Parmi les chefs d’œuvre tardifs de Woody Allen, il faut enfin examiner ce film de 2017, que je n’avais pu voir lors de sa sortie (passée plutôt inaperçue semble-t-il), mais combien impressionnant, si l’on veut bien pénétrer avec Woody dans ce sanctuaire de son enfance, le parc d’attraction de Coney Island ici pieusement, minutieusement reconstitué avec ses manèges, ses stands de tir, ses gargotes, la foule en maillots de bain de l’époque (années cinquante), le tout triomphalement dominé par le soleil géant de la grande roue (Wonder wheel) et baignant dans une chaude lumière orangée, qui semble emprunter ses reflets aux quenouilles de barbe-à-papa et aux bonbons acidulés, dans le tintamarre coloré des toilettes de plage, la musique grinçante moulinée par les chevaux de bois et le claquement des carabines.
Le réalisateur n’a pas lésiné sur la figuration, ni sur la reconstruction d’un monde disparu qui, dès les premières images, nous prend à la gorge, n’avons-nous pas comme Woody, Fellini, ou Tennessee Williams, la nostalgie de ces ambiancespopulaires ? Mais le loisir, la flâne, une humeur de guinguette s’étalent ici pour mieux refouler dans ses marges ou ses plis les drames humains de la frustration, de la jalousie et du crime. Que nous cache cette foule bigarrée ? Lesquels d’entre eux la Grande Roue, du destin ou de l’infortune, va-t-elle de son mouvement uniforme écraser ?
Les Grecs, Œdipe, Hamlet (à travers le livre d’Ernest Jones), Tchekhov ou les tragédies d’Eugene O’Neill sont successivement mentionnés (par le personnage-narrateur qui aspire à écrire), comme autant de poteaux d’alerte fichés sur le sable, ici un drame couve, comment va-t-il éclater ? J’ai rarement eu au cinéma, comme devant ce film et à proportion même de sa frivolité apparente, de l’insouciance de son décor, le sentiment de l’irréparable. Il suffit à Woody de quatre personnages, plus un enfant chapardeur et pyromane, plus deux envoyés de la mafia qui font planer sur la plage l’ange de la mort, pour que du cœur de l’été, entre les corps offerts au soleil, une implacable machine à broyer se mette en place.
Carolina (Juno Temple)
Nos quatre protagonistes sont pourtant sympathiques, et chacun à sa manière attachant. Le père Humphrey (James Belushi), opérateur du manège, bon bougre vite colérique quand il boit, adepte assez frustre des parties de pêche en mer entre copains et des matches de base-ball ; Ginny son épouse (magnifique Kate Winslet), personnage beaucoup plus complexe, mal assortie à son marin pêcheur, car elle a connu le grand amour, pour lequel elle a quitté un premier mari, ancienne comédienne aussi et qui garde la nostalgie des planches, que tout cela lui semble loin dans ce « Roi de la palourde » où elle écaille maintenant les huîtres et sert à table, dans le tintamarre des baraques qui la poursuit jusque dans la miteuse cabane de planches où le couple a son nid ! Survient Carolina (Juno Temple), la jolie fille adulte qu’a eue Humphrey d’une première femme, morte depuis ; elle fuit le mari que son père lui avait tant dit de ne pas épouser, un malfrat mafieux qu’elle a fini par dénoncer à la police, ce qui a mis sur sa tête un contrat ; Humphrey l’a répudiée mais elle ne voit pas où se réfugier ailleurs que chez lui, avec sa pauvre valise, ce qu’il accepte en retrouvant une fibre paternelle qui redonne à sa vie un but. Il va permettre à la jeune femme de rattraper les études qu’elle aurait dû faire en lui payant des cours du soir, au risque d’attirer dans sa maison les tueurs, et de négliger l’autre enfant, le fils de Ginny qui n’est pas de lui, et qui leur cause bien du souci en allumant un peu partout des feux de planche. Et puis, dominant depuis sa haute chaise de surveillant de plage cette famille recomposée, il y a Mickey (Justin Timberlake), beau gosse qui rêve de devenir dramaturge, tout en matant du haut de son perchoir les belles passantes égarées sur la plage – Ginny !
