J’ai déploré ici même le traitement indigne que Télérama réservait, le mois dernier, à Woody Allen. La critique dépréciative du film L’abbé Pierre, une vie de combats de Frédéric Tellier par le même magazine est une raison de s’y intéresser : quand Télérama éreinte un film, courons le voir ! J’ai donc visionné hier mardi, aux côtés d’Odile, ce long biopic indéniablement émouvant ; l’interprétation des principaux protagonistes y est impeccable, Benjamin Lavernhe jouant l’abbé Pierre, Emmanuelle Bercot sa fidèle Lucie Goutaz et Michel Vuillermoz « Georges ». Mais c’est surtout Lavernhe qui réussit à soutenir son personnage sur la longue durée (l’abbé meurt à 95 ans), dans un remarquable exercice d’incarnation qui mériterait qu’on le distingue. Je l’ai entendu avec plaisir interviewé par Vincent Josse dans « Le grand Atelier » sur France inter, et un Nagui apparemment touché par la grâce en faire une promo ardente dans « La bande originale ». On ne peut en effet rester tout à fait indemne (sauf à Télérama ?) d’une rencontre, ne fût-elle que cinématographique, avec ce grand personnage.
Ce film, inopinément, a remué en moi bien des souvenirs. Je dois ma première rencontre de l’abbé Pierre à l’émission de Zappy Max sur Radio Luxembourg, qui demanda un soir de 1954 (j’avais dix ans) « Quitte ou double ? » à un curé inconnu qui allait bouleverser nos compatriotes sous le béret de l’abbé Pierre.
C’est au cours de l’hiver suivant, exceptionnellement froid, que la même voix portée par la radio retentit chez nous, et poussa mes parents et plusieurs de leurs amis à répondre aux appels pressants de l’abbé. La vague de solidarité en faveur des sans-abris connut à Melun, la ville où j’ai passé mon enfance, un pic qui s’imprima dans notre mémoire familiale, et ouvrit une brèche dans notre monde cloisonné. Ce ne sont pas seulement mes parents mais une dizaine de ménages amis, bourgeois catholiques et notables de cette ville moyenne, qui décidèrent alors de « prendre ensemble la situation en main ». Le message de l’abbé exigeait clairement deux choses, qu’on retire du pavé les clochards, et qu’on collecte en faveur d’Emmaüs tout ce qui pourrait servir à les vêtir, les nourrir et les reloger. Mes parents et leur petite bande se jetèrent dans la bataille avec une énergie digne de cette cause.
Le local des scouts fut partiellement réquisitionné, notamment une haute chapelle désaffectée que l’on nettoya, chauffa et où l’on installa des lits coupés de paravents pour donner une manière de chambre aux épaves de la rue. Mon jeune frère et moi-même parcourions avec une appréhension effarée l’allée centrale de la petite nef transformée en dortoir, en y convoyant les bols de soupe, les brocs d’eau chaude et des habits de rechange ; l’âcre odeur du D.D.T. partout insinuée nous prenait à la gorge, comme nous interloquait la vue de nos parents et de leurs amis tondant les crânes, ou dénudant des corps effondrés et couverts de croûtes pour les conduire à la douche de fortune bricolée derrière le petit autel, où l’on n’épargnait pas les brosses ni le savon avant de les rhabiller chaudement. Dans un gros poêle remis en service, on engouffrait avec fracas les boulets que livrait généreusement notre ami Porta, dont les scouts aidaient à charger et décharger les Tub Citroën qui promenaient à travers la ville l’ingénieux slogan de l’entreprise, peint dans un losange jaune en lettres vermillon, « Porta porte porte à porte / Le meilleur charbon ».
Les mêmes fourgons Tub assuraient la collecte des caves et des greniers, où mon frère et moi nous activions avec ardeur parmi les scouts. Le jeu consistait à rouler une première fois à travers les rues de Melun en vociférant dans un micro qu’on dépose à la porte des maisons tous les objets, hors d’usage ou toujours utiles, qu’on voudrait bien donner « pour l’abbé Pierre ». Avec la précision d’une baguette magique, l’annonce faisait apparaître dans l’heure suivante sur les trottoirs des tas hétéroclites qu’on se dépêchait d’enfourner avant la nuit dans les camionnettes pour les soustraire à différents prédateurs, car quelques chiffonniers avertis de l’aubaine accouraient pour se servir les premiers. Les louveteaux, les scouts et leurs frères et sœurs étaient donc préposés à monter la garde, le temps du ramassage, et je me revois roulé dans ma cape, engoncé dans un fauteuil de salon trop grand pour moi, ou fièrement campé à califourchon sur une montagne de pneus, de caisses de livres ou de vieux vêtements, comme j’aimais dans notre maison d’Auvergne à escalader les charrettes de foin.
