Kundera critique d’Aragon (2)

Publié le

Ces pages préparent celles du Livre du rire et de l’oubli où Kunderta nous montre Eluard, la bouche pleine d’innocence – cf sa terrible réponse à Breton qui le pressait d’intervenir lors du procès de Rajk, « J’ai trop à faire avec les innocents qui clament leur innocence pour m’occuper des coupables qui clament leur culpabilité » – , scandant au-dessus de Prague la ronde communiste « d’un univers où toute chose tourne en cercle » (p. 79). Sans doute le nom d’Eluard appelait-il à cette place celui d’Aragon, que Kundera omit par égard pour le fougueux préfacier de La Plaisanterie. On regrette qu’Aragon n’ait pas commenté du même élan le roman suivant, La Vie est ailleurs : « Avec Don Quichotte et Madame Bovary, peut-être l’ouvrage le plus dur à avoir jamais été écrit sur la poésie. La poésie en tant que territoire privilégié de l’affirmation, de l’ivresse et de ‘l’authenticité’. La poésie en tant que dernier repaire de Dieu », écrit le préfacier François Ricard. Qui souligne fort bien que l’on passerait à côté de la subversion de ce livre en n’y lisant que la critique de la mauvaise poésie, quand c’est toute poésie, toute prétention au lyrisme qui sont ici dénoncées comme piège radical.

En d’autres termes, on ne réglera pas, on n’aura pas commencé d’examiner le cas d’Aragon en le déclarant, avec un quelconque Rinaldi ou tant de critiques (plutôt de gauche) dans leurs nécrologies, exécrable poète. Je crois au contraire qu’Aragon fut un immense, un prodigieux écrivain et poète, et un politique désastreux, et que ceci explique cela. Son œuvre n’est passionnante que si on la prend toute, Le Paysan de Paris avec l’ode au Guépéou (Front rouge), Le Fou d’Elsa ou La Mise à mort avec « Il revient », poème consacré au retour de Maurice Thorez le 8 avril 1953. Comment de pareils écarts furent-ils possibles ? La Vie est ailleurs apporte plusieurs éléments de réponse, et permet de reconstituer la logique ou la généalogie qui débordent la personne d’un poète en particulier.

« Dans les maisons où les poètes ont vu le jour règnent les femmes… » (p. 142). Pour Jaromil, l’écriture poétique sera d’abord la reconstitution de cette enveloppe matricielle, un recours contre les humiliations et les minuscules peurs de la réalité dont parlent aussi ses vers, mais en les rendant méconnaissables et vues comme à travers un nuage, « un magnifique refuge, la possibilité rêvée d’une deuxième vie » (p. 93). Sexuellement Jaromil fuit (ou apprivoise timidement) dans l’autre corps de la poésie, impalpable, idéal, « le corps immensément réel de la femme adulte » (p. 200). Il est tout prêt à renoncer aux complications de la langue poétique, dont il sait intimement la faiblesse, pour souscrire avec fougue aux slogans du Parti ; ce solitaire éprouve une extrême satisfaction à se fondre dans la foule, il approuve et recherche « ces hommes merveilleusement simples » ; faible, il embrasse avec joie cette force qui l’entraîne, il célèbre dans la révolution une affirmation de (sa) virilité, « il est toujours entouré d’un mur de miroirs et il ne voit pas au-delà » (p. 235).

Sur cette pente, la rencontre du petit poète avec le commissaire du peuple était prévisible. Chacun apporte à l’autre ce qui lui manque, la rude effectivité contre la petite musique de l’idéal ; avec des moyens différents, tous deux ne recherchent-ils pas l’harmonisation, l’unité ? « La révolution ne veut pas être étudiée, observée, elle veut que l’on fasse corps avec elle ; c’est en ce sens qu’elle est lyrique et que le lyrisme lui est nécessaire » (p. 274). Et plus loin ces traits encore, d’un acide décapant : « Le poète n’a besoin de rien prouver ; la seule preuve réside dans l’intensité du sentiment. Le génie du lyrisme est le génie de l’inexpérience (…), le poète n’est pas un homme mûr, et pourtant ses vers ont l’accent d’une prophétie devant laquelle il reste lui-même interdit » (p. 301). Le lyrisme annonce la réalisation du monisme (« Les jeunes gens sont des monistes passionnés », p. 313), d’un monde plein d’âmes, et sensible à l’âme, docile à la seule volonté, « un monde radicalement nouveau issu de la seule pensée ».

*

J’ai tenté ici par le détour de ce roman (publié pour la première fois en tchèque en 1969, puis en traduction française chez Gallimard en 1973, couronné par le Prix Médicis étranger), de m’expliquer à moi-même pourquoi Kundera n’aurait pas écrit de vers comme « Je suis plein du silence assourdissant d’aimer », pourquoi il n’aurait pas approuvé « Ô mon jardin d’eau fraîche et d’ombres / Ma danse d’être mon cœur sombre / Mon ciel des étoiles sans nombre / Ma barque au loin douce à ramer », ni les mises en musique qu’en tira Jean Ferrat. Que je persiste pour ma part à trouver fort émouvantes…

Une réponse à “Kundera critique d’Aragon (2)”

  1. Avatar de Roxane
    Roxane

    Bonjour!

