Les prochaines Rencontres philosophiques d’Uriage se tiendront, comme chaque année (2020 fut empêché pour cause de Covid) au deuxième week-end d’octobre, et seront consacrées à la question « Sommes-nous prisonniers du temps ? ». Le programme en est disponible sur le site des Rencontres, http://www.rencontres-philosophiques-uriage.fr.
J’y interviendrai trois fois, le samedi matin dans l’abécédaire (« P comme Proust »), le samedi après-midi par un atelier « L’accélération du temps médiatique », et le dimanche matin par une présentation de François Jullien, auteur d’un remarquable essai Du Temps publié chez Grasset en 2001, et qui viendra par une conférence plénière, vingt ans après, revisiter cet ouvrage. Je donne successivement sur ce blog la substance de ces trois interventions, à commencer par l’atelier.
Nous nous plaignons souvent du tempo accéléré de nos existences, mais de quand date au juste cet emballement ? Depuis la Révolution, les modes de vie ont rompu avec les rythmes de l’Ancien Régime. Les bouleversements politiques, la labilité des trajectoires sociales, la fluidité des circuits commerciaux et financiers, les perfectionnements des transports font de la vitesse un impératif majeur de notre vie quotidienne : depuis le XIXèmesiècle assoiffé de progrès, nous n’avons plus de temps à perdre ! Il est incontestable que nos médias en particulier nous prescrivent un certain rythme qu’on appelle l¹actualité, imposée à notre attention de façon toujours plus pressante, il n¹est que de réfléchir aux mots : « nouvelles » qui doivent être toujours plus fraîches, on parle de « dépêche », et d’une presse toujours plus « pressée », on se tient « au courant », tandis que de partout l’aiguillon de la « concurrence » (qui est une course) nous enjoint d’allonger le pas…
Par les journaux (soumis à la dictature du jour), la mode, la Bourse, la tribune, un marché concurrentiel…, nous vivons une cadence qui peut devenir infernale, tandis que les prouesses sportives ou musicales accompagnent les records industriels et techniques. La littérature comme les arts visuels (au premier rang desquels le cinéma) enregistrent et relancent cette évolution. Photographes de l’instant, adeptes de la performance ici et maintenant, émules de l’écriture automatique plus ou moins fascinés par la vitesse et la frénésie urbaine, côtoient cependant des observateurs plus critiques qui par exception, contrepoint ou résistance font l’éloge de la lenteur, du calme de la vie provinciale, des voyages, des passions au long cours et en général d’un certaindifféré. Car vivre vite, est-ce vivre plus, ou bien ne plus avoir le temps de vivre et de créer ? Que veut dire exactement avoir ou donner le temps ?
Il convient, pour traiter cette problématique (qui fera également l’objet d’un colloque, « Vivre vite », à la Fondation Singer-Polignac les 4-5-6 octobre prochains), d’élargir notre notion de « média » au-delà de son acception strictement médiatique (l’appareil de presse), pour considérer notre environnement machinique en général, et ses effets de formatage du temps, ou du tempo. Quelles performances devons-nous à diverses prothèses techniques, mais aussi quelles conséquences contre-productives se trouvent par elles induites ? L’atelier que j’animerai aux Rencontres philosophiques d’Uriage proposera donc une petite généalogie de cette course aux nouvelles, ainsi qu’une réflexion sur les mérites comparés du direct et du différé, de l’internet, de l’audio-visuel et de l’écrit, de la vitesse et de la lenteur.
Cet atelier, d’une durée d’une heure, pourra développer quelques-uns des points suivants, au gré des curiosités du public :
L’information n’attend pas.
Comme le soufflé qui retombe, ou le pain qui rassit, l’information est une valeur ajustée à une date de péremption assez courte. Elle n’agit ou ne vit qu’autant que sa diffusion demeure incomplète : la mort de Belmondo, huit jours après, n’est plus un scoop. Le grand jeu de l’information est aiguillonné par un impératif de vitesse ; à l’aune de cette valeur cardinale, le différé devient un défaut, ou un regrettable archaïsme, le direct se trouve paré du mérite suprême, l’assurance de rafler la mise dans la course à l’audience ou dans la concurrence entre médias. Cette course suppose que l’information soit vue sous l’angle de la nouvelle, et que ses producteurs-concurrents professent que « Time is money ».