Mickey (Justin Timberlake)
Le feu n’est pas long à prendre entre ces deux-là. Ginny est plus âgée mais encore très attirante, et le romantique Mickey s’ennuie après ses heures de surveillance ; ils se retrouvent sous les planches de la jetée pour de furtifs accouplements (les scènes sexuelles chez Woody sont toujours très chastes), et par de petits cadeaux de livres il lui rappelle sa vocation de comédienne, et les prestiges du répertoire. Tout irait bien entre eux si, fatalement, Mickey ne la croisait un jour où elle sort avec sa belle-fille, que d’abord il ne distingue pas vraiment ; mais la jeune fille passe un autre matin au pied de son observatoire et le hèle, il lui prête un livre, et de fil en aiguille l’invite au restaurant.
Ginny (Kate Winslet) et son fils
Carolina bien sûr, autant qu’Humphrey, ignore tout de la liaison entre cet homme et sa belle-mère ; avec le plaisir innocent d’avoir fait une belle rencontre elle en parle à celle-ci, lui demande conseil… Carolina a (provisoirement) échappé à la mafia qui activement la recherche ; la façon dont elle tente de se reconstruire, en ruinant du même coup le bonheur de Ginny, donne lieu à des scènes d’une intensité poignante, où la femme mûre devine que son amant lui échappe, et par ses questions et sa persécution – t’a-t-il pris la main ? Embrassée ? – précipite son propre malheur. Dévorée de jalousie, elle soumet Mickey à un tel feu roulant de soupçons et de sommations que nous voyons physiquement, sur les deux visages affrontés, l’amour et le désir se transformer en haine. Grands, intenses moments d’un cinéma qui excelle à capter entre les mouvements et flonflons de la fête foraine la tempête des âmes !
La machine infernale à partir de là, aussi inexorable que la Grande roue, s’abat sur les deux femmes. Les deux gangsters de la mafia ont localisé leur proie, et par l’indiscrétion d’une voisine appris où elle doit dîner avec son futur ou prévisible amant. L’apprenant à son tour, Ginny affolée tente d’abord de téléphoner au restaurant pour qu’on prévienne Carolina, qu’on l’écarte des tueurs – mais à peine la conversation établie avec le gérant, elle se ravise et, dans un sanglot, raccroche, en condamnant à mort sa belle-fille.
Nous ne verrons pas cette mort, mais seulement Caroline sortant du restaurant, les deux jeunes gens se disant gaîment adieu, elle préfère rentrer à pied, sans voir qu’une lourde limousine noire s’ébranle et la suit. Mais le matin suivant, Humphrey et Ginny constatent qu’elle n’est pas rentrée. Lui se rend à la police déposer sa demande de recherche tandis que son épouse, comme égarée, s’habille en tragédienne de théâtre et monologue bizarrement ; le monologue augmente quand surgit Mickey, auquel elle débite, hagarde, un discours de disculpation. Mais Mickey a tout compris des péripéties de la soirée, il a parlé au patron du restaurant, su que Ginny avait appelé et comment elle avait renoncé à prévenir, et il accuse maintenant sa maîtresse de meurtre. Hors d’elle-même, somnambule et dans un geste de folie racinienne elle s’empare d’un couteau de cuisine qu’elle lui tend, dans une scène où l’irréalité, dominée par le théâtre, et la cruauté se confondent, elle nie de toutes ses forces la responsabilité d’un meurtre qu’elle a pourtant voulu, elle est Hermione ou Lady Macbeth, à la fois bourreau et victime brisée de douleur. Immense scène tragique qui laisse pantois, on est si vite passé des promesses de bonheur à un tel abîme de confusions et de souffrances ! Tandis qu’au-dessus des têtes grince la roue, et que Woody en bande-son nous repasse, comme si de rien n’était, les standards d’un jazz de kermesse et d’un bal bon enfant.
On n’oublie pas un pareil film, doté d’un tel pouvoir de hantise. Nous avons déjà vu Woody filmer la culpabilité (Crimes and misdemeanours, Match point, Cassandra’s dream), et les variables façons dont les criminels endossent ou non leur faute ; Ginny de son côté oppose à son crime une titubante dénégation, génératrice de délire – où le jeu de Kate Winslet parvient à nous glacer d’effroi. À quelle profondeur atteint cette scène finale, avec quelle délicatesse !
Mais tout ce film à voir et à revoir mériterait, scène par scène, une étude détaillée. Que dire en particulier du jeune garçon orphelin de père, Richie, lâché comme Woody le fut dix ans plus tôt en culottes courtes, dans ce même parc de Coney Island, et qui y met le feu un peu partout ? Dans beaucoup de ses films, disais-je, on entend un enfant. En 2017, dans son quarante-septième opus, Wonder Wheel nous le montre sous deux visages, en cinéphile et pyromane. Portrait of the artist as a (very) young man ?
Inquiétant Woody…
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