Je me suis endormi jeudi 11 au soir anxieux des paroles qu’allait prononcer, au cours de la nuit, Joe Biden dans la conférence de presse d’une heure, à haut risque pour lui sans écrans ni prompteur, qui clôturerait le sommet de l’OTAN. À quelques semaines de la convention démocrate, il est crucial en effet que le Président jette rapidement l’éponge, or il résiste de toutes ses forces à ceux, de plus en plus nombreux, qui tentent de le pousser dehors. Il faudrait, pour grossir ce courant et aboutir rapidement à un renoncement, que Biden de quelque façon publiquement s’effondre, et démente ainsi la fable qu’il est le mieux placé en novembre pour battre Trump. Les Démocrates ont suivi avec effarement le duel qui vient d’opposer les deux hommes : à l’évidence, le Président sortant (quel que soit son honorable bilan) ne fait pas le poids, dès lors que les électeurs préférent s’en remettre aux apparences et à la force d’entrain que leur champion suscite. Comment imaginer Biden encore au pouvoir dans quatre ans ? Comment ne pas l’avertir, pour citer un titre de Romain Gary (lui-même emprunté au métro parisien) qu’« au-delà de cette limite, votre ticket n’est plus valable » ?
Je priais donc, au seuil du sommeil, pour qu’une faute de langage, une panne de mémoire ou une défaillance dans sa marche vers la tribune forcent le Président à ce renoncement tant attendu. Qu’allait-il cette nuit-là nous offrir, qui permette l’ascension à sa place d’un (ou d’une) candidat(e) mieux désigné(e) pour cette fonction ? Je me suis donc réjoui, au journal parlé du matin, d’apprendre qu’il avait commis deux bourdes de taille, qui seraient d’ailleurs très amusantes si elles n’entraînaient de telles conséquences : Biden a confondu Zelensky avec Poutine, puis sa Vice-présidente avec Donald Trump !
Ce dernier a aussitôt ironisé par un tweet sarcastique, « Good job Joe ! », mais il a dû faire la grimace : les lapsus de son adversaire précipitent son remplacement par un candidat qui sera peut-être plus difficile à battre…
Il est trop tôt pour savoir ce qui sortira de cette péripétie, minuscule en elle-même (la langue du Président a fourché deux fois), énorme par ses conséquences : l’effondrement physique de Biden ouvre un boulevard à son sémillant challenger, deux petits lapsus de Biden = quatre années de Trump !
On ne peut que rêver à cette disproportion qui donne le vertige. Et songer par exemple à la méditation de Pascal sur le nez de Cléopâtre, « eût-il été plus long, la face du monde en eût été changée »… Cause infinitésimale, grand effet ! Autre visage de la princesse, autre visage du monde ! Quelle sorcellerie dans ces enchaînements…
J’ai souvent dans mes cours d’info-com abordé la question de la parole performative, difficile à cerner dans sa définition comme dans son extension : depuis J.-L. Austin et son livre classique de 1961, How to Do Things With Words, on appelle « performative » (versus simplement constative) une parole qui fait quelque chose par la seule vertu de sa profération ; qui ne se contente pas de constater l’état du monde (hier je me suis marié…), mais qui ajoute au monde un état (oui, je prends pour femme…). Cet exemple du mariage suppose, pour que la parole s’accomplisse, le contexte ou le protocole d’une certaine cérémonie ; mais d’autre performatifs fonctionnent hors de tout contexte, par leur seule profération :avec « Je m’excuse », ou « Je te pardonne », il suffit de le dire pour le faire.
Si la parole semble ici auto-suffisante, et hautement créatrice, encore faut-il qu’elle soit habitée par une intention. Dans le cas du lapsus présidentiel, cette condition n’est même pas nécessaire. Et j’avais l’habitude dans mes cours de souligner que plus on monte dans l’échelle sociale ou chez les détenteurs de l’autorité, et plus la parole devient performative. À la limite, tout ce que dit un Président performe. Scrutés par les médias du monde entier, les mots de Biden, comme les états de son corps, n’arrêteront plus de « parler » et du mêle coup de « faire », fort au-delà du sujet et quelles que soient ses intentions. Mais la question demeure : à partir de combien de cuirs ou de pataquès le Président sera-t-il, par lui-même ou par son entourage, exclu de la compétition ? Tant de choses en dépendent pour l’avenir du monde qu’on ne pourra désormais, à chaque apparition de Biden, que scruter avec appréhension chacun de ses mots : appréhension s’il articule correctement, explosion de joie et soulagement s’il rechute dans la confusion.
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