Frédéric Worms, auteur de
Penser à quelqu’un (Flammarion 2014)
Le dernier livre de Frédéric Worms, philosophe notamment connu pour ses travaux inspirés de Bergson, et tournant autour de la problématique du soin, témoigne de quelque suite dans les idées : pourquoi « penser à quelqu’un » diffère-t-il radicalement de « penser à quelque chose », et en quoi ce primat de la relation est-il vital pour chacun, autant qu’inévitable ?
Pour que je pense, rappelle Frédéric Worms, c’est-à-dire plus exactement pour me permettre d’exercer ce luxe d’une re-présentation capable de détacher ses objets de leur présence actuelle, et d’ouvrir mon esprit aux sphères de l’hypothèse, de l’imagination ou des autres mondes, il faut de toute nécessité qu’on ait d’abord pensé à moi. Tout sujet pensant, et c’est la condition même de sa subjectivité, a d’abord été « conçu » aux deux sens de ce verbe par des géniteurs qui l’ont voulu, nommé et imaginé avant sa venue au monde ; il s’est trouvé à son insu délocuté (parlé par d’autres), baptisé, anticipé de mille façons, de sorte que la pensée propre d’un sujet se trouve, quelles que soient ses dénégations ou ses présomptions d’individualisme, enchâssée dans une chaîne de représentations ou dans la pensée des autres : il n’y a pas de pensée première, inaugurale ni même singulière, ni autonome, ni en toute rigueur « intérieure » : le cogito est d’abord un cogitatus (j’ai été pensé par d’autres) et un cogitamus – pour penser il faut être (ou s’y mettre à) plusieurs.
Frédéric Worms, en d’autres termes, s’attaque avec ce livre à un aspect bien connu de longue date mais dans cette mesure assez peu reconnu : soupçonné, mais laissé en friches par les études dominantes, je veux parler de la force de liaison de nos pensées. Diderot l’exprime crûment en appelant ses pensées ses « catins », et cette saillie du philosophe rappelée page 45 suggère la vie ou le soubassement érotique de l’acte de penser. Car nos pensées non seulement nous rattachent, nous relient, mais elles veulent être exposées, ici encore aux deux sens d’un verbe qui suggère aussi la mise en visibilité théâtrale : leur partage mystérieusement les augmente, il diminue de moitié notre peine, il multiplie ou double nos joies (page 170), et la présence d’un public, soit sous la forme de la publication ou de la publicité (Öffentlichkeit chère aux philosophes des Lumières), soit par la magie de la scène, permet cette purgation baptisée par Aristote catharsis, une bien étrange déesse à laquelle nous n’avons pas fini de rêver !
C’est ainsi que se souvenir (de quelqu’un) c’est aussi se soutenir ; ou comme dit l’anglais que to remember comporte pour l’individu quelque remembrement intime, une assurance contre l’isolement et la dislocation. Nos lieux de vie sont ainsi aimantés par des foyers relationnels, ce que chaque self ou soi est d’ailleurs pour les autres dans la mesure où nous ne cessons, au fil de nos pensées, de tisser ou d’étendre une résille de relations qui sont autant de manières de prendre soin d’autrui – mais aussi parfois de l’exclure quand la pensée tourne à la phobie ou à la haine. Croire aux autres constitue un facteur majeur de notre propre croissance ; la confiance est autopropageante, et le soin commence avec l’orientation de la pensée.
Ces remarques touchent à une certaine sorcellerie du lien social, dans la mesure où celui-ci se montre en effet docile, ou sensible, à quelques petits tours de phrases, voire à de simples pensées. La superstition ou la magie (évoquées dès la page 36) ne sont pas loin, mais comment écarter cette dimension performative, bien attestée au cœur de nos relations intersubjectives où nous ne cessons, selon le titre fameux d’Austin, de faire des choses avec des mots ? (Dans l’instant où je tape sur l’ordinateur cette phrase, un écran de provenance apparemment indienne affiche sur ma boîte mail ce message : « Positive thinking, sept trucs pour éliminer vos pensées négatives » !…) Ma pensée affecte le monde des autres, en les disposant positivement (ou non) à mon égard ; et dans le cas du chagrin par exemple, il est exact que son partage, même proféré du bout des lèvres, peut enclencher une chaîne de solidarité qui nous fait du bien.
