Où les mots du titre, comme calligraphiés,
s’accrochent en grappe
Sommes-nous vraiment « en guerre » ? La formule mobilisatrice de notre Président lui a été ici et là reprochée, peu importe. À nous, heureux vivants qui n’avons pas connu de guerres, la bestiole invisible et omniprésente qui infecte à présent nos espaces publics et privés place chacun en état d’alerte ; que cela plaise ou non, il faut faire attention car nous pouvons tous en mourir, ou faire mourir à notre insu. Et cette menace, d’abord brocardée, n’est plus à prendre à la légère.
Je ne documente pas sur ce blog « ma vie au temps du confinement » (comme on le fait beaucoup sur la radio), mais j’aimerais y donner le goût de certaines lectures, ou d’œuvres fortes. Par exemple de ce dernier livre de François Jullien, De la vraie vie, qui risque de rester pour la plupart lettre morte, et qui me frappe moi par son actualité en ces temps d’inquiétude et de combat : que veut dire « tenter de vivre », ou vivre enfin ? François a consacré à cette question toute une série d’ouvrages, dont ce dernier culminatif ou récapitulatif, qu’est-ce qui pousse si fort notre philosophe à ainsi penser, écrire ou, d’ailleurs, courir (car je le sais adepte d’un jogging quotidien) ?
Je l’ai déjà dit : Jullien part en guerre (et nous met en garde) contre l’enlisement qui menace naturellement, ab ovo (depuis le début) et nécessairement nos vies. Il tente de décrire et de s’expliquer, après les romanciers et les poètes (Proust, Maupassant, Flaubert, Hölderlin, Rimbaud ou Mallarmé), le processus fatal du recouvrement, de la résignation ou d’une insidieuse déchéance qui nous ronge, et aboutit au triste mot d’ordre de la non-vie, « C’est la vie ! » prononcé en voûtant les épaules sous le poids des fiascos et des renoncements.
Il nous rappelle en d’autres termes que notre vie est d’abord un combat, à reprendre sans relâche contre l’ennemi accommodant, voire souriant de la pseudo-vie.
Cette dernière s’épanouit partout, elle s’étale dans les séductions de la consommation de masse, de l’opinion, des spectacles véhiculés et nourris par les médias, partout où l’on nous tend les simulacres ou les semblants propices à nous « éviter d’avoir à vivre » (page 190). Ou à penser.
Cette solidarité du vivre et du penser est longuement interrogée par lui, contre Valéry notamment (« tantôt je pense et tantôt je vis »), et sa conclusion « vitaliste » du Cimetière marin ici analysée et critiquée. Refusant de se laisser emporter par la véhémence magistrale des décasyllabes fortement ponctués, « Brisez, mon corps, cette forme pensive ! / Buvez, mon sein, la naissance du vent ! », Jullien reproche à Valéry de mettre trop vite en opposition, ou en alternative, vivre et penser. Et certes, on ne pense pas la vie, vivre n’est pas affaire de connaissance, ni la « vérité » d’une vraie vie de l’ordre d’une doctrine, d’un raisonnement ni d’un apprentissage. « Le temps d’apprendre à vivre… », j’ai déjà cité et commenté ici, après Jullien, le vers célèbre d’Aragon. Mais disjoindre vivre et penser serait ruineux, en nous faisant basculer dans une jouvence naïve, préculturelle ou se voulant immédiate ; comment prononcer un oui à la vie qui ne serait pas passé par les épreuves du non et toutes sortes de résistances ? Dans les dernières pages de son essai l’auteur y revient, y insiste : il n’y a pas de donation originaire, « rien n’est jamais acquis » mais conquis, construit. Contre les démons d’une première, et donc fausse, évidence. Penser résiste à la non-pensée comme la vraie vie à la pseudo-vie, deux abîmes par lesquels nous sommes également guettés.
Soit l’exemple (rebattu ?) de cet arbre dans le pré, ou là-devant, à travers ma fenêtre : avons-nous vraiment commencé d’entrer en présence de cet arbre (page 192) ? Comment faire le tri entre sa présence rugueuse, obstinée, et nos représentations prévenantes, pré-cadrantes ? Car nous vivons moins dans l’immédiateté (de la présence sensible, du présent vivant) qu’à coups de médiations sédimentées, accumulées, dont les couches encrassent nos perceptions et nos représentations, comment jamais en nettoyer notre pensée ?
En changeant de langue (pour prendre du recul avec la médiation par excellence que les mots entretiennent, au plus intime de nous-mêmes), en regardant par-dessus l’épaule des peintres (que Jullien collectionne), en écoutant avec les poètes. L’art en effet dé-sédimente nos perceptions, il s’attaque aux socles de l’enlisement ordinaire qu’il fissure d’écarts, d’éclairs ou de vibrations.
Cézanne, les premières pommes comme on ne les a jamais vues
La vraie vie commence avec cet appel, non d’un au-delà mais d’autres façons de vivre, et de penser ; elle passe par la défection des premières apparences ou des opinions ordinaires, qu’on croit immédiates alors qu’elles sont gorgées de médiations secrètes, moins trompeuses d’ailleurs que banales, confortables – et conformisantes. L’art, comme l’amour, nous confronte d’abord au sentiment tenaillant de l’absence. « La vraie vie est ailleurs » (Rimbaud), « l’absente de tous bouquets » (Mallarmé), « dans mes bras je te tiens absente » (Aragon)… On n’en finirait pas de citer ces assauts contre un semblant de réel, contre les évidences de la pseudo-vie.
Jullien y insiste, mieux je pense et mieux je vis ; et cette exigence ne fera de lui un détestable intello que pour les nigauds. L’important est de ne pas se rendre, par exemple au discours des médias, qui empilent jour après jour leurs évidences convenues dans nos têtes. Il y aurait beaucoup à dire sur ce soupçon médiologique, et Jullien ne dénonce qu’en passant ces « gestionnaires accrédités de l’aliénation collective réifiant nos vies » (page 148). Comment sommes-nous formatés par la presse, les réseaux sociaux, internet… ? Comment la haute et la basse culture, également dite « de masse », s’opposent mais parfois se combinent ? C’est tout l’objet des recherches en sciences de l’info-com, qui alimentent elles-mêmes de trompeuses évidences tantôt pliées au service de l’ordre dominant et de sa propagande, et qui tantôt, plus ou moins savamment tentent de le déconstruire. De desserrer son étreinte.
« Il faut tenter de vivre » (Valéry) – et tenter de penser. Je ne sais qui entrera dans ce livre, s’en emparera pour mieux vivre, ou vivre enfin. En ces temps de confinement, au lecteur placé au carrefour de l’ennui et de l’exaspération, je recommande ce texte de combat pour ses vertus de descellement, de dessillement : nous ne sommes pas seulement emmurés dans nos maisons, mais bien plus anciennement, plus intimement dans notre langue, et nos routines mentales. Encroûtés de bonnes paroles, confinés dans de faux savoirs. Comment les secouer ?
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