Je passe depuis trois jours le meilleur de mon temps (temps de canicule) à trier, classer, dépoussiérer les livres entassés par caisses de carton dans mon garage, un sous-sol toujours tempéré ; certains, fort défraîchis, n’avaient pas vu le jour depuis six ans… Et je tombe sur quelques exemplaires Folios des romans de Kundera, dont deux, très abîmés, ne semblent pas mériter les honneurs de l’étagère, et rejoignent, non sans hésitation et regrets de ma part, le carton destiné à la poubelle : adieu La Valse des adieux, adieu La Vie est ailleurs…
Au cours de ce rangement, Kundera se croise dans ma tête avec le très beau film Il Boemo vu la veille, et auquel je ne cesse depuis de rêver, quelle splendeur, quelle délicatesse dans la peinture, toute mélancolique, de ce compositeur de génie exilé loin de Prague, que les Italiens un moment fêtèrent, mais qui tomba après sa mort (atroce, par une vérole lui rongeant littéralement le visage) dans un oubli presque total. Au point que je ne peux ici, sans recours à la documentation, recopier son nom. Je reviendrai dès que possible sur l’analyse de ce film, extrêmement touchant, mais le propos d’aujourd’hui est ailleurs. Je remontais donc des caves en fin de matinée, tout contrarié d’avoir détruit deux romans de Kundera, et hanté par le parallèle de sa situation avec celle du musicien lui aussi pragois (le père de Milan était lui-même pianiste), en me disant que la musique autant que la bonne littérature savent également peindre l’exil, et nous en faire toucher la blessure.
Et le journal de France inter de treize heures s’ouvre par l’annonce, longuement développée, de sa mort à l’âge de quatre-vingt quatorze ans, quel choc ! Non que cette disparition constitue une surprise, cela faisait très longtemps que le reclus de l’impasse Récamier, au cœur du quartier Sèvres-Babylone, ne recevait plus personne, et mes tentatives pour le joindre au sujet d’Aragon, voici plus de vingt ans, étaient restées vaines. Les deux hommes pourtant avaient dû nouer une relation, à la faveur de la retentissante préface qu’Aragon avait donnée, en 1968 et à la suite du soulèvement de Prague maté par les Soviétiques, au premier de ses grands romans traduit en français, La Plaisanterie, le projetant ainsi en pleine lumière : je crains pour ce pays, écrivait notamment Aragon, « un Biafra de l’esprit »… La formule avait fait mouche, contribuant à marquer un peu plus de distances entre son auteur et l’URSS (donc aussi avec quelques cadres de son propre parti). Aragon paiera cette audace en 1972, par le désabonnement massif des Lettres françaises (où avait paru la dérangeante préface) par Moscou et les pays de l’est : c’était condamner économiquement le journal, que le PCF ne se soucia pas alors de renflouer.
La même radio reprend une interview (du temps où Kundera en donnait) par Pivot où l’auteur de La Plaisanterie se plaint (sans du tout nommer Aragon) que les Français ont fait à son livre un accueil politique, alors que lui-même n’avait voulu qu’y peindre une délicate histoire d’amour… Et de fait, la dénaturante préface d’Aragon, pourtant prestigieuse et bien utile au lancement du livre, ne sera pas reprise en tête de celui-ci au-delà de sa première édition.
Le drame poétique/politique d’Aragon fut celui de la communauté, qui commence au couple, et à la quasi impossibilité d’un amour heureux. Son œuvre typiquement romantique, ou nostalgique, déplore sa promesse toujours repoussée. Or les romans de Kundera auraient pu servir d’introduction aux oeuvres du poète, car lui aussi souffre d’un exil constitutif, et recherche une communauté. Deux voies également bouffones ou tragiques semblent s’ouvrir pour récupérer celle-ci, l’amour/la politique : dans Le Livre du rire et de l’oubli, Hugo confie à Tamina qu’il prépare « un livre politique sur l’amour et un livre d’amour sur la politique » (reéd. Poche 1985 p. 133). Ce monde innocent dont les personnages de Kundera s’éprouvent douloureusement exilés est celui de la ronde enfantine ; par la révolution ou par le sexe, tous voudraient restaurer un monde plein, tentation grosse de méprises : travestissements, quiproquos, mimétismes et gâchis seront les mêmes de part et d’autre. Kundera d’un livre à l’autre poursuit l’anatomie de notre croyance au paradis, une croyance qui conduit tout droit à faire de notre monde un enfer (pour paraphraser une formule d’Edgar Morin).
« Car le parfait consiste en choses rondes » (Ronsard). Cette figure récurrente de la ronde dessine le cercle de nos appartenances ou de l’être-ensemble, comme fait aussi la « grande marche » dans L’Insoutenable légèreté de l’être. Soit la reconstitution d’un eden maternel, imaginaire. Comment entrer dans la ronde, ou l’innocence ? Deux voies équivoques se proposent, la musique et la poésie.
La musique est par définition nostalgique car elle fait résonner l’évidence d’un monde plein, la « promesse d’une réconciliation » (Adorno). L’idylle ou le lyrisme communistes, éventuellement crachés par les haut-parleurs, voudrait faire de chacun « une note dans une fugue de Bach ». Dans Le Livre du rire et de l’oubli, l’union du président de l’oubli Husak et de l’idiot de la musique Karel Gott définit un monde kitsch, sans négativité, un monde de souriants crétins dont les romans de Kundera décrivent l’extension, à l’est comme à l’ouest.
Quant à la poésie… La Vie est ailleurs nous explique comment le poète Jaromil, comme le musicien K. Gott, est amené à donner la main aux flics. Ce livre démonte rigoureusement « le piège incomparable tendu à Rimbaud et à Lermontov, (…) tendu à la poésie et à la jeunesse » (Folio p. 364). La jeunesse, amnésique et par définition mimétique, est facilement horrible ; âge du troupeau, agent inconscient du pouvoir dont la ruse est d’en appeler à la jeunesse en nous, à la nostalgie d’un monde neuf, innocent, toujours disponible et léger. Ce roman décrit quel pacte secret noue le lyrisme à la tyrannie. Qu’est-ce que la poésie en effet ? Une parole pleine, circulaire et auto-validante ; sans contexte non plus, sans mémoire ni conséquences, toujours invitante et jeune. Le beau miroir pour toutes les « révolutions » ! En Tchécoslovaquie écrit Kundera, le début des années cinquante « n’était pas seulement le temps de l’horreur, c’était aussi le temps du lyrisme ! Le poète régnait avec le bourreau. Le mur, derrière lequel des hommes et des femmes étaient emprisonnés, était entièrement tapissé de vers et, derrière ce mur, on dansait. Ah non, pas une danse macabre ! Ici l’innocence dansait ! L’innocence avec son sourire sanglant » (ibid., p. 383).
(à suivre)
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