Nicolas Bedos
Le film La Belle époque, que vient de signer Nicolas Bedos, est à plusieurs égards subtil, et touchant. Son scénario qu’on peut juger foisonnant, et excessivement compliqué, pose en effet plusieurs questions vertigineuses, très capables de remuer nos propres passions.
Un homme créateur de bandes dessinées, où il a connu un certain succès (Daniel Auteuil), se trouve confronté aux enlisements de l’âge, contre lequel il réagit par une détestation globale de son époque, smartphones, soirées mondaines ou compositions sur écran… Sa femme en revanche (Fanny Ardant), n’a pas de mots assez durs pour brocarder ce vieux ronchon, et s’adonne elle-même sans modération aux séductions d’une psychanalyse (sa profession) assistée par ordinateur : réponses programmées aux trop répétitives paroles des patients, ou bien le soir, pour s’endormir et mieux s’isoler de son encombrant époux, casque de réalité virtuelle…
Au terme de quelques répliques aussi mordantes que réjouissantes, elle finit par le mettre à la porte pour mieux accueillir dans les lieux son amant (Denis Podalydès), lequel se trouve être aussi un bon copain du mari, et c’est alors que le malheureux accepte la proposition de leur fils : un ami à lui (Guillaume Canet) est en train de faire fortune en réalisant pour des clients séduits par l’aventure des scènes d’un passé reconstitué, de leur choix, où ceux-ci jouent des rôles de composition. Nous avons ainsi visionné à l’ouverture du film un épisode Second empire où de riches bourgeois échangent des répliques qui tournent à l’humiliation d’un domestique… Belle occasion de se lâcher, ou pour quelques femmes d’échanger sous le costume de théâtre, et comme prononcées par d’autres, des confidences obscènes. Ce théâtre exutoire, ou ces scènes cathartiques, constituent une alternative à la psychanalyse en fouillant plus vivement encore, et avec d’autres moyens, un passé mal surmonté. Et le succès commercial semble au rendez-vous.
Questionné par le réalisateur de ces scénarios à la carte sur « son époque préférée », le malchanceux bédéiste fait une réponse précise : le 12 mai 1974, date de sa première rencontre avec une épouse d’abord adorée. Qu’à cela ne tienne, il a crayonné la rencontre et il suffira, pour la reconstituer, de consulter ses cartons.
À partir de ce tournant, le film devient passionnant, et son intrigue vertigineuse. Quand un Daniel Auteuil méfiant mais ragaillardi pousse la porte du café exactement reproduit où le coup de foudre intervint, c’est le cas de dire avec un célèbre intertitre du Nosferatu de Murnau qu’ « une fois le pont franchi, les fantômes vinrent à sa rencontre »… Et qu’est le cinéma, sinon l’art de multiplier et de cultiver les fantômes ?
Dans la demi-conscience où son regard flotte désormais, tout rappelle à notre chimérique héros la première fois. Dont on sait pourtant et par définition qu’elle ne peut être que la dernière ! Avec un mélange de crédulité et d’une volonté farouche de revivre, il adhère de toutes ses forces à une mise en scène dont il dénonce simultanément les ficelles, les murs sont en carton-pâte, on lui a fait revêtir un pantalon pattes d’éph, ses partenaires portent des oreillettes pour s’adapter aux injonctions de la cabine de régie… Ce dispositif à la Truman show (film culte chroniqué par moi ici même) culmine dans la scène clin-d’œil où, à peine a-t-il regretté la pluie qui tombait ce jour-là qu’une averse de studio se met à inonder la fausse rue.
Cette docilité de la reconstitution, qui frappe aussi les comparses voués à rejouer des scènes répétitives (Arditi et son vieux père, ou la chanteuse de beuglant), ne gêne pas la croyance et notre personnage aurait plutôt tendance à se montrer pointilleux, et à en redemander. Pire : la jeune femme (magnifique Doria Tillier) qui joue avec quel envoûtant brio, mais très différemment sans doute, les premières apparitions de Fanny Ardant, sort de son rôle (ou l’accomplit trop bien) en rendant Auteuil follement amoureux d’elle. Et dès lors où est le vrai de vivre, et le fantasme ? Où la frontière entre le présent et un passé (qui refuse de passer), entre l’homme et son personnage ? Entre son corps et des décors, gravement sujets au train de l’histoire, et le monde des sentiments ou d’un insconcient que Freud qualifie de zeitlos, cela ou ça qui ne passe pas ?
