La mort n’arrête pas la vie

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Un grave accident de la route a impliqué, samedi 6 dernier vers 15 h dans la banlieue de Montpellier, l’aîné de mes petits-enfants, Arthur Bougnoux (22 ans), et sa compagne Jamaïne Carlotti. Arthur, qui conduisait, est légèrement blessé mais Jamaïne, éjectée, n’a pas survécu au choc. Cette jeune femme de 21 ans  avait été championne du monde de planche à voile junior, et elle détenait depuis novembre, dans sa catégorie, le titre de championne de France. Je sais que le monde de la voile porte depuis samedi son deuil ; je voudrais, par le texte suivant qui sera lu à son incinération vendredi matin à Frontignan, témoigner de notre attachement à Jamaïne, et de notre douleur devant cette mort si brutale.

Chère Jamaïne, cher Arthur, chers enfants et petits-enfants, le deuil qui nous frappe semble d’autant plus terrible qu’il réveille, pour beaucoup d’entre nous, la douleur de la mort de Brieuc (31 janvier 2014), suivie de celle de Françoise (26 juin 2016). Je mesure par notre émotion à quel point Jamaïne faisait déjà partie de notre famille, combien ce joli couple qu’elle formait avec Arthur était entré dans nos vies.

Odile et moi n’avons guère connu Jamaïne, nous n’avons passé ensemble qu’une heure, au restaurant de la piscine de Monestier-les-bains, en février 2020, où elle était venue avec son jeune frère, et Arthur, faire notre connaissance ; tous trois habitaient le chalet d’alpage, nous avions nous-mêmes pris pension près de Serre-Chevalier. Cette heure a suffi pour comprendre quelle belle personne elle était, très gaie, très spontanée dans la conversation, Odile m’a souvent dit depuis combien elle aimait Jamaïne, un rayon de soleil pour le timide et plus réservé Arthur… Et puis, son titre de championne du monde junior nous impressionnait : j’imagine Jamaïne sur sa planche, dans une gerbe d’éclaboussures, aux prises avec le soleil, les vagues et le vent, que d’intuitions, que de persévérance et de courage il lui aura fallu pour décrocher ce titre, dans un sport que tant de gens pratiquent ! Je me dis que cette jeune femme avait noué un pacte très spécial avec la mer et le vent, qu’elle en connaissait intimement les sautes, les humeurs, qu’elle filait sur des lignes de force comme l’oiseau dans le ciel, là où nous pataugeons… Les trois filles de Pascale, Elisa, Julia et Carla, qui vont rentrer à Montpellier l’été prochain après avoir elles-mêmes beaucoup sillonné la mer entre Papeete et Nouméa, ne la connaissent évidemment pas mais elles auraient trouvé en Jamaïne une grande sœur, qui les aurait émerveillées et conquises par son aisance à courir et rebondir, comme elles, entre les vagues.

Hommage du CREPS à Jamaïne hier mardi

Nous sommes en deuil, cher Arthur, de cet avenir si riche de rencontres, de joies, d’exploits sportifs que nous promettait votre couple. Cet avenir décapité sur une banale départementale, nous ne le verrons jamais, il faut lui dire adieu. Mais la mort n’arrête pas la vie. Si tu veux être fidèle à ta délicieuse Jamaïne, tu dois redresser la tête, reprendre avec courage ces études que vous poursuiviez à deux, y réussir (vous vous deviez bien ça), et tu peux aussi penser à son rire, à sa gaîté spontanée, à sa débordante jeunesse qui nous a tant frappés. Ne te laisse pas envahir par la culpabilité, par la dépression, ce n’était pas votre style à tous les deux et c’est à toi de prolonger votre couple, de lui donner au-delà de ces jours si pénibles une certaine existence.

Nous songeons aussi à la douleur de M. et Mme Carlotti, les parents de Jamaïne, que nous ne connaissons pas et qui ont accueilli leur fille avec Arthur, à Noël dernier, en Guadeloupe où elle est née ; vous voici un mois après l’avoir quittée rendus à Montpellier, pour recueillir ses cendres. Votre deuil ravive en moi celui de Brieuc, emporté par une avalanche à l’âge de quarante ans ; les larmes se ressemblent…

Notre vie à tous ne tient qu’à un fil, sachez chers enfants et petits-enfants en prendre soin, être prudents et ne jamais sous-estimer les dangers entre lesquels nous évoluons. L’accident n’arrive pas qu’aux autres, gardons ce lien vivant qui nous rassemble !

J’ai moi-même atteint un âge de la vie où je suis plus entouré, peut-être, de morts que de vivants, je rêve de Brieuc, de Françoise, de mes parents et grands-parents, de beaucoup d’amis disparus aussi mais qui reviennent la nuit, et continuent de me soutenir. Nos morts, ceux que nous avons spécialement chéris ne peuvent nous persécuter, ils nous aident, nous soufflent les bons choix. Cher Arthur, ne te laisse pas écraser, garde Jamaïne aussi vivante que possible à tes côtés en puisant dans sa propre vivacité, qui ne peut s’arrêter de jaillir et qui continuera à t’inspirer, à te fortifier bien au-delà de ce deuil si lourd. Nous ne savons pas si l’âme existe au-delà du corps, si elle peut nous regarder, nous sourire peut-être depuis quelque endroit mystérieux, mais nous pouvons vivre comme si. Vivre sous le regard rieur de Jamaïne porté par la mer, sa jeunesse toujours bondissante dans l’écume et le vent.

