Le port de Centuri en Haute-Corse (photographié au printemps,
le paysage que, écrivant ceci, j’ai sous les yeux)
Il n’est pas facile, disais-je, de photographier un paysage, ou du moins je n’en ressens pas l’envie, pourquoi ?
Réponses en vrac : un paysage quand il agit vraiment se laisse malaisément cadrer, la grande image n’a pas de forme (titre d’un beau livre de François Jullien sur la peinture chinoise, 2003), ou elle excède incessamment les limites de mon regard. Le plaisir lié à l’expérience du paysage est d’un débordement, moins latéral d’ailleurs que frontal ou de lui à moi ; je le respire (et il me fait respirer), je m’y absorbe et je l’absorbe. Ces verbes familiers mais au fond mystérieux sont au cœur de la philosophie du vivre proposée (explorée) par Jullien ; ma relation au paysage n’est pas de l’ordre de la vue cadrante, objectivante, mais d’un dialogue (intime), d’une compénétration ou d’une progressive fusion, regarder cela prend du temps – rien à voir avec le clic-clac des « points Kodak » élus par les touristes pressés à la descente du car.
Respirer, c’est prendre-rendre, opération d’une banalité telle qu’on ne songe pas à s’y arrêter (et comment s’arrêter de respirer ?), ni même à l’observer alors qu’aucun acte n’est plus vital ! Or cet acte si nous le considérons une minute suspend ou brouille les frontières entre dehors et dedans, entre le spirituel (la vie, le souffle) et le matériel (la cage thoracique), le visible et l’invisible, le solide et le flux… Il est indéniable que nous respirons avec le paysage, ou que celui-ci nous fait respirer. Et que dans cette mesure une animation (l’âme en effet se pointe) affecte cette étendue ou cette portion élue du monde : il y a paysage quand il y a tension, voire contradiction dynamique, entre les montagnes et les eaux (la façon chinoise de dire paysage, « montagnes-eaux »), ce qui monte et ce qui descend, ce qui ruisselle et ce qui retient, le flux et le bloc, le massif et le vaporeux, le proche et le lointain, l’habité et le sauvage, voire l’inaccessible… Une mer étendue comme on dit « à perte de vue » ne fait pas paysage, il lui faut le contraste d’une côte, d’un escarpement ou d’une montagne qui la bordent impérieusement, qui s’y mêlent tout en lui résistant. Le paysage en apparence le plus statique suggère, a minima, une dramaturgie, il montre des acteurs affrontés et déroule une histoire. Il sera curieux à cet égard, si nous organisons une visite dans le riche fonds des tableaux de paysages alpestres du Musée de Grenoble, d’y repérer ceux qui font paysage, et ceux (la plupart sans doute) qui y échouent radicalement.
Il y a paysage en effet quand il y a de l’essor, un mouvement ou un élan que Jullien oppose à l’étale. Les belles méditations qu’il multiplie autour de cette paire conceptuelle lui permettent par exemple de distinguer entre les tableaux qu’on trouve finis (voire léchés) mais à aucun degré faits, et ceux qui sont pleinement faits mais à peine finis, voire carrément inachevés, telles ces esquisses qu’il nous arrive de préférer parce qu’elles témoignent vigoureusement du geste créatif, d’un élan ou d’un projet non encore retombés dans l’étale, cette stagnation où plus rien n’arrive. Contrairement à ce qu’on regroupe dans la philosophie de l’Être, le propre du Vivre est de décoïncider intimement d’avec soi. Ou comme chante Leonard Cohen (Anthem), « There is a crack, a crack in everything / That’s how the light gets in », il y a une fêlure, une lézarde en chaque être, C’est par là que la lumière rentre.
Ou la force. La plénitude ou complétude que je mentionnais en débutant cette réflexion n’exclut pas cette lézarde, cette non-coïncidence intime mais l’exige ; si un paysage doit faire monde ou s’il nous donne localement l’expérience d’une totalité (in nucleo) d’un monde cohérent, il y faut cette marque d’une nature naturante ou en procès, cette tension dynamique et non cette vue ou cette vie statique qu’on dirait retombée.
Sous ce que figure un paysage, comme d’ailleurs un visage, nous devons toujours ressentir la vie active d’un fonds qui ne se laisse pas dénombrer, ni cerner ni épuiser, mais d’où ne cessent d’émerger des signes, une expression fugace ou de menus événements. Un paysage autrement dit, comme un visage, advient et il ne cesse de venir, ou de nous arriver. Et le peintre de l’essor sait capter ce mouvement, en s’attachant à rendre non ces pommes ou ces ramures d’arbres mais leurs vibrations, tout ce qu’elles laissent vivre entre, ou sous tension. Pas évident à photographier !
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