Or l’information n’a pas toujours été une valeur, ni le journalisme un métier. Au sein de la culture de l’imprimé, la grande presse et le reportage eurent à se démarquer de la littérature, et n’en émergèrent que lentement. À relire certaines polémiques, on est frappé par la résistance, voire le mépris qu’inspire à d’excellents esprits du XIXèmesiècle le simple projet d’informer ses contemporains. La notion même d’information, valeur pour nous évidente, peine alors à se dégager d’une gangue intellectuelle où les fonctions tribuniciennes de la polémique, de l’influence, du commentaire ou du beau style l’emportaient de beaucoup sur la décision basse et triviale de rapporter les faits. Longtemps le misérable métier d’informer sans plus passe pour une intolérable mutilation ; au début du XIXèmesiècle, le journaliste prévoit les événements, et guide les esprits. L’écrivain qui oscille entre l’écriture des romans et la presse, comme Balzac, voit avec une espérance mêlée d’effroi son métier s’industrialiser. Théophile Gautier, dans la préface à Mademoiselle de Maupin, prolonge la célèbre prophétie hugolienne « Ceci tuera cela » : « Le journal tue le livre, comme le livre a tué l’architecture ». Et Zola – qui n’est pas encore le héros de la célèbre Affaire qui donnera au journalisme d’investigation ses lettres de noblesse – écrit dans la préface à La Morasse : « Le flot déchaîné de l’information a transformé le journalisme, tué les grands articles de discussion, tué la critique littéraire, donné chaque jour plus de place aux dépêches, aux nouvelles grandes et petites, aux procès-verbaux des reporters et des interviewers ». La fin déjà des grands récits et de la culture du débat, dénoncée en 1888 !
Les imprécations se multiplient à la fin du siècle contre les horribles dangers de l’information qui ne pense pas, qui n’enseigne ni n’édifie, préférant se vautrer dans les faits ; contre l’homme pressé de la presse et ses dépêches. Et le réalisme est partout dénoncé comme platitude d’esprit et empirisme sans imagination. L’histoire du naissant journalisme fut celle d’un combat entre la fonction éditoriale (noble) et l’enquête de terrain (subalterne et triviale), entre le commentaire et l’investigation, entre la tribune et l’observation.
Une valeur dépendante du moment et du lieu
La pertinence, valeur artiste plus délicate à manier que celle de vérité, mais qui relève de la pragmatique, fait tout le prix d’une information. Elle lui donne un tour d’écrou en l’ajustant à d’étroits paramètres spatio-temporels, psychologiques et sociaux ; l’information pertinente touche tel individu ici et maintenant, et laissera tel autre – ou le même en d’autres circonstances – non concerné. La mondialisation bien réelle des flux d’information, à travers quelques agences et chaînes hertziennes comme CNN, se heurte nécessairement à ce mur de la pertinence ; il se pourrait, autrement dit, que l’information demeure une valeur non seulement temporelle mais bizarrement locale, ou sujette aux milieux, au premier rang desquels le monde propre de chacun.
On associe facilement la valeur d’information avec celle d’ouverture ; nous habiterions une société ouverte (selon Karl Popper), c’est-à-dire sensible à l’événement et aux changements, contrairement aux communautés monastiques ou à divers totalitarismes chez lesquels, l’Histoire se trouvant une fois pour toutes écrite, on se borne à psalmodier les bribes du Grand Récit. Nous dirons notre société à la fois ouverte et fermée ; nos organismes de même, quoique rigoureusement clos dans une forme que nous passons notre vie à entretenir, et à tenter de reproduire à l’identique, sont ouverts à certains échanges énergétiques et informationnels. L’information nomme donc en général cet appel, venu d’un monde extérieur, qui traverse notre clôture pour guider, enrichir et éventuellement compliquer notre vie.
Mais si nous sommes en effet des machines à traiter de l’information, celle-cipour mériter ce nom doit être compatible avec notre monde propre, c’est-à-dire voyager sur des signaux que nos sens savent percevoir et synthétiser ; compatible donc avec notre culture, cette sphère qui enveloppe la biosphère organique d’une couche concentrique, elle aussi sélective et filtrante. Retranchés derrière cette double clôture organique et culturelle, nos cerveaux se montrent très réceptifs à quelques messages du monde extérieur, et rejettent tous les autres dans le bruit. La diversité extérieure s’avère très difficile à penser, et presque répugnante, si grand est notre désir de certitudes ou de schémas clairs, si possible manichéens, faciles à classer et à mémoriser… Le réel a quelque chose de décourageant, et sa complexité restaure invinciblement la croyance ou le parti-pris contre l’information. Notre conscience ayant horreur du vide, nous supportons mal les questions sans réponses ; partout où l’information patine ou fait défaut, la doxa vient boucher les trous.
