Je reviens ici, comme annoncé lors d’un billet posté le 9 juillet, « Pourquoi (et quoi) collectionner ? », sur cette question qui sera traitée en table ronde au Musée de Grenoble le jeudi 26 septembre prochain (à l’initiative de Philippe Mouillon et de la revue Local-contemporain).
La célèbre remarque de Pascal sur la chasse/la prise se trouve en effet mentionnée par François Jullien (que je relis ces jours-ci en vue de la semaine de Cerisy qui lui sera consacrée en septembre) : « Nous ne cherchons jamais les choses mais la recherche des choses », notre nature s’accomplit dans le mouvement (cf Philosophie du vivre p. 112).
Que privilégie donc le collectionneur, l’objet, ou sa recherche ? Car l’objet peut n’être qu’un leurre, ou s’avérer nul – et le chasseur le sait (pas seulement celui qui accumule les boîtes de cirage, de cigares, ou « les culs de bouteilles bulgares d’avant 1876 », merci Yves !). Même une pièce de prix, par exemple telle édition rare, peut une fois acquise être abandonnée sur une étagère et ne plus susciter aucun intérêt – puisqu’elle est désormais rangée ou engrangée dans la collection ; tout le désir s’investit hors des limites tracées par celle-ci, et ne vise ou ne valorise que les objets encore manquants.
Une question connexe surgit, concernant cette équivoque satisfaction, ou cet hypothétique comblement : comment imaginer le paradis du collectionneur ? Certainement pas comme un monde où toutes les pièces fantasmées par son désir seraient disponibles ou repérées à portée, de bourse ou de main.
Mais au fond, commment (se) figurer le Paradis lui-même ? La question n’est pas frivole, et hante l’iconographie. L’une des plus célèbres, de Gustave Doré dans ses planches de La Divine comédie de Dante, montre un contraste saisissant entre les deux volumes du Purgatoire et de l’Enfer (textes très « photogéniques » ou appelant impérieusement l’image) et celui du Paradis : mornes processions des âmes disposées en cercle, ou montant vers la lumière, on baille d’ennui, quelle tasse que la « contemplation béatifique » !
Si le manque est douloureux (mais stimulant), le comble du bonheur semble terriblement barbant. Et sans espoir d’en sortir : c’est au-dessus de la porte du Paradis, non de l’Enfer, qu’il fallait placer l’inscription « Vous qui entrez, laissez toute Espérance »… Comment baptiser « paradis » un monde où il n’y a plus rien à faire, à espérer, à désirer ?
« Comblé, on ne vit plus » argumente F. Jullien ; en déduirons-nous par corollaire que la vraie vie n’est pas satis-faisante et ne peut être rassasiée ?
La figure de don Juan surgit ici comme cruciale, ou exemplaire : le donjuanisme en effet est une collectionnite, à moins qu’on ne renverse ce rapprochement pour éclairer le désir du collectionneur par celui du Ténorio. Don Juan sait intimement que certaines de ses « prises » ne sont pas dignes de lui (les paysannes Mathurine et Charlotte chez Molière, Zerline chez da Ponte-Mozart), mais son désir les ennoblit, les colore d’attraits que la conquête dissipera aussitôt. D’où le dégoût, et derechef la chasse vers d’autres noces.
Don Giovanni est un opéra qui donne inépuisablement à méditer, et particulièrement deux airs où s’exprime presque crûment la polarité de la chasse et de la prise : le grand air du Catalogue d’abord, d’une ironie insoutenable pour Elvire devant laquelle Leporello le débite avec emphase, mettant à en détailler les pages une évidente cruauté, autant qu’un orgueil paradoxal. Don Giovanni vient de s’éclipser (assez piteusement) en laissant son valet expliquer ses écarts de conduite à son ancienne maîtresse, et Leporello lui explique en effet son maître, mettant la libido de celui-ci en pleine lumière, ce n’est pas vous pauvre femme de chair pantelante qu’il désire, c’est – Ceci !
Dans la mise en scène de Losey au cinéma, on se rappelle les cahiers du fameux catalogue se dépliant sur la colline où il forment un implacable escalier, un Golgotha d’agonie pour la malheureuse Elvire qui découvre qu’elle n’aura été qu’une ligne dans la procession, une petite marche de papier dans la prodigieuse série : e solo en Espana son gia mil et tre…
L’autosatisfaction du porteur donne à penser sur l’identification (ressort à la fois comique et tragique) du faquin à son maître, mais puisque c’est justement un valet qui parle, et se rengorge d’une pareille prouesse numérique, nous songeons que ce glissement de l’amour des femmes à celui du papier préfigure aussi l’âge capitaliste, où l’investissement érotique et la conquête libidinale des corps en viendront à se porter irrésistiblement vers le numéraire et les comptes. Scène (et air) vertigineux par la lenteur, et l’assurance retrouvée du valet qui tient ceux-ci ; les baisers, les cris, la fureur des courses-poursuites s’achèvent dans ces feuillets, que lui détient : ultime sagesse du chiffre ! Mais sagesse et emprise de valet qui de la vie ne jouira jamais que de ça.
Quant à l’hymne du chasseur, il résonne dans toutes les mémoires malgré sa brièveté, et pourrait-on dire sa rareté car c’est le seul air proféré par Don Giovanni en son nom propre, le seul où le héros « explique » ou déplie sa nature, et c’est bien sûr l’éloge du vin ou de l’ivresse, débité à toute allure la carafe à la main, à la fin de l’acte II. C’est un ogre qui déclare ici sa fureur et s’emporte, dénudant par son chant quelle inassouvissable pulsion orale le pousse, sa vie de grand fauve toujours en mouvement, ou la nature étrangement, essentiellement liquide de ses choix amoureux. Car cet air si totalement voué au déchaînement du désir et d’une quête haletante ne célèbre pas précisément la calme jouissance du couple amoureusement bloti sous le même toit ! Tout oppose ce morceau de bravoure à l’exposé du catalogue, et tous deux emblématisent pourtant deux vérités du donjuanisme ou deux états de son désir, en fusion et refroidi, en acte ou en mémoire – de la chasse/de la prise.
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