Frédéric Worms consacre quelques pages à la question incontournable du deuil, en revisitant Freud mais aussi Judith Butler ; l’affligé qui s’entend dire « Je pense à toi » ou « Je suis avec toi… » se trouve incontestablement moins seul, même si l’autre ne peut pas grand chose pour lui. Ou plutôt, précisons ce point capital, un chagrin véritable n’est pas une perte d’avoir mais d’être, un endeuillé ressent brutalement son arbre de vie fendu en deux, une part de l’existence qu’il devait à la personne chère fait brutalement défaut, et il devient urgent de trouver, dans les témoignages de sympathie, non certes un remplacement de la relation manquante mais des béquilles qui retiennent de trop vaciller. Un trait du deuil, c’est qu’on ne fait plus que penser au disparu, qui a emporté ou confisqué par sa mort cette part d’idéation ou de représentations qui nous constituent justement comme sujet. « Je pense à toi » permet de réorienter a minima le cours de la pensée, en lui offrant de couler vers d’autres destinations que celle qui nous obsède.
D’une façon générale, ce livre tourne autour de la question du transfert, une notion demeurée obscure pour la psychanalyse elle-même, qui qualifie celui-ci à la fois d’obstacle et de levier de la cure. On guérit en effet pour faire plaisir à quelqu’un. Or il en va de même, rappelle Worms, de notre éducation et des connaissances qui nous constituent vraiment : nous les devons à des personnes chères, ou dont le souvenir brille au cœur de nos savoirs, qui sont rarement objectifs ou exempts d’un riche réseau relationnel. Nos principaux apprentissages, et par exemple ou par excellence celui de la philosophie, gardent pour poinçon, et moteur, le souvenir intense en nous de quelqu’un. Il est clair que tous ces « transferts », éducatifs, thérapeutiques, admiratifs, amoureux…, bien loin de nous arrêter dans notre développement ou, comme on le dit parfois, de nous aliéner, nous créent positivement et que nous en sommes – la somme ! De même nous ne serions pas rationnels si nous n’étions d’abord relationnels.
Frédéric Worms explore ainsi ces partages, soit tout un versant de nos chétives existences que nous dirons, mieux que relationnel, vocatif, une dimension bien défrichée par les études pragmatiques de l’énonciation langagière, par la psychanalyse ou plus récemment par les sciences de la communication ; mais cette exigence vitale du lien semble méconnue peut-être par des philosophies trop individualistes, ou intellectualistes, ou centrées sur le Cogito. Que nos vies soient intensément adressées, cette notion sera familière sans doute à un esprit religieux, ou amoureux, ou artistique-créatif, mais elle cadrera mal avec les catégories de la parole ou de la psychologie courantes.
Il était bon qu’un philosophe consacre un livre à nous le rappeler ; et qu’il croise en chemin quelques poètes, ou des chanteurs, car cela fut énoncé aussi par d’éminents auteurs, Aragon par exemple, poète vocatif par excellence, dans cette curieuse strophe des Poètes (1960) transformée ensuite par Jean Ferrat en refrain, « Je pense à toi Desnos qui partit de Compiègne… ».
Dans la période dite « des sommeils » (1922), Robert Desnos aurait « en dormant » prophétisé sa propre déportation et sa mort au camp de Terezin en 1945, extraordinaire énonciation surréaliste où il se voyait comme un autre, un autre dont le futur serait déjà écrit. Existe-t-il vraiment, ce point de résolution des contraires également postulé par Breton et où le passé et l’avenir, le moi et l’autre, le je et le tu « cessent d’être perçus contradictoirement » ?
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