En bref, l’information se traite, s’achète et se vend, éventuellement s’arrache ; elle correspond à un travail et c’est pourquoi (Ignacio Ramonet lors de la première guerre du Golfe) « s’informer fatigue ». La vérité n’ayant pas nécessairement bon visage, nous fuyons spontanément ce travail ou cette violence de l’information quand celle-ci dérange outre mesure nos mondes propres. Il n’y a pas plus d’information que de bruit en soi, la valeur d’une information demeurant relative à l’exposition sélective des mondes propres, et à la clôture informationnelle de chacun. Les lecteurs du Figaro et du Monde diplomatique évoluentgénéralement dans des « mondes propres » assez différents. De même chaque pays construit sa propre actualité, qui change à chaque frontière. Comment notre information et les médias qui la véhiculent planeraient-ils hors sol ? Nous leur demandons avant tout de nous ancrer ici et maintenant, de découper notre territoire mental, acoustique, affectif, aux frontières duquel le signal faiblit, et de nous fixer un agenda : en un mot, de nous orienter dans un temps et dans un espace que nous puissions pleinement dire nôtres.
Parmi les critères de la pertinence, celui de la proximité joue au sens à la fois spatial et temporel. Une information s’avère d’autant plus intéressantequ’elle concerne mon monde propre, ou mon rayon de proximité et d’action, mais aussi qu’elle est nouvelle, cette fraîcheur se mesurant à la rareté de son partage, donc au temps qu’il lui faut pour se diffuser et passer du prestigieux scoop au banal common knowledge : je paye un euro vingt mon quotidien de ce matin, mais celui de la semaine dernière ne vaut que le poids du papier. L’optimum de la valeur s’attache donc à l’information dont l’événement est en train d’arriver près de chez vous : ainsi de l’effondrementdes Twin towers, au matin du 11 septembre 2001, pour les habitants de New York (mais aussi pour les Occidentaux prompts à élire pour capitale la métropole-phare : « Nous sommes tous des new-yorkais… »)
Vers le temps-lumière
Si l’événement constitue le « merveilleux des sociétés démocratiques », le comble du merveilleux semble atteint quand ce traitement opère en temps-lumière. La presse écrite et la graphosphère, condamnées au différé, excitent donc moins que l’information en flux tendu prodiguée par l’audio-visuel ou Internet.
Pour prendre la mesure de cette mutation, rappelons-nous comment le traitement de l’information, du temps de la traditionnelle graphosphère, distinguait cinq maillons au moins dans la chaîne des opérations successives. Soit Michelet écrivant son Histoire de France ; il y a d’abord (1) l’événement proprement dit, qui entraîne bien des années plus tard (2) sa saisie documentaire par l’historien (qui accumule des fiches, recoupe des données), suivie de (3) la rédaction du texte définitif, lequel se trouve (4) publié, pour qu’enfin et aujourd’hui encore nous puissions (5) recevoir les volumes et les lire… Le fait, sa documentation, sa représentation narrative ou sa synthèse, l’édition de celle-ci, sa réception enfin : la photographie a rendu les trois premières étapes simultanées ; le reportage en direct (dans le cas de la navette Apollo débarquant sur la Lune, ou de la finale d’un mondial de foot) fait coïncider toute cette chaîne avec le présent-vivant du spectateur. Mais cette urgence transforme les journalistes en simples relais, et la course de vitesse fragilise la coupure sémiotique : l’événement tend à s’imprimer directement sur les écrans et dans les têtes, sans médiation ni délais. Le triomphe apparent de l’information, devenue immédiate, la renverse en son contraire la communication en produisant, au présent sautillant de la réception des messages, une audience-otage excitée et participative, mais peu renseignée ; cette course dégrade le métier de journaliste, qui tenait peut-être à un certain retard nécessaire à l’investigation, au tri des données et à leur recoupement. Demandons-nous de même, face aux prouesses du direct, dans quelle mesure la conscience historique, aux antipodes de cette coprésence hystérique, ne tient pas au recul et à un traitement en différé des informations.
