Cela fait cinq semaines peut-être que Le Randonneur n’a rien publié, que se passe-t-il ? Il y eut divers voyages, dont une semaine à vélo dans l’Aveyron, les préparatifs d’un déménagement qui nous barre actuellement l’horizon, et pour moi depuis quelques jours une attaque imprévue de Covid, qui ne laisse pas beaucoup d’espace à la réflexion. Attaque surmontée il me semble, parlons donc d’un événement autrement important : la sortie en librairie samedi 18 juin de mon livre Génération Woody, aux éditions du Bord de l’eau.
Les lecteurs du Randonneur ont déjà pu cueillir au fil de ce blog une bonne moitié de ce livre, celle consacrée aux analyses de films, sans lesquelles comment parler sérieusement de Woody ? La cinéphilie est essentielle au propos d’un tel livre, et il faut la défendre aujourd’hui contre les fossoyeurs de tous bords, qui vont répétant qu’il n’y a plus d’œuvres mais seulement des films-symptômes, des fragments de vie ou des confessions. C’est ainsi que j’ai pu entendre à la radio un « critique » (Emmanuel Burdeau) chercher doctement la preuve de la pédophilie invétérée, compulsive du cinéaste dans le scénario de Manhattan, qui met en scène les amours contrariées d’Isaac (joué par Woody Allen) avec Tracy (Mariel Hemingway), une jeune fille âgée de dix-sept ans dans le script…
J’ai écrit mon livre pour combattre frontalement des raccourcis imbéciles de ce genre. Nous vivons une époque dés-oeuvrée, je veux dire, à la lettre, où les œuvres ne sont plus aimées ; où par impatience, par inculture, par nivellement démocratique ou par une défiance insurmontable, celui qui se croit plus malin que l’œuvre a vite fait de lui régler son compte en bricolant contre elle le soupçon de quelques indices ; le monde symbolique, patiemment échafaudé par l’artiste, n’intéresse plus ou n’émeut guère, à nous la vérité, assez de détours et d’échappatoires, place au réel disponible de suite, sans tant de salades ni de falbalas…
La coupure sémiotique (si bien illustrée et scénarisée dans un film comme La Rose pourpre du Caire) ne joue plus son rôle, il n’y a plus de re-présentation mais une morne présence, partout étalée ; selon cette vulgate qui gagne du terrain, un artiste, un auteur n’enchantent pas, ne créent pas, n’interprètent pas, ils n’ont que le choix de se trahir… Misérable victoire de la biographie !
Pour le dire autrement, le jugement esthétique est chose difficile, exigeante et toujours à reprendre ; c’est pourquoi il se trouve rabattu sur un sommaire jugement éthique. Posez autour de vous l’épineuse question « Que penser de l’œuvre de Woody Allen ? » car elle est forte, elle est grande, pas facile à saisir dans son ensemble (cinquante films !). Le pékin moyen laisse rarement son imagination courir à cette échelle qui dépasse, qui transcende chacun. Et la transcendance n’est pas aimée, rabattez-la, restons entre nous ! La petite critique, commodément, préférera donc répondre « Quoi, ce pédophile ? ». Remplaçant une authentique recherche morale (mise en œuvre dans tant de films de Woody) par de la moraline (disait Nietzsche), une giclée de lieux communs, une condamnation bien consensuelle : la moraline donne à bon compte à chacun l’avantage de se croire supérieur à ce qu’il dénonce.
(Variante souvent affrontée, dans le cas d’Aragon, « Quoi, ce stalinien ? » ou, après la mort d’Elsa, « Quoi, ce pédé camouflé ? » Etc.)
Ces questions, déjà débrouillées dans La Crise de la représentation (poche-Découverte 2019) dépassent le cas de notre cinéaste, mais j’ai traité celui-ci en ayant toujours présent à l’esprit ce double pilotage : l’exigence de rendre justice à Woody Allen en tordant son cou à la rumeur, qui l’accuse si lâchement, si ignominieusement ; et de rendre justice à son œuvre en la fouillant un peu plus avant que les critiques précédentes ne l’ont fait (à quoi bon un « nouveau livre » sur WA qui ne ferait que reprendre des discours déjà disponibles ?). Dans ce deuxième versant, « justice » devrait plutôt s’entendre comme la recherche d’une justesse, ou d’un ajustement : la critique ne dévoile pas une vérité, elle tâtonne à sa recherche en multipliant les passerelles et les analogies.
