour cela doubler la connaissance de soi d’une expérience sensible de son corps, de ses penchants, désirs, imagination etc., pour saisir où sont mes valeurs, qui ne sont pas celles des autres. N. insiste ici sur la diversité des hommes, qu’on aurait tort de réduire à une espèce, ou à une classe ; à chacun son corps, donc à chacun ses désirs, ses passions. Considérons les espèces vivantes, les poissons n’ont pas nos valeurs, c’est une question d’environnement, de biologie, d’organisation des corps, eh bien il y a autant de différences entre les hommes qu’entre un homme et un poissson ! Il n’y a donc pas de fait universel, encore moins de savoir absolu (postulé par Hegel), mais sulement des interprétationsà partir de nos différents mondes propres (celui du poisson, très légitime, n’a rien à voir avec le mien). Et ce jeu infini des interprétations fonde le perspectivisme de N. (autre mot-clé). À chacun de tracer son chemin, à l’écart des autres et sans trop se fier à la règle commune, qui sert toujours plus ou moins à raboter nos différences, à nous uniformiser et nous ranger dans le troupeau. Exemple de règle commune, la morale kantienne, qui cherche le critère de l’action vraiment morale, et qui édicte : « Fais en sorte que ton action puisse être érigée en loi universelle ». Si tu te conformes à ce canon de l’universel, alors tu es moral (selon Kant). N. remplace cet universel (cette extension de la loi à l’humanité entière) par l’hypothèse de l’éternel retour : agis comme si tu voulais que ton acte revienne éternellement, avec toutes ses conséquences. Vis dans la perspective d’une répétition infinie de cette vie, avec tous ses accidents, accepte et désire une vie ainsi éternisée – et ce sera la vie bonne.
Autre grande inspiration de N., l’inconscient. Sur ce point, il annonce vraiment Freud (qui reconnaîtra cette proximité). Cf § 333 : « La plus grande partie de notre activité intellectuelle se déroule sans que nous en soyons conscients, sans que nous la percevions ». Nous croyons nous connaître alors que nous sommes le jouet de nos passions, de nos mensonges, de notre amour-propre (grand thème des moralistes français, très appréciés de N., qui ont avec Montaigne ou La Rochefoucauld insisté sur les ruses en nous et les déguisements de l’intérêt, sous le masque de nos « vertus »). Non seulement les hommes sont follement distincts les uns des autres, mais la même foule peuple chaque individu, à son insu : l’autre nous habite, nous mène, nous ne sommes pas les sujets de nos goûts, de nos préférences, de nos décisions… « Tu es toujours un autre » (§ 307). Au fil des occasions ou des moments, nous livrons passage à une personnalité différente, nous sommes très peu stables, très peu identifiables. Et nos « valeurs », bien loin d’être des points fixes, ne cessent de changer. Voir le très important § 335 : « Chacun est à soi-même le plus éloigné (…) Tu ne t’es pas encore créé un idéal propre et rien qu’à toi : et ce dernier ne saurait jamais être celui de quelqu’un d’autre, encore moins de tous (…) il n’y a pas et ne peut pas y avoir d’actions identiques (…) Mais nous, nous voulons devenir ceux que nous sommes, (…) les incomparables, ceux qui se donnent à eux-mêmes leur loi, ceux qui se créent eux-mêmes ! »
Sur ce fond de changement permanent, N. ironise sur notre volonté de vérité : la vérité, provisoirement atteignable dans le domaine scientifique, se laisse mal exporter dans le domaine moral, ou esthétique, ou des valeurs en général, où ce qui domine est le goût, c’est-à-dire les expressions d’un corps singulier. Ce qui ne veut surtout pas dire que « tout se vaut », au contraire : il y a des choix hauts et bas, des décisions intelligentes et d’autres tristement imbéciles, des « expressions » (interprétations) utiles ou nuisibles, fortifiantes ou affaiblissantes, et j’en suis chaque fois le responsable.
Pour conclure : « Je veux (…) en toute circonstance, n’être plus qu’un homme qui dit oui ! » (§ 276). Oui à l’adversité, même à la maladie, qui peuvent être des soures de grandissement : il faut accepter de la vie tout ce qui peut me renforcer, et ne surtout pas gémir, ni macérer dans la plainte et le ressentiment. Ce Gai savoir est donc une école de renouveau, pas seulement pour la personne mais pour toute la culture occidentale infestée de valeurs négatives ou diminutives.
On voit par ce résumé que Nietzsche se situe résolument ailleurs. La question qui se pose pour les concours me semble : comment raccorder ce texte avec les deux autres ? Le dénivelé paraît en effet assez abyssal… Hugo nous entretient au fond de son deuil, des moyens et étapes de la résilience ; La Supplication traite d’un mal radical, l’infection atomique qu’on ne voit pas, qui aveugle les hommes partis la combattre, et son texte (tissé de témoignages) déroule un tableau des illusions et des fautes d’interprétation devant ce fléau. Mais Nietzsche ? Lui aussi (comme Hugo) voudrait nous montrer les chemins d’un renouveau, mais à l’échelle de la culture occidentale, d’une refonte de nos savoirs, de notre perception de nous-mêmes et de nos « semblables » (si différents). La bonne copie, celle qui sera distinguée au concours parviendra à glisser quelques mots nietzschéens (donnés ici en italiques) pour élargir le débat : Alexievitch et Hugo parlent d’un malheur (un accident) ponctuel et des moyens d’y faire face, Nietzsche beaucoup plus englobant ou métaphysicien, ou radical, met le doigt sur une maladie de la culture ou de la pensée, très ancienne, très « structurée » ou installée, aux ramifications pernicieuses mais difficiles à diagnostiquer, tellement nous sommes façonnés par ce qu’il s’agit justement de combattre !
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