Jean Ferrat fêté à Antraigues

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Je connaissais mal l’œuvre de Jean Ferrat, que j’ai longtemps jugée un peu facile, ou « populaire », et je me contentais par exemple, touchant Aragon, du premier disque de ses chansons, qui contient d’indéniables merveilles (« Nous dormirons ensemble », « Robert le Diable », « J’entends j’entends », « Les Poètes »…), voire même « Que serais-je sans toi » qui tourne toutefois à la rengaine, et où je ne peux m’empêcher d’entendre, quand revient au refrain « que ce balbu-tiement », le ciment de la bétonnière qui monumentalise un couple (d’Aragon et d’Elsa) quelque peu encombrant…

C’est Odile, beaucoup plus tard, qui m’a fait découvrir le deuxième disque, d’une rare force d’inspiration dans la variété de ses sources, et ses surprenantes mélodies. Jean Ferrat ne puise pas au très connu, il prospecte, il descend aux profondeurs de l’Oeuvre poétique pour en exhumer des bijoux enfouis, de rares trouvailles : c’est ainsi que dans la conférence que j’ai donnée à Antraigues, au festival qui lui était consacré les 19-21 juillet derniers, j’ai fait entendre « Les Oiseaux déguisés », « Odeur des myrtils », « Le Tiers chant » ou « La Complainte de Pablo Neruda », qui dans des genres très différents illustrent le génie multiforme, les multiples curiosités d’Aragon. Un autre poème devenu chanson que j’aime beaucoup, « Chambres d’un moment », n’a pu être écouté faute de temps, c’est dommage car (exclu du Voyage de Hollande de 1964 et rejeté parmi les poèmes de la fin, par égard pour Elsa ?), il dit l’attraction si forte de la prostitution à Amsterdam, et l’inévitable déconvenue promise à ses clients – un poème devenu chanson que je ne peux écouter sans songer aux pages éblouissantes, et tellement scabreuses, consacrées par Aragon aux prostituées parisiennes dans les années vingt, notamment avec le texte « Le Mauvais plaisant » qu’on ne lira pas sans frisson. Mais qui parle à vrai dire ici ? « Anonyme amant des putains, je me suis plu à cet effacement de ce qu’on croyait moi-même, dans leurs bras faits à d’autres et leurs yeux déjà vides. Je crois que j’ai eu besoin de ces femmes comme pas un » (l’auteur souligne, Pléiade ORC I pages 597-598). C’est autour de tels textes que j’aurais rêvé de m’entretenir avec Jean Ferrat, dont les mises en chansons constituent un tour supplémentaire d’interprétation, et relèvent d’une audacieuse magie.  

Je n’approuve pas les intégristes du texte poétique, ceux qui affirment qu’un poème se suffit à lui-même et n’a besoin d’aucune illustration, ou que l’écriture constitue son terminus sacré, sans au-delà créatif ni critique. Avec « la voix Ferré la voix Ferrat » au contraire (comme chante Reggiani), il me semble que le poème s’épanouit tout naturellement en chanson, comme il pourrait inspirer lu par d’autres une pièce de théâtre, une chorégraphie, une peinture ou un film… Le texte autrement dit n’est pas fermé sur lui-même, mais il demeure le maillon (ou constitue le relais) d’une chaîne d’interprétations qui se pensent, qui se fécondent entre elles, indéfiniment. 

Mais revenons au Festival. Je ne connaissais pas davantage Antraigues, où nous avons visité la Maison Jean Ferrat (non celle qu’il habitait mais, sur la place principale, les trois étages d’une grande bâtisse transformée en musée), riche en documents, lettres, articles de journaux, vidéos…, mais surtout où il nous fut donné d’entendre à l’espace Christine Sèvres, « entre les eaux », quelques savoureuses interventions de chanteurs, celle du couple Tandem en particulier, et encore d’Alissa Wenz (autrice-interprète de très curieuses chansons) soutenue au piano par la virtuose Nathalie Fortin. Ne ratez surtout pas ce couple rare, s’il se produit dans votre région : les sources d’inspiration d’Alissa, et son engagement dans l’interprétation, nous ont beaucoup touchés ! 

