Dans Le Roman inachevé d’Aragon (1956), cette succession d’éblouissants poèmes (dont neuf par le génie de Léo Ferré devinrent chansons), l’auteur ici et là nous entrouvre sa vie, et notre écoute ainsi s’enrichit des connaissances extra-textuelles ou biographiques dont nous pouvons disposer.
L’un de ces poèmes, qu’on ne cite ordinairement pas, me hante particulièrement depuis quelques temps, c’est celui qui fait une référence précise à la maladie d’Elsa, qui frôla la mort en juin 1937 : atteinte d’une péritonite aigüe, elle tomba alors si gravement malade que le médecin appelé par Louis proposa de « tout enlever » ; à cette amputation de sa femme, Aragon (fort lui-même du titre de « médecin-auxiliaire » qui fut et sera à nouveau le sien aux armées, en 1918 comme en 1940) s’opposa de toutes ses forces et mit dehors le grand spécialiste, qui protesta que c’était la seule façon de sauver Elsa, et prit la porte en le traitant d’assassin…
Le poème passe sous silence ces circonstances (racontées trente-huit ans plus tard dans l’Œuvre poétique), et ne choisit de relater que la longue nuit durant laquelle Louis se tient au chevet d’Elsa et la veille, guettant sur son visage et son corps le moindre signe d’espoir. « Loin du bruyant Amour » comme dit très bien François Jullien, ce court texte d’attente angoissée et d’une vigilance intense nous fait repasser, en acte, par cette péripétie qui « trempe » littéralement (au sens du métal en fusion) un couple jusque là et comme on dit sans histoires : un couple que n’avait pas encore traversé l’épreuve d’une mort imminente.
Tous deux ont alors environ quarante ans. L’épisode qui les frappe est d’autant plus poignant que le mari s’est opposé, assez follement semble-t-il, au « traitement » médical ou chirurgical ; au nom d’une confiance aveugle en l’inséparabilité de son couple, il a expulsé le ponte pour ne laisser opérer, en guise de remède, qu’un transfert purement spirituel de vie ou de forces morales. Veillant Elsa et comme un shaman pratiquant sur elle l’incantation ou la prière, Aragon lui infuse tout son désir de survie, il s’hallucine en elle, il prend sur lui le mal pour l’aspirer, le vaincre. La cure ne passe même pas par la parole adressée, mais par une présence totale, paroxystique, un don de soi débordant : cet homme qui tient à sa femme s’offre pour elle au prix de son propre anéantissement, jusqu’à sa privation d’identité et de souffle.
Et ça marche !
Mais lisons plutôt ces vers lourds, qui serrent le cœur :
Toute une nuit j’ai cru tant son front était blême
Tant le linge semblait son visage et ses bras
Toute une nuit j’ai cru que je mourais moi-même
Et que j’étais sa main qui remontait le drap
Celui qui n’a jamais ainsi senti s’éteindre
Ce qu’il aime peut-il comprendre ce que c’est
Et le gémissement qui ne cessait de plaindre
Comme un souffle d’hiver à travers moi passait
(…)
Toute une nuit sans fin sur ma chaise immobile
J’écoutais l’ombre et le silence grandissant
Un pas claquant parfois le pavé de la ville
Puis rien qu’à mon oreille une artère et le sang
Il a passé sur moi des heures et des heures
Je ne remuais plus tant j’avais peur de toi
Je me disais je meurs c’est moi c’est moi qui meurs
Tout à coup les pigeons ont chanté sur le toit
« Je me disais je meurs c’est moi c’est moi qui meurs »… L’homme qui a longtemps vécu auprès d’une femme, partagé sa vie, ses soucis et ses chants, démêle mal le tien du mien, leurs chairs se sont entretissées au point que le déclin de l’autre corps signale le départ du sien. Au cours de cette interminable nuit blanche, l’amant prostré s’inculque, s’inocule l’agonie de l’autre ; tu n’es pas seule à mourir, tu emportes irrémédiablement en te retirant, en t’affaissant si douloureusement, une part (impossible à évaluer) de moi-même.
Ce poème exprime admirablement à mes yeux, et à cet instant de mon propre couple, un épisode qu’on dira aussi bien psychotique, où les identités se confondent dans un transfert excessif, mais il met le doigt avec une telle acuité sur ce point de basculement de l’identification, sur ce simple et vital délire d’aimer ! Par la pitié, l’effroi ou la fusion, deux se réfugie en un pour défendre l’autre, le grossir au moment où il s’amenuise jusqu’à s’effacer, s’éteindre… On a souvent douté de la vivacité de l’amour d’Aragon, que n’a-t-on colporté de ragots, de soupçons à son sujet ! Une telle page d’amour nu sans emphase, qui n’est pas isolée chez lui, devrait mettre fin aux bavardages.
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