La musique se faisant

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Les films qui mettent en scène la musique, ou nous la font vraiment entendre, sont en général des succès, et En Fanfare d’Emmanuel Courcol (co-scénarisé par Irène Muscari et présenté en avant-première au dernier festival de Cannes) confirme cette double performance d’intéresser à la fois nos yeux et nos oreilles. J’espère dans les prochains jours trouver le même plaisir au film annoncé sur Maria Callas, ou au biopic des premières années de scène de Bob Dylan, Un parfait inconnu…

L’histoire narrée dans En Fanfare entrelace avec verve et délicatesse la rencontre tumultueuse de deux frères inconnus l’un de l’autre, car placés en bas âge dans différentes familles d’accueil, et réunis alors qu’ils ont dépassé la trentaine. L’aîné Thibaud (Benjamin Lavernhe), victime d’une leucémie, reçoit une greffe osseuse de son cadet Jimmy (Pierre Lottin), mais là n’est pas la péripétie principale ; au point que nous ignorons ce qu’il adviendra de la maladie après l’annonce du rejet de la greffe. L’intrigue se noue plutôt à la faveur de plusieurs directions d’orchestre, montrées (et montées) en parallèle au fil du récit ; Thibaud est à la tête du prestigieux orchestre de Cleveland, et il est fréquemment invité à Paris, où il va donner en création mondiale à la Seine musicale sa propre symphonie ; mais nous le voyons aussi diriger plusieurs répétitions, ou encore apprendre à des impétrants l’art de la direction. Jimmy de son côté, cuisinier à la cantine d’une mine dans un coron du nord, joue du trombone dans la fanfare locale. 

Le dénivelé entre ces deux façons de pratiquer la musique, saisissant, est mis en évidence par le montage qui passe parfois sans transition d’un orchestre à l’autre ; côté Thibaud tout est policé, sévère, exécuté avec le sentiment de participer à une cérémonie ; côté fanfare c’est l’anarchie bouillonnante, les coups de gueule, une dispute où les griefs conjugaux se mêlent au conflit né de l’interprétation (si ce terme convient dans une pareille mêlée). Mais notre plaisir n’est pas moindre des deux côtés, et l’émotion nous submerge autant à l’audition (conduite par Thibaud) de l’ouverture d’Egmont, ou à l’adaptation d’un air d’Aznavour, « Emmenez-moi », jouée avec un irrésistible entrain par les joyeux amateurs du Nord. 

Car la musique est d’abord chose populaire, et il n’existe pas, aussi fruste soit-elle, de société sans musique ; et si tous n’accèdent pas aux instruments ou à la partition, quand Thibaud leur propose d’interpréter le Boléro de Ravel (tube absolu dans le registre de la musique classique), tous, soutenus par le rythme obsédant, peuvent néanmoins l’entonner (avec un succès inégal). La voix est notre premier instrument, nos corps sont musicaux et entrent par elle dans l’orchestre, ou dans une harmonie relative. 

C’est cette souveraineté de la musique, qu’elle soit basse ou haute, signée Aznavour ou Beethoven, qui fait la saveur et le charme de ce film enchanteur. Nous y voyons en effet la musique opérer : permettre au difficile dialogue des deux frères de se construire (entre le « premier de la classe » et le simple cuistot), car Jimmy n’a pas moins que Thibaud la musique chevillée au corps, et la séquence chargée de solennité où il ouvre à son frère son jardin secret, la pièce où il conserve sur vinyl ses plus précieux standards, montre de quelle approche sacrée ce lieu peut être le culte. La musique nous élève, nous éduque, , éventuellement nous transfigure ; dans un dur dialogue entre Jimmy (découragé au point de renoncer à jouer) et Charlène, celle-ci lui rappelle qu’on lui garde sa place, sa place de trombone aussi nécessaire à la fanfare que Jimmy peut l’être en général dans la société… La fanfare distribue les places, les rôles qui vont bien au-delà de l’exécution musicale, elle structure chacun en révélant aux individus leurs complémentarités, leurs étroites solidarités. 