Quel sens ?
L’émotion et l’affect comptent également pour beaucoup dans ce que nous appelons pertinence. On s’interroge périodiquement sur la perte du sens, on réclame son « retour » sans réfléchir assez aux ingrédients de ce mot-valise, nià quelques conditions de sa mise en œuvre. Faut-il rappeler que le mot sensa trois sens ? La « sensation » d’abord, tout le domaine de la sensibilité, du sensuel et de l’émotionnel, mais aussi la « direction », le bien-fondé d’un cheminement et l’ouverture ou la saisie d’une perspective, la « signification » enfin, de nouvelles voies pour l’intelligence des choses, une capacité à éclairer le présent par les représentations du passé, et d’un certain avenir. Aux demandes répétées de sens des zappeurs désorientés, nos modernes médias ont tendance à répondre par un supplément d’électro-chocs.
On aurait tort cependant de partir en guerre contre les émotions qui sont le « sel de la vie » ou, comme ce mot le rappelle, son moteur. On agit, on veut, on désire, on rêve, on pense par émotion, et il est peu de nos mouvements qu’on ne puisse qualifier d’émotionnels. Nos médias s’y trouvent donc immergés, ils remuent cette pâte ou ce fond commun de nos existences passionnelles. Notre promptitude à ressentir et à exprimer l’émotion rappelle nos racines animales ; d’un autre côté, nous ne sommes vraiment humains qu’autant que nous délibérons, argumentons ou affinons notre esprit critique… Cette dualité conduit le journaliste à mettre en œuvre un double pilotage du média, par l’émotion et par ce qu’on osera encore appeler la raison. On ne sacrifiera pas l’un à l’autre puisque le « sensationnel » se traduit par des pics médiatiques, comme lors des attentats du 11 septembre, ou de Paris en novembre 2015
On vit à cette occasion des chocs bien réels tétaniser l’opinion publique mais également les journalistes, malmenés par le souffle de l’événement. On a beaucoup critiqué le « passage en boucle » de ces images », en décelant une complaisance morbide pour le sensationnel dans cette ronde d’horreurs. Et il est vrai que la presse à sensations en fait son fonds de commerce. Mais le retour cyclique d’images ressassées correspondait probablement à une nécessité, celle de notre propre capacité de mentalisation. Le temps primaire de la répétition mesure le délai nécessaire au traitement du traumatisme, à l’enregistrement et l’assimilation de cette déflagration qui arrivait à la fois par et à nos médias. Une certaine catharsis s’attache à ces représentations, la question demeurant de savoir quand la presse « dérape », en sacrifiant trop aux facilités de la sensation. Quelle proportion ménager, au cœur de l’information, entre notre désir inassouvi d’émotions et l’exigence d’un froid jugement critique ?
Les médias ont à la fois la tâche de nous réunir par l’émotion et de nous séparer par l’exercice critique de la pensée. Mais comme ils sont d’abord vecteurs de marchandises, cette double mission se trouve elle-même inféodée à la loi du profit ; or, il faut pour vendre massivement émouvoir, le point bas de l’émotion constituant notre plus grand commun dénominateur, notre socle affectif-animal. Un slogan publicitaire affichait, il y a quelques années : « RTL, l’important, c’est de vibrer ». La culture du débat se trouve chaque fois menacée d’effondrement par ces appels directs à la carte forcée de l’émotion, qui donne à nos médias un pouvoir de chantage. Contagieuse, l’émotion communique mais elle informe peu ; c’est le circuit le plus court pour ratisser large.
Walter Benjamin définissait le cinéma comme le monde du choc. Si nous y ajoutons les nouvelles, l’emprise des rythmes et des « vibrations », nous comprenons à quel point l’homme des technologies numériques s’éprouve, plus que le lecteur, excité, stimulé mais éloigné du même coup de l’ordre logico-langagier du récit et du raisonnement. Le sens produit sur un mode sensible, asséné en direct, vise en nous l’épiderme ou le cerveau reptilien, une excitation immédiate. L’important c’est de rire, de pleurer, de bander ou de s’émouvoir ?… Ce désastreux slogan conduit aux antipodes du modèle critique de l’information en nous changeant en chiens de Pavlov. Le sexe, la violence et une surenchère toxicomane d’excitations sont de bons ingrédients pour la propagande et la pub, non pour l’information, qui nous rappelle que nous ne sommes justement pas des vibreurs !