Elle est retrouvée.

Quoi ? – L’Eternité.

C’est la mer allée,

Avec le soleil.

(Arthur Rimbaud)

5 réponses à “La mort n’arrête pas la vie”

  1. Avatar de Diloutho
    Diloutho

    Mon commentaire
    Je suis très touchée en lisant ce texte sur Jamaïne et Arthur, sur votre famille, Daniel et Odile, sur ceux qui sont déjà partis, et avec qui vous vivez tout de même. Nous avons tous, dans nos familles, des frères ou des jeunes qui sont partis trop tôt, par accident, suicide…
    Je ne connaissais pas Jamaîne, sa vie sportive. Maintenant je garde dans mon cœur cette belle et lumineuse jeune femme, et Arthur, qui repart dans la vie d’une autre façon, avec elle qui était la lumière de sa vie. Avec courage et confiance. Merci, et merci pour ces mots de Rimbaud.

  2. Avatar de Cécile d’Eaubonne
    Cécile d’Eaubonne

    Une fois encore, Daniel ! Mon cœur se crispe. Que ne nous faut-il pas surmonter pour traverser l’existence la tête haute et l’âme au chaud ! Heureusement, il y a ce sentiment de connivence teinté d’amitié que nous partageons …

    Cordialement.

  3. Avatar de M
    M

    Bonsoir ou bonjour, qu’importe!

    Kalmia, en ce blogue, le 6 février dernier, parlait du rebond et du toucher juste…

    En lisant ce billet et les commentaires qui suivent, le mieux, on le sait bien, serait de ne rien dire…

    Même si les personnes concernées ne sont pas des « nôtres », quelque chose nous relie à cet universel et ce qui leur arrive nous arrive à nous aussi!

    Alors la pudeur, peut-être, voudrait que l’on passât son chemin avec la respectable distance d’intimité.

    Certes le réel est silencieux avec sa belle anagramme, mais je n’ose imaginer le retrait du lévite sur le chemin de la parabole évangélique.

    Ne rien dire et pourtant dire quelque chose…

    Le billet se termine par une citation du poète. Elle a voix au chapitre sur les « Chansons spirituelles » d’Étiemble où le poète contribue à l’élaboration de la « science ». Je l’ai retrouvée aussi dans les « Intuitions raisonnées » d’un correspondant physicien, que je me dois, ici, de citer :

    « Cette fleur, cette mer, cette équation même, toutes ces choses auxquelles nos êtres, à l’un ou à l’autre sont intimement attachés, ne seraient donc pas, en elles-mêmes, des constituants de ce réel profondément caché? Eh non : en vérité elles ne peuvent l’être. Mais nous pouvons – et nous devons – y voir des traces mystérieuses (autrement dit non totalement indéchiffrables!) de ce réel. (…) Entre la conception qu’on vient de dire et l’attitude d’esprit consistant à rechercher l’Être dans le jeu de la vague qui danse avec nous, l’opposition n’est qu’apparente : comme elle n’est qu’apparente aussi entre la vision présente de l’éternité et celle que Rimbaud nous propose (c’est la mer allée/avec le soleil). Car ici il s’agit de pensée discursive alors que là il s’agissait d’une compréhension émotionnelle (ou d’une « compréhension du troisième genre », pour parler en termes spinoziens). » (Fin de citation)

    Le langage rimbaldien dans sa réalité la plus secrète, peut-il, ici, dans le désert apporter l’eau bonne « biblique » qui sauve?

    Sa poésie comme un rêve dominé et la révélation de la possibilité d’une « surenfance » (le mot est de G. Bachelard), c’est quoi, au juste?

    Celle du devenir.

    Des Rivières d’Outre-mer à celle qui suit sa vallée, il n’est pas dit qu’au delà des larmes, une vraie vie, n’est pas là en train d’éclore.

    Il y a un devoir et un droit, ici et maintenant, d’explorer cet « ailleurs ».

    M

  4. Avatar de Anonyme
    Anonyme

    La nuit n’est jamais complète.
    Il y a toujours puisque je le dis,
    Puisque je l’affirme,
    Au bout du chagrin,
    une fenêtre ouverte,
    une fenêtre éclairée…
    Paul Eluard,

    Je pense que la poésie et les autres, ceux qui sont encore là est plus utile dans ces moments d’accablement que le recours à Freud , car à mon sens  « le travail de deuil  » n’existe pas et celles et ceux que nous avons aimé sont à jamais dans nos cœurs , et c’est tant mieux .
    Bien à vous,

  5. Avatar de Jfr
    Jfr

    Mon commentaire. Texte magnifique. Merci. Oui, la vie est une grâce. Cette jeune fille, comme tous ceux que nous aimons, nous le rappelle. Merci pour ces mots si bienvenus qui nous le font comprendre. JFR.

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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