La soirée de dimanche aurait dû se terminer par un sommet festif, le concert du groupe très dynamique des « gens Ferrat », si l’orage qui grondait dans la journée n’avait finalement éclaté, noyant la scène et ses appareils mal protégés de l’inondation. Avec beaucoup de bonne humeur, et un indéniable optimisme, les membres du groupe descendus de la scène et venus au contact du public nous ont donné à reprendre, avec le soutien de l’accordéon et d’une contre-basse, quelques tubes entraînants, « La Montagne » bien sûr, « Camarade », « Potemkine » ou l’irrésistible « Une femme honnête n’a pas de plaisir ». On mesure, quand le public mêle sa voix à celles des gens Ferrat, à quel point un chanteur peut être vecteur ou facteur de communauté : Jean Ferrat a su créer des airs véritablement populaires, des paroles que chacun peut reprendre à son compte et qui, dans la bouche du voisin, créent avec lui un lien puissant, un moment heureux de reconnaissance. Il y eut ainsi sous la pluie, ou « entre les eaux », place pour une paradoxale euphorie collective.

Jean Ferrat rayonne sur Antraigues, mais sa chanson-phare va bien au-delà. Je me rappelle que j’étais en Algérie quand, dans ma chambre d’hôtel un soir de mars 2010, la télévision m’annonça sa mort et retransmit les images de ses funérailles, sur cette même place, et comment la foule qui débordait de toutes parts entonna « La Montagne », avec quelle ferveur, quelle force de recueillement ! Je compris que nous tenions, avec ce chant, avec ces paroles, une sorte d’hymne national dont je ne vois pas l’équivalent dans les autres chansons – sinon sans doute, autre création de génie, « Le Plat pays » de Jacques Brel, devenu lui aussi hymne à reprendre en chœur. Cette imbrication d’un territoire dans une chanson n’est pas fréquente, et Ferrat lui doit son ascendant, ou son prestige : il a su, très au-delà des vicissitudes sentimentales qui peuplent les chansons ordinaires, rendre hommage par celle-ci à une paysannerie en voie de disparition, et faufiler dès les années soixante dans le chant français, en quelques phrases inoubliables, une sensibilité véritablement écologique. 

Un journaliste m’interviewa, à la suite de ma conférence, sur la pérennité de Jean Ferrat, est-il repris, suivi par les jeunes gens d’aujourd’hui, ou ne célèbre-t-on à Antraigues qu’un entre-soi de vieux ? À mon âge et par mon parcours littéraire, ancré dans l’œuvre d’Aragon, j’ai du mal à me figurer ce qui tapisse musicalement les crânes de mes « contemporains » (et la prestation d’Aya Nakamura entendue quelques jours plus tard lors de la cérémonie d’ouverture des JO, se trémoussant entre les gardes républicains sur la passerelle du Pont des Arts, me fait craindre le pire)… Oui, Jean Ferrat a touché très profond en chantant de son phrasé puissant, mélodieux, jamais emphatique, non seulement la terre ardéchoise mais au-delà les espoirs, les indignations et les désillusions d’un siècle assez impitoyable aux faiseurs de chansons… Il a chanté quand même ou malgré tout, inflexiblement, et les gens de la région s’y reconnaissent en nommant « L’embellie » une chambre d’hôtes, ou en écrivant « Je t’aime » doublé d’un cœur sur le bitume des routes. Comme je me reconnais moi-même dans la plupart de ses passions.                 

3 réponses à “Jean Ferrat fêté à Antraigues”