Cadrer l’événement
Les grands événements qui font la une de nos journaux apportent incontestablement une rupture, un coup et un désordre traumatiques ; à l’instant de leur surgissement dominent la sidération, et l’aphasie primaire. « My God ! », s’écrient les pompiers de New York filmés par les frères Naudet lors du premier impact dans la tour, au matin du 11 septembre. (Le deuxième impact n’aura pas du tout la nature du premier.) Et les images qui s’installent sur toutes les chaînes du monde disent l’effroi, et le bégaiement du commentaire devant l’inouï : on répète, on ressasse, on abréagit dans les cris, les pleurs, la fuite… Il faut du temps pour accéder au symbolique d’un récit, au recadrage géo-politique qui dira l’histoire. Plus tard, aujourd’hui encore, l’onde de choc n’est pas épuisée et les répliques du grand événement s’enchaînent sur différents supports : le traitement du 11 septembre 2001, ou du tsunami du 26 décembre 2005, n’a pas fini d’occuper la littérature, les médias ou le cinéma.
Que veut dire « faire événement » ? Comment isoler l’importance intrinsèque d’un fait de son acoustique ou de son tapage médiatique ? Il ne suffit pas de définir l’événement par sa médiatisation, trop de pseudo-événements sont lancés à grand renfort de « communication événementielle », qui ne laisseront aucune trace. Aux deux extrêmes, le 11 septembre (tapage ou sidération mondiale, scénarisation maximum), et ces grands événements qui « arrivent sur des pattes de colombe » (Nietzsche), comme une maladie mortelle infiltre le corps à bas bruit : le débarquement des Pilgrims du Mayflower sur la côte du Massachussets, ou la prise de la Bastille… « Rien », dit l’agenda du Roi à la date du 14 juillet 1789. On en parlera plus tard et ces événements deviendront – à quelle date ? – historiques ; invisibles aux contemporains, ils n’arrivent et ne signent l’histoire qu’après-coup.
De la média-dépendance de l’événement – on ne le cueille pas tout prêt ni déjà disponible, hors récit, ready made, il faut le scénariser… – plusieurs esprits critiques (sociologues à sensibilité gauchiste ou adeptes de la théorie du complot) tirent une sur-suspicion : ce dont on parle tant est nécessairement un coup monté, aucun avion ne s’est jamais écrasé sur le Pentagone, Kennedy vit toujours dans une île des Bahamas, ou la NASA a bidouillé dans le désert du Nevada les images d’Apollo sur la lune… La mise en scène et en récit se voit virée par eux dans la catégorie fiction. Sans du tout conforter ces fanatiques du doute, il faut en effet suspendre tout événement médiatisé au soupçon ou à la querelle, et se souvenir que leur « réfutabilité », comme dit Popper du fait scientifique, demeure au cœur du grand jeu médiatique de l’information, ou de la bagarre qu’on nomme actualité.
Nos médias affrontent une permanente demande de sens, mais aussi de « coups » ou de divertissement au sens de Pascal. Il est tentant pour certains de cultiver le choc sans plus (le « choc des photos » plus fort que « le poids des mots »), de livrer le sens sur un mode sensible, en s’exemptant de la signification et de la direction ; l’information se trouve rabattue sur une cascade de clips, de flashes, de moments sensibles ou primaires que le flot audio-visuel enchaîne « sans transition » (sans syntagme). Mais une succession de scoops ou de coups sonores et rétiniens produit une capture, non une culture, et se situerait plutôt aux antipodes de celle-ci. L’information véritable suppose un enchaînement ; nous appelons informationune variation qui arrive à une forme (préexistante), elle doit pour faire sens se détacher sur un horizon de prévisibilité, comme dit Kant dans une page célèbre de la Critique de la raison pure: « Si le lourd cinabre était tantôt rouge tantôt noir (…) aucune synthèse empirique de la reproduction des phénomènes ne pourrait avoir lieu », c’est-à-dire aucune « expérience (en tant que celle-ci suppose nécessairement aux phénomènes la faculté de se reproduire) ». La plupart de nos expériences, pour être simplement perçues, s’inscrivent dans l’horizon d’un déjà-vécu ; notre présent, pour s’enregistrer, exige une chaîne de re-présentations qui vont d’un passé familier à un avenir prévisible.