« Ce garçon a besoin de toi », plaidait la mère adoptive à Jimmy, qui vient de faire connaissance de son frère, et d’apprendre que ce frère attend qu’il lui donne un peu de sa moelle osseuse… Or la suite du film nous révèle à quel point au sein de l’orchestre, comme de la fanfare, chacun dépend de l’autre.  Faire de la musique c’est faire société, et cet appel qui renaît plusieurs fois entre les partenaires du film ne se discute pas plus que la fraternité tardive des deux protagonistes principaux de l’histoire. 

La dernière scène, grandiose (nous sommes d’ailleurs à la Seine musicale) étend cette complémentarité propre à chaque orchestre aux deux formations musicales : Thibaud Desormaux, dans ce cadre prestigieux, vient de donner la première interprétation de sa symphonie et se retourne, brisé d’émotion, vers le public qui l’acclame quand, du sein de celui-ci, se dresse la fanfare en costume (conduite par Jimmy) qui, d’abord en sourdine, entame en frappant sur la balustrade le rythme célèbre avant de le reprendre vocalement, le Boléro prend consistance et ampleur, dans l’orchestre de Thibaud un premier violon entre dans sa ronde, suivi d’une clarinette, et c’est bientôt tout le public, soulevé d’enthousiasme, qui chante à pleine voix soutenu par les deux orchestres ! Magnifique final, intense célébration des pouvoirs d’entraînement du rythme, de la voix, des timbres se mêlant dans une irrésistible déferlante… En Fanfare nous quitte sur ce rêve accompli : la résolution musicale du choc des cultures, ou des classes !

10 réponses à “La musique se faisant”

  1. Avatar de AB du Pont de Cé
    AB du Pont de Cé

    Cher maître, vous écrivez :

     » (…) mais nous le voyons aussi diriger plusieurs répétitions, ou encore apprendre à des impétrants l’art de la direction. »

    En quel sens faut-il comprendre le mot « impétrants » ? Plus d’un qui se réfère au Littré ou au Dictionnaire Le Robert de la langue française, va se poser la question.

    Oui, la musique fait corps…Mais pas toujours et pas partout. Pensez à certaines musiques arabes, sauf antéislamiques(1),

    qui ne l’entendent pas de cette oreille !

    Bonne soirée

    (1) « sauf antéislamiques » est l’anagramme de « La musique se faisant »

    AB du Pont de Cé

    1. Avatar de Daniel Bougnoux
      Daniel Bougnoux

      J’ai dit impétrant comme j’aurais dit candidat, est-ce fautif ? Je vais vérifier !

  2. Avatar de Aurore
    Aurore

    Monsieur notre maître, je viens de vérifier et voici le résultat (source Académie française) :

    « Le nom impétrant a un sens précis dans la langue du droit et de l’administration, mais force est de constater qu’on l’emploie souvent à tort, par une extension abusive, peut-être parce que son caractère un peu savant peut donner une teinte d’érudition à un discours. Impétrant désigne en effet une personne qui obtient un titre, un privilège d’une autorité compétente, et il s’emploie en particulier pour nommer celui qui vient de réussir un examen. C’est donc un grave contresens de le confondre avec postulant, qui désigne le candidat à un emploi, à une fonction, etc … »
    (Fin de citation)

    J’ai postulé, l’autre jour auprès de mon patron pour passer caissière en chef.
    Si je réussis – ce n’est pas gagné d’avance car je suis souvent empêtrée – je serais donc une impétrante.

    On apprend tous les jours, grâce à vous, Monsieur notre randonneur pensif.

    Aurore, la caissière de seconde classe du supermarché

    1. Avatar de Daniel Bougnoux
      Daniel Bougnoux

      Instructive mise au point, merci chère Aurore ! Vos « commentaires montrent à l’évidence que dans ce super-marché on exploite vos talents, et que vous êtes sous-employée, donnez-nous vite la bonne nouvelle de votre avancement : caissière en chef, patronne de rayon, directrice ?

  3. Avatar de Anetchka
    Anetchka

    Encore une belle invitation vers le grand écran, pour y trouver la musique au cœur, cher Daniel.

    Il est vrai que l’empreinte de la musique de film est parfois telle qu’elle demeure quand on a oublié titre, réalisateur, trame. Soudain les images ressurgissent à l’occasion d’un leitmotiv qui revient…

    Apparemment En fanfare place la musique, les musiques de diverses sources, au centre, et les met en communion.