On nous demanda plus d’une fois d’aller prêter main forte à des riverains empêchés de grossir de leurs dons ces terrils aux trésors, et les scouts montaient et descendaient bruyamment les étages pour extraire une commode branlante du capharnaüm d’un grenier, où ils forçaient parfois avec aplomb la générosité des donateurs, et ce vieux lavabo vous n’en faites plus rien ? Et cette table allez, « pour l’abbé Pierre » ! Combien de fois aussi, entraînés par une émulation de générosité, de vieilles gens qui voyaient partir du logis exigu un lit d’enfant ou le contenu d’une armoire de vêtements ajoutaient au dernier moment un bibelot, ou tiraient de leur porte-monnaie un gros billet… Les appels à la radio de l’abbé, relayés par les reportages photos de Paris-Match ou de France-Soir, avaient enflammé les cœurs, de sorte que les mêmes portes derrière desquelles Jean-Michel et moi négociions habituellement nos tickets de loterie, ou placions difficilement en fin d’année les calendriers de la troupe, laissaient à présent passer du logement à la rue sans rechigner un flot de meubles, de boîtes de conserves, de couvertures ou d’équipements électro-ménagers.
Le plus mémorable, en cet hiver doublement balayé par une vague de froid et une subite frénésie de charité collective, fut la soirée où le fondateur d’Emmaüs en personne vint prendre la parole sur la scène du théâtre de Fontainebleau. Je n’oublierai jamais son discours (que je retrouve à peu de mots près dans le film), d’ailleurs bref, où d’une voix grave, d’abord posée, il commença par énumérer les chiffres de la température et des corps à moitié gelés ramassés dans les rues, jusqu’à faire frissonner la salle archi-comble au récit de la mort d’une femme dans sa cambuse sans chauffage, ou de tel autre vieux trop tard découvert sous un pont. Or au moment de promener à travers la foule nos paniers, comme en Auvergne nous nous plaisions à peigner les airelles, nous vîmes avec stupéfaction s’y déverser toutes sortes de dons, pas seulement les billets de banque que des hommes en pelisses y jetaient par liasses mais des bagues, des montres, des broches ou divers bijoux que leurs épouses en manteaux de fourrure, sanglotantes d’émotion, arrachaient de leurs toilettes « pour l’abbé Pierre ».
Notre récolte était acheminée sous bonne garde aux mains des adultes qui enfouissaient ces ruissellements de richesse dans des sacs qu’ils analyseraient en lieu sûr, triant à part les montres et les bijoux pour l’évaluation des experts. Le collectif d’Emmaüs, comme nos amis s’appelaient maintenant, s’efforçait de limiter la chaîne des intermédiaires qui s’étaient mis à pulluler autour de l’abbé, car de même que des chineurs venaient directement se servir sur les tas formés par nos opérations-débarras, on eut à écarter ce soir-là un ingénieux bénévole qui circulait dans le public en y quêtant pour lui-même avec son propre chapeau !
Nos parents n’ont pas oublié comment la soirée se prolongea à notre domicile où, après avoir convoyé les précieux sacs, les nouveaux compagnons d’Emmaüs servirent à l’abbé et aux prêtres de notre paroisse conviés pour l’occasion, l’abbé Dollfuss aumônier de mon lycée et l’abbé In den Kleef familièrement appelé Théo (et qui célèbrera douze ans plus tard mon mariage), une collation dans la salle d’attente du cabinet de mon père, médecin stomatologiste. Jean-Louis en parlera longtemps avec fierté, le saint homme était entré sous notre toit, il y était demeuré une heure autour d’un vin chaud assis à causer… Dans quel fauteuil au fait ? Lui-même proposa à la table du lendemain qu’on le retrouve, pour distinguer cette relique en la marquant d’une étiquette ; hélas, la quinzaine de sièges d’un robuste skaï vert se ressemblaient tous, sans que le postérieur de l’abbé ait laissé sur aucun une empreinte particulière…
L’enthousiasme né de ce premier élan incita leur « petite bande » à faire mieux encore ; après avoir accueilli les sans-abris, et collecté fonds et brocante pour Emmaüs, ne pourraient-ils s’occuper de les reloger ? Le local des scouts ne pouvait héberger trop longtemps ses pensionnaires ; et si, au sortir de l’hiver, plusieurs clochards semblaient décidés à retrouver la rue, les bénévoles du collectif avaient dressé une liste de familles sans abri ou mal logées, à l’intention desquelles on décida d’implanter, au nord de Melun, un petit lotissement. On négocia sur le plateau, à la lisière des champs de betteraves, l’achat d’un ou deux hectares de terre pour lesquels avec l’aide de René, mon grand-père maternel retraité d’une entreprise de maçonnerie, et qui habitait de l’autre côté de la Seine, on dessina les plans de quinze pavillons mitoyens, disposant chacun d’un jardinet. Les formalités du permis, puis de la viabilisation du terrain durent aller assez vite puisqu’au printemps, dans un sol bosselé et défoncé par les excavatrices, les enfants accompagnant nos amis assistèrent à la pose solennelle du premier parpaing, à laquelle procéda le préfet en personne, un grand commis tombé du ciel qui arriva encadré de motards, et conserva sous la pluie son képi décoré de feuilles de chêne, le temps de manier maladroitement la truelle autour du bloc de ciment qu’un maçon déposa respectueusement à ses pieds.
