Le dernier et beau film de François Ozon fait débat, et il attire du monde, tant mieux, car même ceux qu’émoustillent cette histoire de prostitution juvénile, et la rumeur scabreuse qui précède sa projection, seront par lui surpris, et amenés (espérons-le) à se poser quelques questions dérangeantes.
On s’attend à ce qu’une belle jeune fille étudiante en terminale à Henri-IV, élevée dans un cadre confortablement bobo, où l’argent ne manque pas et qui-a-vraiment-tout-pour-réussir, suive une route tracée, et le film à l’avenant. A la peinture des inévitables peines de cœur adolescentes, Ozon préfère pourtant un tableau plus noir, ou plus énigmatique : pourquoi Isabelle, âgée de dix-sept ans, après s’être fait dépuceler pour voir au cours de vacances ensoleillées, se détourne-t-elle de ce compagnon de passage – qu’à l’évidence elle n’aime pas – pour, à la rentrée, céder aux vertiges autrement troubles des réseaux de call-girls ? Pourquoi plonge-t-elle, sans joie particulière mais avec excitation et les yeux gravement ouverts, à la rencontre de divers messieurs qui abusent de sa jeunesse et humilient sa beauté dans des relations tarifées ? Les hôtels sont luxueux, le prix de la passe variable (elle commence à 300 euros avant d’augmenter ses tarifs) et les messieurs inégalement élégants : pour un septuagénaire attendri et admiratif (il en mourra), un goujat, un gros porc… Qu’est-ce qui peut bien pousser celle qui se fait alors appeler Léa (du nom de sa grand-mère) à ça ?
La force du film est de ne fournir aucune explication psychologique, aucun débat moral. Ozon se contente sobrement de montrer une Marine Wacth qui irradie véritablement, dont l’évidence nous subjugue depuis l’écran : son Isabelle-Léa est ou agit comme ça, et quand la vérité éclate dans sa famille, elle se trouve bien en peine de fournir à sa mère atterrée (excellente Géraldine Pailhas) la moindre justification, retranchée derrière la moue interrogative ou le sourire absent de Françoise Hardy, dont quatre chansons ponctuent le film. Absente, Léa, lointaine dans les étreintes comme dans sa vie d’étudiante, que la récitation en classe du poème de Rimbaud, « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans », ne semble pas émouvoir davantage.
Ozon filme donc superficiellement un être lisse (on le lui a reproché), il tourne plein de retenue autour de la débauche, il observe froidement un feu sexuel, qui ne concerne d’ailleurs pas que Léa – sa mère a une aventure, une tante conserve dans son placard un sex-toy, le petit frère se masturbe, etc. Confronté à ces comportements prévisibles, ordinaires de la recherche du plaisir, le personnage d’Isabelle-Léa garde tout son mystère, que veut-elle ? Car la jeune fille ne provoque les hommes ni pour l’argent (qu’elle thésaurise sans en avoir l’emploi), ni pour le plaisir, mais – confie-t-elle au psy qui finit pas s’occuper d’elle – pour l’excitation qui la bouleverse avant la rencontre, pour la montée des marches de l’hôtel et le saut dans l’inconnu.
Nous n’assistons pas avec ce film à la énième dénonciation de rapports financiers qui supplanteraient ici l’amour, ni à la révolte d’un sujet dressé, au nom de sa liberté, contre des parents trop protecteurs ou bourgeois. La fêlure ou rupture mises en scène semblent plus subtiles, le défi plus secret ; et l’exposition de la jeune femme au danger, son intrépide prise de risque en disent plus long sur les rites de passage et les tumultes post-adolescents. La beauté de l’actrice ou de son personnage n’éclate pas seulement dans le rayonnement physique du corps mais par la grâce de l’expression, par l’évidence d’une ouverture ou d’une offrande de soi veinées d’inquiétude ; amoureusement, vertigineusement, Ozon filme au plus près cette élégance animale, irrépressible de la jeune fille qui d’ailleurs se dédouble, et épie son apparence dans les glaces… Marine-Isabelle-Léa nous rappelle le vers le Rilke selon lequel « la beauté n’est que le premier degré du terrible… », quelle est sa fonction, son emploi ? Plaire sans doute, mais pour quoi, mais après ? Cette grâce qui rayonne et déborde ne suffit pas à Isa-Léa qui veut la risquer, l’affronter à ce qui pourrait la dégrader, la souiller ; et si elle jouit du sexe, c’est peut-être d’en sortir lavée, apparemment ou pour cette fois encore intacte. Elle cherche ce qu’elle vaut (suggère le psychanalyste) ; elle s’engage, en marge d’une vie trop sage et d’un cursus sans faute, dans un combat plus obscur, plus valeureux que les banales joutes scolaires ou amoureuses.
La confrontation finale de « Léa » avec le personnage joué par Charlotte Rampling ne lève qu’un autre coin du voile sur les tentations de la jeune fille. Ozon ne conclut surtout pas, il nous laisse ironiquement tirer nous-mêmes la morale de ce cas pas banal ; son Isa/Léa nous fascine car elle met en question la nature du désir – un désir que n’épuise aucunement la recherche du plaisir, s’il est vrai qu’on désire, comme tentait de le formuler Freud dans un article-tournant de 1919, « au-delà »… Du côté de la mort, de l’auto-destruction ou en direction d’un réel plus attirant que tous les simulacres.
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