    Et cela fait écho à ces films majeurs, qui, aussi différents soient-ils, n’ont véritablement existé pour des millions de spectateurs de par le monde que par cette exaltation ou cet envoûtement de la musique,

    Les tziganes montent au ciel d’Emil Loteanu soulevait littéralement de leurs sièges tout ceux qui le voyaient à l’écran, et de même Le Temps des Gitans ou Chat noir Chat blanc d’Emil Kusturica, en parallèle des rires ou des pleurs alternés qu’ils suscitaient . Et que dire de Fiddler on the roof (Un violon sur le toit) dont le titre doit autant à Chagall (Le violoniste) qu’au Récit du grand écrivain Cholem Aleikhem. Les mélanges, complicités et conflits judéo-chrétiens sur terre tsariste s’y envolent dans un tourbillon enthousiaste. Les compositions savantes se mêlent aux chants populaires et tout le monde peut, longtemps après, avoir à l’oreille telle ritournelle bien rythmée, comme If I was a rich man…

    Dans le registre sublime mélancolique, Le Salon de Musique de Satiajit Ray, qui rappelle par son thème celui du Guépard de Visconti évoqué dans un blog précédent, c’est l’envoûtement de la musique hindoustanie, savante – vocale ou instrumentale- qui nous saisit. En osmose complète avec les images de la chute du grand aristocrate bengali en son palais ruiné – celui qui va précisément se sacrifier pour la musique – les notes de la gamme indienne nous entraînent en beauté dans le mouvement descendant général.

    Beaucoup plus nombreux sont les films dont le leitmotiv entêtant, lancinant nous hantent longtemps après la projection du film. Cette phrase musicale qui fonctionne comme une mnemotechnie, mentionnée un peu plus haut.

    Que ce soit la chanson si touchante « Porque te vas » de la petite fille de Cria Cuervos de Carlos Saura, ou la musique obsédante et presque agaçante de In the Mood for love de Wong Kai Wai. Plus impressionnante pour moi est celle de Gustav Malher dans Mort à Venise: car après Visconti, jamais plus la Cité des Doges ne sera tout à fait la même qu’avant.

    Ce qui peut provoquer une émotion extraordinaire, c’est la musique non en parallèle ou en contrepoint,  mais en opposition, en contraste total avec l’image. Là il y faut un génie particulier. La contre-musique de 2001, L’Odyssée de l’Espace de Kubrick, où Le Beau Danube Bleu de Johannes Strauss virevolte et tourbillonne dans la capsule spatiale glacée et aseptisée, fait monter soudainement l’angoisse métaphysique de ce film. Cette Valse viennoise dont les paroles venaient déjà en dérision à sa conception même, la chute de l’Empire autrichien associée ironiquement à des mots légers et insouciants …
    Kubrick exerce ailleurs cette contre-musique comme dans son sublime Barry Lyndon : au son guilleret des fifres et tambourins de l’air Irlandais Lilliburlero March, les soldats sont promis à la chair à canon avec uniformes chatoyants! Cette dérision ne s’oublie pas et va donner le ton. Plus loin, dans ce film, la Sarabande de Haendel, et autres airs de Schubert vont, en osmose cette fois avec l’image, nous coller définitivement à la peau…

    Un cran de plus dans le mode dramatique et bouleversant, est la contre- musique de John William qui a arrangé une douce chanson populaire yidiche très célèbre (Ojfn pripetchik « Auprès de l’âtre ») sur une image terrible, qui nous coupe le souffle. Dans le film de Steven Spielberg La Liste de Schindler, la petite fille aux boucles blondes et en robe rouge, apparition angélique (seule couleur d’un un film noir et blanc) qui marche vers la mort sans le savoir, va nous clouer sur notre siège. Tout semble dit.

    Décidément, l’enroulement de la musique dans l’image mouvante semble un sujet inépuisable. Alors merci d’avoir soulevé ce thème porteur, cher Daniel…

    1. Avatar de Daniel Bougnoux
      Daniel Bougnoux

      Chère Anetchka, merci de contribuer sur ta lancée, inépuisablement ! J’aimerais lire un bon livre sur les emplois de la musique au cinéma (il en existe déjà forcément plusieurs, quelqu’un peut-il me recommander un titre, un auteur ?). Mais mon propos était différent : avec « En Fanfare » nous sommes devant un film qui pousse à réfléchir sur les vertus de conciliation, d’intégration, de relations sociales permises par différents types d’orchestre ; ceux dirigés par Thibaud puis Jimmy sont apparemment inconciliables, mais la scène finale démontre le contraire… Les grincheux trouveront ce film trop optimiste, ou idéaliste évidemment dans sa conclusion, pourtant la musique a parfois ce pouvoir de nous réunir, et cette vertu mérite vraiment qu’on y réfléchisse, ou qu’on y rêve. Merci à Emmanuel Courcol de l’avoir si bien senti, et montré.

