J’aime beaucoup les romans d’Eric Reinhardt, que je considère comme l’un de nos meilleurs romanciers ; il mêle avec subtilité la sauvagerie et le drame, il pousse très loin l’analyse de nos méandres psychologiques, sans se refuser des explosions bouffones, des scènes carnavalesques au cœur même du train-train ordinaire. Et il met en scène et mêle à l’action son propre personnage d’écrivain, de sorte que les emboîtements de l’intrigue sur elle-même, les mises en abymes et les irruptions d’auteur donnent à ses histoires un tour d’écrou supplémentaire, une excitante et subtile profondeur.
Dans L’amour et les forêts par exemple, c’est au café Nemours, place du Palais-Royal et cadre déjà de plusieurs scènes de Cendrillon, que la jeune prof de lettres Bénédicte Ombredanne donne rendez-vous à l’auteur-narrateur pour le questionner sur son art, qu’elle admire, et lui remettre les feuilles de ses propres écrits, qui racontent la dégradation de son couple et constituent un équivoque appel au secours. Que peut la littérature pour réparer ou du moins éclairer nos vies ? Un écrivain est-il bien placé pour intervenir et enrayer la mécanique fatale d’une situation conjugale qui tourne à la broyeuse ? Ou bien la littérature vient-elle forcément trop tard, quand le pire a eu lieu, et que notre auteur-narrateur ne peut qu’enregistrer et publier après coup le cheminement de la machine infernale ?
En bref, un des ressorts de ma fascination pour ce roman tenait je crois à son dispositif narratif : nous supposons spontanément, à le lire naïvement, qu’une Bénédicte bien réelle est venue du dehors porter à l’auteur les rudiments de son histoire, que Reinhardt par un prolongement d’enquête n’a fait qu’approfondir et compléter ; nous croyons à la première scène du Nemours. Et aux relations si fortes qui peuvent se nouer entre l’auteur et sa lectrice autour de la chose écrite – une relation qui va entraîner l’homme très au-delà de ce qu’il avait d’abord entrevu.
Je ne sais pas si, après avoir lu un bon livre, j’ai vu beaucoup de films qui en réussissaient l’adaptation ; quand la lecture vient d’abord et qu’elle commence par enchanter, le film ne peut postérieurement que paraître un peu à la traîne, ou en défaut. Et je m’étonne que Valérie Donzelli ait taillé dans le matériau romanesque pour s’en écarter à ce point, ratant à mes yeux le plus touchant. Par exemple, la scène absolument hilarante (morceau de bravoure d’une douzaine de pages) où Bénédicte se jette frénétiquement à chercher un amant sur un site de rencontres, en se heurtant à mille sollicitations immédiates, impérieuses, tantôt inconvenantes et tantôt grotesques… Le choix du pseudo, la ronde voraces des prétendants, ce carnaval des masques autour de la fraîche proie féminine, méritaient il me semble d’être repris par le film.
L’aveu de Bénédicte, qui a longtemps nié son inconduite et qui, n’en pouvant plus, harcelée d’interrogations, lâche brutalement à son mari (et devant les enfants) la vérité de son après-midi et tous les détails sexuels de la rencontre, constitue de même dans le récit un sommet de violence mais aussi de jubilation et de santé retrouvées, quelle claque ! Hélas, la tirade victorieuse est ramenée par le film à un mot. Plus gravement à mes yeux, le déroulement de l’intrigue, qui conduit la malheureuse Bénédicte à la mort, se trouve escamoté, ou délibérément édulcoré. Pourquoi cette porte de sortie, alors que le roman pose une question brûlante : comment se fait-il qu’une femme de cette délicatesse et d’abord de cette trempe se laisse à ce point posséder par un mari macho, pourquoi cette identification à l’agresseur, pourquoi lui donner à ce point raison et consentir à sa propre défaite, ou extinction ? Pourquoi Bénédicte (Blanche dans le film) ne retourne-t-elle jamais vers Christian, le « Playmobil » des rencontres sur internet, l’homme sensuel et secourable qui, depuis sa forêt où il attend sa venue, pourrait la recueillir et la sauver ?
Je sais, évoquant ceci, que ce livre a touché en moi une blessure intime, car ma propre mère (et même si mon père n’était pas le monstre ici incarné par Melvil Poupaud) a affronté le même enfermement : allocations d’argent mensuel soigneusement mesurées, interdiction ou du moins entraves posées à son possible métier (ma mère utilisait son diplôme de pharmacienne pour s’employer quelques temps comme laborantine), tout était manigancé par mon père pour la retenir à son service, à la maison… Au point qu’en septembre 1981, n’en pouvant plus d’une vie amoindrie, dégradée, ma mère s’est suicidée. Un geste qui, à sa façon, donnait raison à son mari : Yvette renonçait ainsi à se battre, à se réaliser au dehors, elle ne quitterait plus la maison. Eric Reinhardt de même interroge dans ce roman l’énigme d’une femme douée, bien vivante mais qui, par mille petits renoncements, craintes, ou menus sursauts de culpabilité face à un ordre patriarcal dont il nous révèle le fond criminel et dément, donne raison à cet ordre, ne lui en oppose pas d’autres, choisit le masochisme et finit par se retirer en douceur, sur la pointe des pieds. Quel mystère dans cette résignation, dans cette façon de donner le pas à une psychologie sordide sur la sienne propre !
Tels étaient pour moi quelques enjeux de ce livre, magnifique et que j’ai acheté deux autres fois pour le donner à lire : à ma fille Pascale, qui l’a adoré, à ma belle-fille Clémentine qui l’a détesté ! Merveilleuses bifurcations de la lecture… Mais je comprends mal celle de Valérie Donzelli, qui s’écarte par trop d’une intrigue navrante, et qui donc l’édulcore en lui préférant une situation d’emprise plus neutre, moins étouffante (même si la scène de strangulation, un des temps forts du film, est particulièrement éprouvante)… Valérie enrichit néanmoins le livre sur un point, celui de son titre, qu’on comprend mal à la lecture, la maison de Christian à la lisière des bois n’étant pas vraiment investie par l’héroïne, pour laquelle le souvenir des forêts reste un peu à la cantonade, alors qu’avec insistance le film nous rappelle le bruissement des feuilles, les jeux du vent dans les arbres et cette oasis de fraîcheur, de douceur…
Et puis ma réserve tient peut-être au choix de l’interprète principale, je n’aime pas beaucoup le visage de porcelaine trop lisse, un peu poupin de Virginie Efira, où passent assez peu d’émotions. Reinhardt fouille la psychologie profonde de ses personnages à coups de monologues intérieurs, de ruminations et de rêveries, que la caméra a du mal à reconstituer, nous restons un peu à la surface… Mais ce film fera lire ce roman, et la confrontation entre ces deux genres reste ouverte.
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