Je reprends mon livre, je le considère avec un peu d’étonnement (car cela fait quinze mois qu’il était achevé). Comment va-t-il faire son chemin, qui va s’en emparer ? La tâche proprement critique en général n’intéresse guère, à part quelques fans, quelques ressortissants de la « génération Woody ». L’affaire « Allen vs Farrow » en revanche mérite de mobiliser nos faiseurs d’opinions car elle cristallise, au-delà des sentiments de vengeance d’une femme ivre de jalousie, les trop rapides solidarités de nos réseaux sociaux, les courts-circuits de la rumeur, la facile victoire des fake news… Pourquoi, comment, alors que deux commissions d’enquête officielles ont conclu qu’il n’y avait simplement pas de cas, « no case », la persécution rebondit-elle avec cette force dans ce qu’on appelle (par antiphrase sans doute) le tribunal médiatique ?
Et vous qui lisez ces lignes, qu’en dites-vous ?
Je reproduis ici ma couverture quatre, et la table des matières, pour donner au lecteur une première vue de ces problèmes. Après avoir défendu Aragon, ou l’identité de Shakespeare en juif émigré, je me spécialiserais décidément (me fait remarquer un ami) dans les causes perdues ? Mais je regarde surtout la photo de couverture quatre de son autobiographie Soit dit en passant (prise par Diane Keaton) d’un Woody effondré, ou en posture de marionnette cassée : qui le réconfortera aujourd’hui ? Qui volera à son secours pour lui dire à quel point ce qu’il a fait est grand, et mérite notre reconnaissance plutôt que des crachats ?
Couverture quatre (prière d’insérer) de Génération Woody :
Woody Allen serait-il mort ? C’est ce qu’une cabale, venue des Etats-Unis, voudrait faire croire à ses admirateurs du monde entier. On en démonte ici la fausseté, mais on voudrait surtout, film par film, montrer la vigueur, la vivacité d’une œuvre assez comparable aux comédies de Molière, qui comme celles de Woody sondent tant de drames… Et survivent au passage des années.
Woody Allen serait-il notre Molière ? Moraliste, il en a l’envergure, l’acuité du regard, la précision des intrigues nouant le rire au drame… Comme lui aussi, on l’accuse d’inceste : Molière avait épousé Armande la fille de Madeleine, et Woody Soon-Yi fille adoptive de Mia Farrow. C’est notre rire que le parti dévot voudrait, dans cette affaire, exterminer. En balayant l’examen de films qui ont pourtant tellement à nous apprendre, et qui auront contribué à nous former ; car il y a une génération-Woody, fidèle au miroir que ses intrigues nous tendent.
Deux commissions successives d’enquête ont longuement auditionné les enfants, nounous, femmes de ménage, avant de conclure qu’on ne disposait contre Allen d’aucune preuve tangible. Pourquoi la rumeur ignore-t-elle cette parole autorisée ? « Pendez ce sale youpin ! » s’écrie, dans Zelig, une respectable représentante des ligues de vertu. Notre actualité n’est pas favorable à ceux qu’on accuse à tort d’être des abuseurs.
Contre des allégations sans fondement, ce livre voudrait réagir par un exercice de cinéphilie, et d’admiration d’un géant.
Table des matières :
Comme Molière de son vivant
I. L’Affaire
- Allen vs Farrow, pourquoi tant de haine ?
- Moses enfin
II. Génération Woody
III. Intrigues
- Adieu à la philosophie (Irrational man)
- Manhattan in blue
- Mystères et misère de La Rose pourpre du Caire
- Crimes et délits, sous le regard de qui ?
- Traversée de la terreur (Ombres et brouillards)
- Zelig, un athlète du conformisme
- Le magicien mystifié (Magic in the Moonlight)
- Annie Hall, le grand tournant
- Match Point, de sang froid
- Alter écho (Une autre femme)
- Psychanalyse-peep show (Tout le monde dit ‘I love you’)
- Catharsis ? (Maris et femmes)
- Et Woody devint sombre (Intérieurs)
- Filmer la conscience (Le Rêve de Cassandre)
- Big Mother monte au ciel (Le Complot d’Œdipe)
- Affronter septembre (September)
- Les confettis de la fête (Café Society)
- La Roue de l’infortune (Wonder Wheel)
IV. Enigmes
- Angoisse, phobies, petites manies
- Astrophysique
- Autodérision, personnage
- Besoin des œufs
- Catharsis
- Chance, Witz, coups
- Chercheur
- Direction d’acteurs, fraîcheur de l’énonciation
- Faux self
- Intime
- Magie, doubles-fonds
- Meurtre
- Musicien
- Passer du rire aux drames
- Psychanalyse
- Vieux jeu ?
V. Adieu à la cinéphilie ?
- Quel tribunal médiatique ?
- Voir ou boycotter Allen ou le dernier Polanski ?
- Quelle critique enfin ?
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