  4. Avatar de Anetchka
    Anetchka

    Oui j’avoue m’être un peu écartée du sujet que tu proposes, mais, à la décharge, je n’ai pas encore vu le film.
    A l’instant, je pense à un type de réconciliation musique savante -musique populaire/ jazz, et autres formes, à travers la démarche créative, en action, c’est à dire en improvisations communes, de Yehudi Menuhin et ses musiciens de rencontre. Cette quête tout terrain œuvrait pour la musique et pour la paix, selon son objectif exprimé. Il y est parvenu brillamment à son échelle. Cette osmose et sur très belle. J’ai le souvenir d’impros éblouissantes avec une jeune Sibérienne, avec Ravi Shankar, avec un violoniste tzigane virtuose et avec un célèbre jazz man, notamment.
    Et je crois savoir que Bela Bartok lui aussi puisait particulièrement dans les musiques populaires et leurs instruments comme la vieile à roue une bonne part de son inspiration. Et la chose était franchement réciproque, admiration et découverte de part et d’autre, complicité et fraternité …
    Pas de souvenir d’un film de même intensité….

    1. Avatar de Daniel Bougnoux
      Daniel Bougnoux

      Et j’ajouterai l’initiative de Daniel Baremboïm, de créer un orchestre israélo-palestinien, il y a l’enregistrement d’un film je rois…

  5. Avatar de Anetchka
    Anetchka

    Oui, c’est juste! J’avais moi-même assisté à un « orchestre éphémère » aux Invalides dirigé par Daniel Barenboim, qui réunissait des musiciens (nombrE d’entre eux étaient jeunes) dont les pays étaient ou avaient été belligérants. Des Iraniens et des Irakiens, des Israéliens et des Palestiniens, des Turcs et des Arméniens, etc. Issus de diverses couches sociales (certains instrumentistes étaient boursiers de leurs pays), de religions variées ou non croyants. Bref une petite Babel éphémere de la musique!

    Je note que ces deux ambassadeurs de la paix par la musique, Yehudi Menuhin, violoniste et chef d’orchestre d’un côté, et Daniel Barenboim, chef d’orchestre et pianiste de l’autre, eux- mêmes revenaient de loin. Leurs familles et ascendants avaient traversé les fêlures, les failles, les déchirures des siècles sur des espaces étendus …
    Il en est de même du Dr Zamenoff, créateur de l’Esperanto, langue à vocation internationale, dont le projet utopique était d’unir les peuples! L’espoir naissait au milieu des ruines de Varsovie…

  6. Avatar de Roxane
    Roxane

    Bonjour !

    Ce livre, Daniel, vous devez le connaître mais je vous en parle quand même.

    C’est un ouvrage de Benoît Basirico intitulé « La musique de film » – compositeurs et réalisateurs au travail –

    C’est vrai que la musique de film, ça marque !

    Celle qui m’a le plus touché, peut-être, c’est celle de Maurice Jarre sur le thème de Lara pour « Le Docteur Jivago ».

    Et j’ai toujours ce paysage de neige, lucidité de l’âme, dans la tête, en fredonnant cette chanson.

    La musique se faisant…Oui, cher Daniel, mais ça ne fait pas tout.

    Pour l’heure, en cette veille de chandeleur, n’oubliez pas de faire sauter les crêpes avec ou sans la petite comptine appropriée pour les enfants que nous sommes tous plus ou moins, n’est-ce pas ?

    Bon et joli mois de février.

    Roxane

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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Les derniers commentaires

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  2. Oui, c’est juste! J’avais moi-même assisté à un « orchestre éphémère » aux Invalides dirigé par Daniel Barenboim, qui réunissait des musiciens…

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  4. Oui j’avoue m’être un peu écartée du sujet que tu proposes, mais, à la décharge, je n’ai pas encore vu…

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