Ces blocs étaient coulés sur place, tirés d’une épouvantable machine qui engloutissait tout le jour d’énormes pelletées de sable et de ciment, et tressautait dans un bruit de ferraille au moment de pondre un par un ses parpaings ; les scouts mobilisés les jeudis et dimanches entassaient ceux-ci encore frais sur des palettes où l’on attendrait qu’ils sèchent, avant l’assemblage des murs. Le lotissement prit vite figure, on l’avait baptisé « Les Epis » et lors de la foire annuelle de printemps, sur le pré Chamblain, leur petite S.C.I. ouvrit un stand où l’on pouvait consulter les photographies du chantier ; Jean-Louis qui avait troqué la blouse médicale contre la salopette, Maurice Leloup notre ami chapelier ou le fidèle couple des Porta, Edme et Simone en bras de chemise y côtoyaient fièrement les ouvriers du bâtiment, français, arabes ou polonais qu’on voyait ensemble monter les moellons, poser une charpente ou fraternellement casser la croûte sur une planche jetée entre deux murs.
Ce stand servant à faire de la publicité au projet et recueillir des fonds, les enfants et les femmes s’y relayaient pour raconter « Les Epis » aux chalands, en expliquer la maquette et les inviter à punaiser sur le chalet de bois un petit billet de banque, « pour l’abbé Pierre » ; le maire puis le député inaugurant la foire y étaient passés les premiers en donnant l’exemple, et chaque soir notre cabanon frissonnait de haut en bas de paperoles multicolores qu’on dégrafait soigneusement avant de les compter.
Le hasard veut que vingt ans plus tard, marié moi-même et père de trois enfants, nous achetions sur plan avec Françoise un appartement à Grenoble, situé dans une rue nouvelle baptisée « Des Trois Epis ». J’y ai vécu jusqu’en 2017, en oubliant les péripéties de ces années cinquante, marquées pour notre famille par l’abbé Pierre. Comme une ambulance ou un camion de pompiers se frayant bruyamment dans le flot des voitures un passage, ces souvenirs remontent en moi à travers le flot des images ranimées par ce film. L’hiver 54 où la Seine à Melun gela, et ce qui s’ensuivit, tracèrent en nous un sillage d’humanité ; je ne peux en particulier croiser aujourd’hui encore dans la rue, où ils prolifèrent (comme le montre la fin du film), des sans-abris avec leurs ballots, leurs cartons et leur sébille, sans voir en surimpression le visage de l’abbé. Mes parents en furent sans doute, au moins pour quelques temps, changés – car les années soixante-soixante-dix, qui s’achevèrent par le suicide de ma mère, fracassèrent notre relation à Jean-Louis, qui se remaria deux fois, et mourut loin de Melun, sans nous revoir…
Je ne suis jamais retourné « rue des Epis », je ne sais comment auront vieilli ces quelques pavillons de la vie précaire, surgis dans l’enthousiasme en lisière des betteraves. Les abords de Melun on t beaucoup changé, une rocade nord a transformé l’urbanisation du plateau, en développements permanents tous assez hideux. Et je n’ai pas revu nos amis, disparus depuis longtemps, qui pourrait aujourd’hui raconter cette histoire ? Quant à Jean-Louis… Je me suis en partie construit contre cet homme, j’ai cru vers la fin le haïr. La lumineuse image de l’abbé Pierre me rappelle qu’il pouvait lui aussi être capable de bonté.
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