Ce conte commencé sous les auspices de Truman show nous entraîne aussi dans les farandoles chères à Woody Allen, du côté des interactions entre l’écran et la salle (La Rose pourpre du Caire), ou de ce film (Minuit à Paris) dont le personnage revisite diverses époques de la capitale en s’embarquant dans un taxi, puis dans une calèche… Dans celui-ci, le passé s’ordonne aux désirs du héros au point de le faire basculer dans une nouvelle ( ?) aventure amoureuse, au mépris de toute vraisemblance extérieure : sa partenaire n’est qu’une actrice (qui plus est en couple avec le « metteur en scène »), tout transpire le toc dans ce faux café de la jeunesse perdue (comme dit Modiano), il sait bien mais quand même…, pour citer à propos l’adage du psychanalyste. La volonté de croire, ou d’aimer de nouveau, est la plus forte. Ou, comme le suggère le collage dans la bande-son de la cocasse et audacieuse chanson de Souchon (et de Laurent Voulzy), « J’ai dix ans », notre Victor est désormais en proie aux démons de l’autosuggestion.
Car tout tourne ici autour de la psychanalyse, de ses charmes désuets sur lesquels le dispositif de la reconstitution surenchérit. Donc autour de la présence, d’abord impérieuse et antipathique, d’une Fanny Ardant qui finit dans un geste combien touchant par faire irruption dans ce café de toutes les mélancolies mêlées, pour fuir un amant aussi décevant que ce mari étourdiment congédié, et venir, assise en face d’un Auteuil médusé, mieux rémunérer le scénario devenu tellement improbable de leur première rencontre.
Or jamais Fanny, celle qui disait dans je ne sais plus quel film de Truffaut que les chansons ne mentent pas, qu’elles disent TOUT, ne m’est apparue aussi belle, aussi rayonnante, quelle incroyable fraîcheur chez cette septuagénaire, quelle enviable maturité ! On peut dire de quelques êtres très rares que le temps sur eux n’a pas de prise. Non plus que sur les sentiments. Le sourire (d’abord quelque peu carnassier), les yeux de Fanny poursuivront longtemps le spectateur de ce film ; comme les cheveux grisonnants et la barbe (qu’il rase devant nous) d’un Daniel Auteuil retombé dans une enfance qu’il n’a pas quittée, celle des chères vieilles BD qui servent ici à documenter et piloter toute l’histoire.
Je n’ai pas aimé ce film du premier coup, je crois même à un moment m’y être endormi. Mais il ne me quitte pas, et ses échos me hantent, pourquoi ? Avec beaucoup de perspicacité et de délicatesse, Nicolas Bedos y a tressé les passions d’un âge qui n’est pas le sien, où la peur (de vieillir) entraîne l’émerveillement (de la rencontre) et, mauvaise ou bonne foi ? où la crédulité s’empare de vieux messieurs (Auteuil, Arditi) qui devant nous se la jouent. C’est Jean-Claude Raspiengeas qui, par son compte-rendu enthousiaste dans La Croix, m’a convaincu de ne pas rater ce film, lequel ne fait pas l’unanimité si j’en crois les critiques très discordantes que j’en lis çà et là. Pauvres critiques qui restent à la porte, par peur peut-être de se faire avoir comme le rêveur impénitent joué par Daniel Auteuil ! Mais nous, Jean-Claude ou moi, attendons d’un film qu’il rêve et nous donne à rêver, jusqu’à ce point de bascule (de vertige) où la croyance nous emporte au-delà de toute objection.
Avis aux lecteurs de La Croix, « la croix de croire nous écrase » (écrit Aragon dans Le Fou d’Elsa).
Laisser un commentaire