  1. Avatar de xavier b. masset
    xavier b. masset

    Pas de mention de Nuit et Brouillard, cher Daniel Bougnoux, cela m’étonne de vous.
    La première fois que j’entendis la chanson à la radio, sans perspective culturelle ou intellectuelle bien dessinées hors de ce qui n’était chez moi qu’une oreille d’enfant, les mentions de Jésus et Vishnou (avec un « Jéhovah » bien peu sérieusement identifiable) me troublèrent d’une manière que je ne saurais exprimer encore aujourd’hui.
    L’indicible « Yaweh » jouait, à contrevent, pleinement son rôle, puisque son nom est comme au désert du texte, tout en soumettant l’image de son don paradoxal (nous trouvons de nombreuses occurrences de ce retrait/réapparence dans la Torah ou le Talmud).
    Je crois que le texte du titre ferratien provoqua des étincelles, dans son interprétation, à l’heure de ses premières radiodiffusions, avant que Denise Glaser (de mémoire bénie) ne mît tout ce petit monde des ondes nationales d’accord.
    Cela dit, avec l’espérance de ne pas faire le malin, le fait qu’il ne cite pas les principales victimes (à part l’évocation rapide d’un « Samuel », « chmu-El », lui-même traduction du nom sacré, divin, on n’en sort pas), peut sembler étrange, même s’il pense à eux de toute son âme, comment ne pas lui donner quitus de cela.
    Je ne mets pas tout sur le dos de l’éthique communiste du moment (même si c’est mon dada), où toute énonciation nominale d’un peuple venait en contradiction avec le dogme du melting-pot faussement pro-nationaliste noyé à l’intérieur de la vaste zone soviétique gouvernée par le Politburo moscovite, dont l’un des principaux non-dits était qu’aucune revendication, encore moins sa simple évocation mémorielle, ne devait passer la tête hors du chaudron.
    Même en 1963, date de sortie de ce Nuit et Brouillard chanté.
    (Si l’URSS de Staline reconnaît l’État d’Israël en 1947, c’est par pure détestation du colonialisme britannique, et la croyance que le pays s’agglomèrerait au bloc socialiste, avec ses Kibboutzim, position qu’elle abandonne en 1950 après découverte que Tel-Aviv se déclare du côté occidental, du monde libre.)
    Connaissant la relation d’amour entre Ferrat et Aragon, cela paraît irréel.
    Aragon est l’un des seuls à nommer Auschwitz dans l’un de ses poèmes (même s’il ne pouvait empêcher en lui cette attraction puissante et native envers un nouveau mot et sa nouvelle abstraction qu’il s’empresserait de rendre à la figuration la plus artiste, mais c’est le lot, le destin, des poètes que de s’offrir à faire pareille sensible transformation), dès 1944.
    Il écrira aussi, peu après mais toujours en 1944, que le nom de Drancy faisait « frémir les Français les plus impassibles d’apparence ».
    Le glacis stalinien, en pleine sublimation khroutchévienne dix ans après sa disparition, gardait sous son emprise le choix des noms et des mots à dire ou à couvrir de silence.
    Sur la technique de chant de Ferrat, vous avez bien dit, son phrasé appelait la littérature, c’était fatal, quelquefois avec de la préciosité, sans doute assumée, même si son « ils étaient vingt-et-cent » paraît légèrement maniéré, surtout par rapport au beau commentaire de Cayrol — qui parle en millions — pour le film du même nom d’Alain Resnais, sans parler de celui de Paul Celan pour la traduction allemande.
    Seule cette chanson de lui me toucha.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux
      Daniel Bougnoux

      Je n’ai pas mentionné dans mon billet « Nuits et brouillards », chanson en effet bouleversante que j’ai moi aussi beaucoup aimée (qui m’a fait découvrir Ferrat dans les années 60), parce qu’elle n’est pas d’Aragon, et qu’au Festival nous ne l’avons pas chantée en choeur (contrairement à quelques autres). Mais je l’avais mentionnée dans ma conférence, à propos de « Robert le Diable » consacrée à Desnos, mort comme le père de JF en camp de concentration. Cette coïncidence ne pouvait qu’attirer le regard de Ferrat sur ce (magnifique) poème tiré du recueil « Les Poètes ». Mais Xavier, il faut élargir votre écoute de Jean Ferrat : les deux disques des chansons d’Aragon que je mentionne vous réservent des trésors d’émerveillement !

  2. Avatar de Alicia
    Alicia

    Bonsoir !

    La scène aurait pu exister sur le fil du temps qui passe..

    À chacun ses palimpsestes !

    Donnons lui du corps, ce soir, sur les élytres d’un papillon bleu qui aurait les fragrances de l’âme.

    À la tombée du jour, dans les jardins de Thueyts, à vingt km d’Antraigues-sur-Volane.

    Peut-être vingt, trente…Peu nous chaut le nombre ! Des gens du village et d’alentour, attablés pour parler de tout et de rien…

    Ils rêvent tous d’embellie…Ils ont voté « Jordan » comme ils disent car ils en ont marre du système, de ces gens qui parlent bien mais qui ne les touchent pas.

    À quelques lieues de là, ce soir-là, le professeur donne conférence sur les chansons du parisien exilé en Ardèche.

    Aller l’écouter, pourquoi pas ? Mais qu’est-ce que ça va changer à nos vies ? Que fera-t-il pour nous avec ses disques rayés et ses péroraisons savantes ?

    Le temps se gâte, alors on reste là, en attendant que ça passe ou que ça casse.

    Voici venir « Le vent d’orages lointains » s’inquiète une jeune fille en rajustant sa robe.

    « Le vent d’orages lointains » a dans ses lettres les « Ondes gravitationnelles » déclare posément un villageois, sans susciter la moindre réaction.

    Voici en écho, dans le décor des interférences du rêve et de la rêverie, ce tango de deux trous noirs, porté à la connaissance de l’orateur qui a plié bagages pour s’en aller vers d’autres lieux…

    Dans ses paradis de lecture, il va trouver la bonne mesure, le maestro, et la troupe de gens fera lalala.

    Alicia

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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