L’information par définition pulvérisante multiplie les mondes, et elle manque de style (ces « anneaux d’un beau style » où Proust voyait le gage d’un rythme et d’une suprême synthèse). Peut-être l’audio-visuel, dont le comble serait la forme du clip, a-t-il le tort d’aggraver ce sentiment d’une dispersion affolante, du moins aux yeux des intellectuels qui rêvent d’une recomposition par l’écrit d’images jugées centrifuges, carnavalesques et autozappées.
Hétéro-topiques et parataxiques, nos médias juxtaposent et pulvérisent l’information, que le roman utopique, et syntaxique, tendrait au contraire à unifier – au moins dans sa visée classique. Les actualités placées sous l’autorité du réel, et les fictions, tirent donc en sens inverse. Exposés au flot des nouvelles, nous courons en permanence un risque d’effondrement symbolique ; et c’est pourquoi il peut être réparateur de s’écarter de ce flot en compagnie des artistes ou des œuvres, qui entretiennent à bonne distance le havre d’un imaginaire.
Comment, face au déluge des infos et à la dispersion des épaves de réel happées par les médias, ressaisir le fil ou la tresse d’une expérience ? L’information moderne semble menacée d’un permanent déficit de syntaxe, de contact, d’expression personnelle et d’articulation symbolique. Cette montée du flot ne concerne-t-elle pas l’art aussi ? Dans la dispersion abrutissante des mots et des images qui surgissent de toute part, notre capacité à penser – donc à faire – l’histoire ne s’est-elle pas épuisée, ou du moins dépolarisée ?
Et depuis Internet ?
La tornade ou l’essoreuse numérique appelée Internet,enhachant menu et en éparpillant l’information, précipite la fin d’une époque qui vit la lente construction du journal de papier avec ses titres, ses colonnes, ses rubriques hiérarchisant les genres… Exeunt la fonction éditoriale, la conférence de rédaction, voire bientôt peut-être le métier de journaliste et la carte de presse. Combien de temps encore pourrons-nous contempler un kiosque, respirer l’encre fraîche en y tachant nos doigts, avoir le cœur battant à la livraison matinale des journaux, ou celle du Mondeà13 h. aux terrasses d’un café parisien ? L’horloge sociale dictée par l’actualité du jour, à travers la sortie des principaux journaux (ajoutons-y la « messe du vingt heures »), s’effacera peut-être en même temps que nos quotidiens : Internet n’informe plus dans le cadre ou à l’échelle du jour mais plutôt de l’heure, 24/24 et 7/7. Cette course au direct, et le ruissellement universel des news, menacent-ils l’information en différé et risquent-ils de tuer « Gutenberg » ?
Au XIXemesiècle déjà, nous avons vu d’excellents esprits s’alarmer de la montée en puissance d’un journalisme de terrain, qui menaçait la fonction littéraire ou éditoriale : l’invasion dans le désordre des petits faits vrais, d’un « universel reportage » (Mallarmé) sans suivi ni principes ni opinion ni style…, préfigurait la sarabande des news sur Internet, et d’une info en kit à monter soi-même. Les reproches adressés sur ce point à la « nouvelle technologie » n’innovent guère, et se disaient déjà du journal imprimé autour de 1880, ouvert au zapping et à la navigation : qui avait la patience d’en lire toutes les rubriques, exhaustivement et dans l’ordre des pages ? Mais il est vrai que l’ancienne presse construisait, à travers le flot des nouvelles, un monde consistant et une certaine représentation de soi, l’identité du journal rejaillissant sur ses lecteurs qui achetaient avec leur quotidien préféré une carte de membre. Un indéniable chauvinisme et des effets de distinction s’attachaient donc à cet ancien régime, dans lequel l’information servait de contrebande à l’opinion, à l’appartenance et à diverses nostalgies littéraires ; Internet casse l’amalgame, en débarrassant l’info de ses parasites.
