C’est dimanche et c’est « jour des morts », jour deux fois désœuvré que nous passons en Corse, face à la mer. Sur le muret de la terrasse, un gros bouquet de chrysanthèmes acheté lundi à Bastia, que nous gardons sous le regard en attendant de le placer sur ta tombe, désormais achevée dans le petit cimetière d’Herbeys. Où déposer ces fleurs ? La margelle de ce mur n’est pas inappropriée, devant le petit bassin où tu jouais si souvent avec tes deux filles, nous avons tant de photos de vous quatre à cet endroit que nous ne pouvons contempler d’ici cette étendue de mer sans t’y revoir, brandissant fièrement Mathilde ou Alice comme un trophée face à la ligne d’horizon.
Et cela fait neuf mois pile que nous ruminons l’inacceptable, il n’y aura jamais plus Brieuc comme nous l’avons connu, incorporé à ces lieux délicieux. La famille de Sylvain vient de nous quitter, la présence de ton grand frère ici, avec tes neveux et nièce, était un chaleureux réconfort, la maison vivait, ton nom y résonnait de sorte que les choses demeuraient un peu comme « avant ». Ces arbres où tu grimpais pour dégager notre vue, c’est Arthur avec un bel entrain qui vient de les élaguer, prenant à quinze ans ton relais, et cela nous laisse de gros tas de branches et de broussailles à brûler, ce que nous ne pouvons encore faire à cause du beau temps persistant, nous attendrons le prochain passage, en février, pour les feux.
Tu aurais adoré aussi, en cette Toussaint, refaire à pied le chemin des bergeries, Alice sur les épaules, puis redescendre jusqu’aux rochers du chemin des douaniers à la crique des eaux bleues (oui, vraiment bleues en ces jours alcyoniens) où toute la famille de Sylvain hier s’est baignée, je ne sais pas si la chienne Polka les a suivis dans l’eau.
J’ai passé la journée d’hier samedi allongé aux urgences de Bastia, pour un petit accident cardiaque survenu la veille en sortant d’un bain de trente minutes : nous étions partis en kayack explorer la face arrière de l’îlot, avec retour à la nage, Iris pagayant pour ramener le bateau. L’eau était cristalline, digne des meilleurs spots de plongée avec ses fonds rocheux aux profondes couleurs, mais je l’ai trouvée froide, tout en nageant énergiquement vers la côte. C’était un vendredi 31, la date même de ta mort neuf mois plus tôt, et à peu près au même moment – tu es parti avec l’avalanche le vendredi 31 janvier peu avant quatre heures… Tout en nageant porté par cette eau de rêve je m’efforçais de revoir (d’imaginer) la scène, sur cette pente de Belledonne où la neige t’a broyé. En me séchant je ne sais comment ni pourquoi, j’ai été pris d’un malaise, tout s’est brouillé dans ma tête et je suis resté une bonne demi-heure (m’a-t-on dit) « désorienté » : je ne savais plus où j’étais, ne reconnaissais plus l’époque, l’automne vraiment comme c’est bizarre, cette île là-bas nous en venons ? et d’abord quel est mon âge ?
Pleins de sollicitude, Françoise, Clémentine et Sylvain m’ont reconduit à la voiture, j’ai pris en rentrant une boisson chaude et me suis couché en regardant mes souvenirs se réassembler, tandis que les amis par téléphone recommandaient unanimement les urgences, ce que je venais de faire ressemblant à un petit AVC… Mais la nuit tombait et l’hopital est à soixante kms, nous n’y sommes donc allés qu’hier, pour m’entendre dire que cela en effet aurait pu être sérieux mais que non, pour cette fois ce n’était qu’un « A.I.T. » (j’ai oublié la signification de cet acronyme), une espèce de spasme des vaisseaux entraînant un défaut passager d’irrigation cérébrale. Moi, je continue de penser qu’en nageant je t’ai rejoint dans ce froid de trop près, revivant à ma façon l’avalanche, comme Françoise durant tant de nuits où elle se réveillait en hurlant à peine endormie, en proie au même cauchemar.
Neuf mois déjà que notre temps est devenu irréversible… Je crois que l’effet de ta mort sera d’avoir marqué nos vies d’un avant et d’un après indélébiles, nous vivons dans le temps du manque, d’une absence qui restait impensable « avant ». Cette part manquante dont nous n’avions aucune conscience est devenue la toile de fond de notre vie, qui se déroule dans les mêmes lieux que la tienne, parmi les êtres que tu aimais comme nous, et qui tous quels que soient l’heure ou le décor renvoient à ce trou, à cette amputation. Tu aurais adoré faire ceci, voir cela, ta femme et tes fillettes ne partageront plus jamais (quoi que nous fassions) ta si chaude présence que rien, absolument rien ne peut remplir ni remplacer.
Dans le cas de Mathilde ou d’Alice pourtant, l’absence semble atténuée par l’inexpérience, elles ne savent plus tout à fait à quel point c’était formidable de t’avoir pour père, cette chance qu’elles avaient ! Elles ne manquent pas d’amour, elles vivent très entourées comme on dit et sont bien plantées, bien parties (grâce à toi aussi) dans l’existence, elles grandiront, elles s’en sortiront, Mathilde à six ans si sage et réfléchie déjà, Alice (trois ans) et ses roulades sensuelles sur le trampoline ou dans nos bras, avec ses délicieux mots d’enfant. On nous dit qu’à cet âge c’est trop jeune pour garder le souvenir d’un père et qu’elles t’oublieront… Oublier Brieuc ! Il y a les photos quand même, nos récits, ton nom récurrent dans nos conversations, quelque part ta tombe et aujourd’hui ce chrysanthème… C’est en elles surtout que tu persistes, d’ailleurs c’est en nous occupant de Mathilde et d’Alice, en les faisant jouer, lire, feuilleter sur iPad les images, que la joie de vivre revient, que l’avenir brille.
Dans ton prénom d’abord choisi par nous sans le savoir, je m’aperçois qu’il y avait ce qui brille… Comme la vie pour Mado ou pour tes parents est devenue terne sans toi, la mer a beau sous nos yeux resplendir, tracer à l’infini ses pistes de lumière toujours renouvelées, c’est à perte de vue le même trou, l’appel lancinant du vide. Les fillettes trop jeunes ne le sentent pas au même degré, la vie les appelle et elles poussent comme un paysage respire, elles n’ont pas assez de souvenirs de toi pour être tirées en arrière… Bienfaisante inconscience, heureuse pulsion de vie où, malgré tout et quoiqu’il arrive nous baignons, nous surnageons.
Le port et l’îlot au printemps
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