    « La politique, c’est l’écume sale sur la surface de la rivière, alors qu’en fait la vie de la rivière s’accomplit à une bien plus grande profondeur. » (Milan Kundera)

    Et si la vie est ailleurs, la vraie où est-elle? Serait-ce dans « la rivière qui suit sa vallée » dont les lettres transposées, nous dit le physicien Étienne Klein, nous font découvrir que « la vraie vie est ailleurs » ?

    Hier, au fin fond d’un village français, un grand patron du bizness agro-alimentaire s’est risqué non sans aménité à prendre un bain dans l’égrégore agricole et rural. Pas question de Plaisanterie ni de Valse des adieux avec moult références littéraires. L’homme sous la grange, revendiquant sa celtitude, a vanté les qualités intrinsèques de sa région dont il souhaite l’avenance pour apporter à l’Europe son histoire, son vécu et sa vision.

    Il gagne beaucoup d’argent – enfin son groupe ! – il en perd aussi et il finance des projets…Pourquoi pas?

    En face, sans la moindre agressivité, une autre façon de voir les choses, une contradiction sereine, peut-être aussi une autre manière de comprendre les courroies du moteur noétique. Une résistance universitaire qui s’est plu à dire son mot ( dont trois auteurs de livres sur Gaston Bachelard) et puis des paysans, derniers Mohicans, et commerciaux du cru qui n’acceptent pas de produire et manger n’importe quoi, dussent-ils se priver de vacances en mers du Sud.

    Le marchand gentilhomme revendique sa celtitude…On attendait un écho de sa Bretagne immémoriale.

    On eût aimé entrapercevoir sa foi indéfinie dans le possible, une poursuite d’une autre réalité, cachée derrière l’apparence, sans se perdre pour autant, dans les nuages de l’irréel…

    Certes, il finance « l’île de Pâques » bretonne ou la vallée dite des saints…Aventure humaine, culturelle et… économique. Il applaudit des deux mains les cabrioles des Vieilles charrues. Pourquoi pas ?

    Quant à fusionner la résignation et l’extase, c’est une autre histoire qui nous rapproche de la « méditation kundérienne » et de la harpe éolienne qui ne se produit pas sur la scène des effets spéciaux.

    Notre tribun, entre bottes de foin et livres à l’entour, a connu Michel Serres…Pourquoi pas ? Alors, il doit savoir que nous n’irons plus au bois…Nous restent ceux des clones et des mutants, où les boutures s’encodent.

    Michel Serres n’en veut pas et il en appelle au « Tiers-Instruit » et à une autre raison…thaumaturge.

    Cet aventurier a du « Breton » en lui…Surréaliste quelque part à n’en point douter… « Braise au trépied de Keridwen »…

    Va-t-il à ce charbon de source jaillissante ?

    Sous la grange, une réflexion est restée silencieuse. Michel Serres l’exprime bien dans « Le Parasite » :

    « J’ai toujours douté de ce doute qui ne va pas au zéro de la possession. Un sot riche est un riche, un sot pauvre est un sot. Un je riche est un riche, un je pauvre est un je. »

    On eût aimé ouïr quelque chose d’un « champ blanc » (finn mag, en gaélique) où ce « je » révèle son autre monde.

    Notre grand voyageur nous a parlé de ses pérégrinations asiatiques pour faire tourner la boutique, puisque des gens en vivent ou essayent d’en vivre, d’après les statistiques.

    Comment conquérir son unité dans le principe d’une simultanéité essentielle ?

    Donner aussi du rêve aux gens qui ont des souvenirs cassés, de la dentelle bretonne à ceux qui ont des habits troués…

    Une petite valse des bonjours…Pourquoi pas ?

    Décidément, il y a une quête, une « recherche » musicale, celle de la « frontière ».

    Merci.

    Roxane

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

    Lire la suite

À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

    Lire la suite

Les derniers commentaires

  1. Bonjour ! De grâce, Messires, appelez-moi « MADAME » ! Quèsaco ? Eh bien, prenez le moi de « Me » Too…. Mettez la…

  2. N’ayant pas encore lu le dernier livre de Caroline Fourest ni entendu l’émission d’Alain Finkielkraut, j’en étais restée aux passages…

  3. Bonjour ! J’ai quitté ma caisse tardivement, hier soir, et le temps de faire les courses, impossible de trouver un…

  4. J’ai capté moi aussi ce matin, un peu par hasard, l’émission « Répliques » d’Alain Finkielkraut et son dialogue avec Caroline Fourest…

  5. J’écoutais ce matin Caroline Fourest au micro d’Alain Finkielkraut dire que ce que dénonçait le slogan — devenu mouvement –…

Articles des plus populaires