En ligne, tous les voisinages deviennent possibles : « beau comme la rencontre du parapluie et de la machine à coudre… », le jourdu nouveau journal s’affiche dadaïste. Le sens n’étant plus pré-emballé, les parcours de lecture ni construits ni fléchés, c’est à chacun d’édifier et de remembrer le lego des infos, à chacun d’éditer une version originale de son Daily me. Dans l’ancienne presse, le lecteur affiliait son esprit à celui du journal ; sur le net, la limaille des infos s’organise selon le magnétisme de chaque lecture. En perdant leur tête ou leurs titres, les organes de la presse écrite voient leur corps dépecé et cannibalisé par ce nouveau métamédia qui n’organise pas syntaxiquement ses récits, mais procède par accumulation et parataxe.
Cette fonction méta signifie traditionnellement un niveau plus abstrait, logique ou récapitulatif, un surplomb organisateur. Le journalisme prédateur d’Internet constitue un métamédia au sens où il prend son bien partout chez les autres ; sa tâche n’est pas de produire une information nouvelle, mais de rabattre, de concasser et formater toutes les infos partout disponibles sur des écrans bariolés aux couleurs splashy(que tentent maintenant d’imiter les unes de la presse gratuite). Ce monde délibérément horizontal ne multiplie pas les conférences de rédaction sous l’autorité d’un patron, de médiateurs ni d’un collectif de sages ; il livre des tuyauxaux deux sens de ce terme : il accroche notre curiosité par des nouvelles « just in time », travaillant moins sur les messages que sur les canaux. La page gagnante sera celle qui parviendra à mixer différentes interfaces en ajoutant au texte l’image animée, le portfolio, le forum ou le chat ; l’info gagnante celle que les moteurs de recherche classeront en tête des « meilleures ventes ».
En résulte-t-il un journalisme de palmarès et une culture du best of ? Faite par tous et non par un ou par quelques-uns, cette presse se caractérise aussi par l’ardente obligation de l’interactivité. L’information sur Internet appelle la réaction du lecteur, et sa collaboration éditoriale. Non seulement il se trouve toujours un blog mieux informé que le journaliste sur telle actudu jour, mais ce sont, lors des attentats de Parispar exemple ou dans la prison d’Abou Ghraïb, des témoins qui utilisent leurs téléphones portables pour photographier et dépêcher leurs images et leurs commentaires dans le monde entier ; les nouvelles particulièrement sensibles, et virulentes, de ce nouveau « journalisme-citoyen » se trouvent en quelques minutes reprises sur des sites spécialisés dans l’information alternative, et elles pourront faire quelques heures plus tard l’ouverture des journaux télévisés et la une des quotidiens.
Une part croissante de l’information sera bientôt produite à partir des éléments ou données envoyés par les destinataires eux-mêmes sous forme de photos, éditos, news ou vidéos. De même, les blogs proposent aujourd’hui une alternative à la presse papier, au point que celle-ci se double de sites numériques – dont les grands titres encore présents dans les kiosques ne seront, bientôt peut-être, que les produits dérivés. Les jeunes générations lisent de moins en moins les mêmes journaux que leurs parents, préférant cueillir sur Internet une information en ligne, éventuellement interactive et fortement personnalisée. L’encyclopédie Wikipédia, de son côté, épouse ce nouvel âge de l’édition en offrant aujourd’hui à chaque consultant ou lecteur d’amender en quelques dizaines de langues les articles disponibles, ou d’en proposer de nouveaux. La réactivité, le bouclage entre l’émetteur et un récepteur-lecteur promu coproducteur de la chose publique appelée opinion, la culture du débat, une véritable concurrence et une intense émulation dans la mise à jour des informations sont de grands avantages à porter au crédit de ces nouvelles technologies.
« Ceci » (Internet) ne tuera pas nécessairement « cela » (la presse de Gutenberg), et il semble qu’une polarité se dessine entre l’ordre stable du livre (autour duquel gravitent certains mensuels ou magazines où les rôles demeurent fermement distribués), et le maëlstrom creusé par les promesses d’une presse quasiment en direct et interactive ; le quotidiensous sa forme actuelle et la corporation des journalistes sont frappés de plein fouet, et de douloureux reclassements sont à prévoir. Le Monde chancelle, et le monde lui-même semble devenu plus glissant. On a trop déploré, concernant l’ancienne presse, l’impunité des grands médias et les difficultés du droit de regard, et de réponse, des récepteurs pour condamner cette mise à niveau démocratique : au grand jeu de l’information, les rivaux désormais se bousculent, et le « pluralisme » des sources et des supports augmente vertigineusement. Que gagnerait-on à revenir en arrière, et quel âge d’or de la presse pourrions-nous regretter ? En suréquipant les publics ou les récepteurs, une nouvelle technologie renverse la charge de l’accusation : c’est bien le cas de dire, avec elle, qu’on ne récolte jamais que l’information qu’on mérite. En vérifiant ou réalisant ironiquement cette maxime, les grandes manœuvres d’Internet comblent une certaine attente démocratique.
