Certaines œuvres sont traversées par la valse. C’est, au cinéma, Le Guépard et surtout La Porte du paradis, qui cite aussi 2001 l’Odyssée de l’espace de Kubrick. Moments d’entraînement irrésistibles, nous semblons programmés pour valser, pourquoi ?
Le bal du Guépard apporte une évidente connotation aristocratique, d’autres valses évoquent un luxe bourgeois, ou l’intimité d’un monde clos, du côté des parents ou des grands-parents ; cette danse facilement « noble et sentimentale » ajoute à la vie ordinaire une touche de fierté, l’affirmation d’un monde ancien qui ne demande qu’à resurgir. Mais il y a aussi des valses populaires, immortalisées notamment dans quelques chansons d’Edith Piaf (« Mon manège à moi c’est toi… ») ou de Jacques Brel (« La Valse à mille temps »), la griserie des trois temps n’est pas le privilège des classes supérieures et leur tourbillon traverse les classes sociales autant que les générations.
La valse par excellence, « Le beau Danube bleu », a l’évidence mystérieuse du flot qui s’écoule et ne tarit pas. Tourbillonnante, la gravitation de la valse rejoint l’ordre immuable des sphères, qui illustrent les deux sens du mot révolution : une effervescence génésique qui repasse sans cesse par son point de départ ; un élan circulaire sans autre invitation que de chavirer les corps. Cercle vertueux, d’une décence non dénuée d’ivresse. L’affluent de la valse a tout pour rencontrer le beau Danube du film, fleuve lumineux lui-même.
Dans le registre de la chanson, une valse de Leonard Cohen, « Take this waltz », brille au zénith de ses compositions. Hommage à Lorca autant qu’à d’obscurs souvenirs de famille, cette valse encycle l’intime ou l’archaïque avec une ultime proposition érotique : comme si le feu sexuel de la valse devait brûler les scories d’un passé trop lourd, éliminées dans la centrifugeuse du tourbillon. Rencontre-t-on des valses chez Brassens, chez Boris Vian, chez Ferré ? Son genre est-il compatible avec la gouaille anarchiste, la marginalité provocante ? Il semble que Brassens affectionne la valse pour la voiler (comme on dit d’une roue de vélo) ou subtilement la déconstruire : « Dans ce vieux bistro / Tenu par un gros / Dé – gueulasse… »
Chez Aragon la valse affleure au moins trois fois, dont deux marquées d’une vive douleur, le « Poème à crier dans les ruines » écrit en 1928 au sortir du suicide raté de Venise, qui marque sa rupture avec Nancy Cunard, et « La Valse des adieux » de 1972, article ou éditorial publié dans le dernier numéro des Lettres françaises, « son » journal que la décision économique et politique du Parti communiste le force d’abandonner. Dans ces deux textes (au demeurant très différents), la citation de la valse colore l’immense amertume de l’auteur d’une dérision ou d’une raillerie quand même, adoucies d’un appel non dénué de tendresse aux puissances tutélaires, du côté des mères ou des sœurs. J’ai commenté ces pages aussi sardoniques que sentimentales (curieux oxymore) au tome V des Œuvres romanesques complètes de la Pléiade, je n’y reviens pas ici.
Heaven’s Gate, Kris Kristofferson et Isabelle Huppert
L’homme qui valse se féminise, ou du moins compose avec sa partenaire une figure androgyne, icône enluminée du couple. Une autre valse surgit dans Les Yeux d’Elsa d’Aragon où l’anagramme du prénom semble entraîner les pas. « Je ne suis plus mon maître et mes pas sont guidés » : celui ou celle qui, comme on dit, s’abandonne à la valse offre une figure heureuse de la dépossession – ou de la possession consentie ; l’automatisme tant vanté depuis les pratiques surréalistes s’accomplit dans l’affirmation d’un rythme supérieur où la volonté s’abolit, qui conduit ? Lequel des deux entraîne l’autre ? La valse souverainement efface l’initiative de ses deux partenaires mûs par un moteur qui leur échappe, et les place à égalité.
Dans La Porte du paradis de Cimino (un de mes films préférés, déjà chroniqué ici aux premiers jours de ce blog), la grande valse de la première partie, sur les pelouses de l’Université Harvard, voit un changement de partenaire s’exécuter au cœur du tourbillon avec la précision de deux atomes échangeant un électron. Pur moment d’affinité élective, où Jim Averill (Kris Kristofferson) arrache à Bill Irvine celle qui, dans la troisième partie du film, sera devenue sa femme ; à peine réunis, les deux jeune gens échangent des mots passionnés, « You are very pretty – So are you… – Are you alone ?… » Le cyclone impérieux de la valse ne laisse pas beaucoup de souffle aux paroles, qui vont maladroitement à l’essentiel ; inversement, Bill Irvine valse désormais à trois, grotesquement, comme une préfiguration de son avenir funeste ; ou comme une anticipation des paroles qu’échangeront Jim et Ella dans la maison de passe : « Peut-on aimer deux hommes ? » demande Ella à celui qu’elle préfère, mais qu’elle ne choisira pas. « Oui, et même trois, mais c’est moins commode… » Question de rythme en effet, les pas ne suivent pas.
Heaven’s Gate de Cimino
Je reprends ce billet laissé en souffrance depuis bien des mois, motivé par la lecture que je viens de faire du petit mais beau livre de Maylis de Kerangal, A ce stade de la nuit (Verticales 2015). Elle y médite sur le sens de ce toponyme, Lampedusa, sur tous ses sens en strates alors qu’elle a revu rue Champo le film de Visconti, Le Guépard, et qu’elle entend de nuit à la radio le récit bouleversant du naufrage d’un bateau de réfugiés à l’approche des côtes de l’île tant désirée par les migrants venus de Libye.
Angelica (Claudia Cardinale) et Fabrizio (Burt Lancaster)
Elle y parle magnifiquement de Burt Lancaster, Don Fabrizio prince Salina, qui contemple avec une feinte impassibilité les lézardes de son palais, le vieil ordre féodal et la propriété foncière qui partent en lambeaux avec l’ascension de ce métayer ou de ce bourgeois sagace, Don Calogero, qui va marier sa fille (la belle Claudia Cardinale) à Tancrède (Alain Delon), et mettre une manière de feu aux hautes voûtes de la propriété – ; le Prince jette sur tout cela un regard perçant, avant de donner et d’ouvrir ce bal. Ce grand bal qui n’en finit pas, ce morceau de bravoure insensé d’une beauté crépusculaire (il occupe près de cinquante minutes de ce film), qui en semble surchargé et tout près lui-même de chavirer, comme le rafiot lourd de ses réfugiés au large de Lampedusa, car, écrit assez somptueusement Maylis, « j’ai réalisé que Viscontii avait filmé le bal du Guépard exactement comme un naufrage ».
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