J’aurais aimé déplorer ici la mort d’un cher camarade, me fendre sur lui d’un papier comme on a pu en lire hier dans L’Humanité sur la disparition du « dandy », témoigner d’une fidélité envers celui qui nous aurait appris ce que c’est que servir, une grande œuvre, ou la mémoire d’un génie… Hélas !
Un correspondant m’apprend dimanche sans complaisance que Jean Ristat vient de passer « de l’état de fripouille à celui de dépouille ». Nous le savions malade, j’appréhendais toutefois cette mort, qui remet tous les pouvoirs du légataire entre les mains si fragiles de son compagnon, le photographe Franck Delorieux.
Je m’exprimerai donc ici brièvement sur ce que m’inspire la mémoire de Jean Ristat. Voici un homme qui, dans les années de veuvage d’Aragon, a capté sa confiance au point de s’approprier son héritage. « Il n’a hérité que de dettes », m’a dit un jour un de ses défenseurs du PCF, pour tempérer mon indignation. Non, l’héritage d’Aragon lui a rapporté beaucoup de richesse, à preuve l’achat de cet appartement dont les fenêtres, quai de Bourbon dans l’île Saint-Louis, donnent directement sur la placette Louis Aragon, si émouvante à traverser (j’y manque rarement lors de mes séjours parisiens, en évitant de croiser l’occupant).
Cet argent tiré des droits d’auteur aurait pu servir à faire vivre des revues, des colloques, une Fondation, des bourses d’étudiants… En l’état actuel de la législation, et avant que l’œuvre ne bascule dans le domaine public (soixante-dix ans après la mort de son auteur), les chercheurs ont besoin de la signature de Ristat pour accéder à un manuscrit, pour traduire un texte dans une langue étrangère, ou éditer un inédit ; or le « légataire universel » ne répondait jamais à leurs demandes, bloquant par son inertie le développement de la recherche. Combien de fois ai-je été sollicité par un chercheur, désespéré d’attendre une réponse et qui me demandait d’intercéder…
L’héritage d’Aragon est demeuré très opaque, on ne sait pas ce que le légataire a prélevé dans l’appartement avant l’inventaire officiel (?) pour le mettre en lieu sûr, en Sologne. Il m’arrive, dans une exposition (celle notamment consacrée à « Aragon et ses peintres » organisée par la Poste), de lire sur les cartels d’œuvres importantes la mention « Collection particulière », qui localise l’origine du prêt ; ou de voir passer en catalogue de salles des ventes des livres rares ou parties de manuscrits qui suggèrent la même provenance : le légataire écoulait ses prises…
Je n’aime pas les écrits de Ristat sur Aragon, plaidoyers à sens unique, anecdotes invérifiables… Ses premières notes à l’ Œuvre poétique du Livre-club Diderot, à partir de 1974, étaient de même assez consternantes (cela s’appelait « Hors d’œuvre »). Mon édition des Œuvres romanesques complètes dans la Pléiade ne doit rien à Ristat, qui ne m’a pas aidé (mais auquel j’ai fait gagner beaucoup de droits, calculés au pro rata du nombre de pages de chacun des cinq volumes). Il est toutefois probable que les mises en musique et le disque constituent, pour l’héritier, une source de rentes plus abondante que ces laborieux travaux d’édition.
En 2012, Ristat a exigé que je supprime le chapitre 7 de mon livre Aragon, La Confusion des genres (Gallimard collection « L’un et l’autre »), dans lequel je décrivais un épisode carnavalesque qui m’était arrivé en juillet 1973, à l’Hôtel-résidence du Cap brun : ce chapitre à mes yeux important, intitulé « Pour ne pas oublier Castille », expliquait en partie le titre du livre ; nous y tenions J.-B. Pontalis et moi, mais nous ne pûmes devant cette censure que nous incliner. (Le chapitre, disponible sur ce blog, aura depuis beaucoup circulé sur internet, et la protestation élevée par Ristat ne l’aura pas servi.)
Je ne sais si l’histoire de la poésie gardera la moindre trace de ce personnage, croisé pour la dernière fois dans une petite station parisienne de radio, où il accompagnait Gabriel Matzneff… (Cela date nos rapports .) Je ne partage pas l’admiration sans borne qu’il inspirait à Aragon, qui aura dans les dernières années de sa vie, hélas, prononcé plus d’un éloge catastrophique (de François-Marie Banier, ou du peintre Charles-Louis La Salle…). Le choix d’un pareil « héritier » me semble, à tout le moins, malheureux pour le destin même de son œuvre. Et je me retiens de citer ici Edmonde Charles-Roux, alors présidente de la Maison Elsa Triolet-Aragon, qui me recevait rue des Saints-Pères devant un âtre de cheminée où était disposée, entre les bûches préparées pour le feu, une photo narquoise de Gaston ; je revois sur le visage fripé de cette grande vieille dame sa grimace de dégoût, quand elle a qualifié ce jour-là (pour moi seul) Ristat de trois mots, qui sonnaient comme un coup de cravache.
Trop de génuflexions, de propos intéressés ou de précautions ont entouré ce personnage, que je me permets d’éclairer ici un peu différemment, par déférence envers la corporation des chercheurs, tellement négligée par lui ! (Au fait, il a profité d’un emploi fictif d’ingénieur au CNRS, dont il a dû jusqu’à hier toucher la retraite, pour quels résultats ?).
Je n’irai donc pas m’incliner devant sa dépouille.
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