Notre idéal démocratique pourtant, intimement lié au principe de publicité et de liberté de l’information, révèle ici sa complexité et ses pièges ; si chacun a le droit en démocratie d’exprimer et de valoriser son monde propre, ce régime exige aussi l’institution d’un monde commun, autour d’un espace public d’affrontement des opinions contradictoires. La démocratie rend visibles, au lieu de les refouler, les chocs inhérents à ces mondes antagonistes, et les journaux acheminent jusqu’à nous cette perception ou cet appel des mondes des autres. Le journaliste a justement pour tâche d’assembler, et de présenter aussi objectivement que possible, les messages de ces autres mondes ; il tient compte du collectif, et propose une information « traitée » ou recoupée.
C’est ce souci du bien commun, ou d’une information un tant soit peu publique ou générale, qui risque de décliner avec les nouveaux parcours à la carte, et la privatisation des informations favorisée par les nouveaux médias. Chacun peut, sur Internet, ne fréquenter que ses semblables ou n’avoir que des trajets d’évitement vis-à-vis des sites, ou des messages, qui contredisent outre mesure ses opinions. La culture du débat et de l’argumentation, l’espace public conçu comme un ring où s’affrontent des raisons contradictoires, en bref les anciennes dramaturgies (théâtrales, parlementaires, judiciaires…) d’une représentation plus ou moins équitable des conflits, peuvent s’effacer des écrans de nos portables qui privatisent, donc réduisent, le champ de vision de chacun. Les SMS, les listes de diffusion, les blogs et les chats sont excellents pour s’exprimer, pour mobiliser, pour « sensibiliser » voire dénoncer – mais ils favorisent aussi le repli égotiste, le mimétisme, l’emballement sentimental, la contagion virale ou la chasse en meute des toxic people… Il serait dommage de réduire la fonction d’édition à l’expression par blog de son opinion ou de son monde propre, et le métier de journaliste au rôle du témoin. La véritable information, fondée sur l’enquête et le recoupement des faits, curieuse des raisons et des mondes des autres, ne s’improvise pas et nous attend un peu au-delà.
Effets jogging
Nous n’avons traité ici que des médias d’information. Il conviendrait, pour penser l’accélération qui caractérise notre culture, d’étendre la notion de média à nos prothèses techniques et nos machines en général. Qui a remarqué que l’humanité n’a pas inventé de machines à ralentir, mais que la concurrence entre inventeurs a partout sélectionné des machines à gagner du temps ? Il faudrait, dans le palmarès de cette course machinique, parler longuement du cinéma, l’art d’enchaîner de façon fluide des images qui, pour d’autres arts, restent en repos sur les murs. Une exposition de peinture ou un livre sont des lieux où les mots, les images demeurent en repos, alors que nos écrans d’ordinateurs et nos smartphones les entraînent dans une sarabande carnavalesque.
Il serait instructif de développer ici cette fonction d’entraînement machinique sur les formes hautes de la culture (par exemple du cinéma sur le mouvement surréaliste, ou quelques formes d’écriture). Mais tout aussi bien, inversement, de détailler comment chacun résiste à la vitesse en cultivant certains retours étudiés à la lenteur : la calligraphie substituée au stylobille, le vélo à la voiture, la fréquentation de la campagne à celle des grandes villes… Et, pour parcourir celles-ci, le jogging.
Régis Debray l’a souvent rappelé, plus ou trace d’autoroutes à travers les vallées et plus, dans les montagnes, on emprunte les sentiers de grande randonnée, comme par une loi secrète de réparation, de compensation : chacun reste toujours libre de débrancher l’iphone, la TV ou l’ordinateur pour se plonger dans un bon livre, ou de stationner sa voiture et prendre ses bâtons de marche pour attaquer le GR !
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