« Lancer ce futur ! » Le Fou d’Elsa à France culture

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J’étais donc vendredi 6 septembre l’invité d’Abdelwahab Meddeb pour une heure de propos croisés autour du Fou d’Elsa – ouvrage dont nous avions tous deux déjà débattu, en mars 2011, dans cette même émission « Cultures d’islam ». Toujours désireux de combattre le déni de la culture arabe et de son apport à l’occident, Abdelwahab trouve dans ce livre d’Aragon le rare exemple, plus documenté que le Diwan de Goethe ou Les Orientales de Hugo, d’un poème affronté au dialogue de deux civilisations. Nous étions cette fois-ci en direct, anniversaire oblige, dans une alcôve du Palais de Tokyo ouverte à un assez large public, qu’on oublie isolé sous le casque mais dont les bruyants applaudissements, quand s’éteint la lampe rouge, changent le cadre feutré de la radio en théâtre…

Quel que soit le talent du meneur de plateau, le temps manque par définition à de pareilles rencontres, et sur un tel livre ; nous étions quatre à intervenir, sous la direction d’Abdelwahab, Aragon d’abord dont on entendit quelques propos tenus en 1964 au micro de Francis Crémieux (et publiés, pas intégralement d’ailleurs, dans l’ouvrage édité la même année chez Gallimard, les archives radiophoniques de l’INA transcrites par Nicolas Mouton en conservent quelques chutes savoureuses) ; Emmanuel Laurentin, venu en voisin et surtout par intérêt pour ce grand poème d’histoire, qui rivalise sur bien des plans avec la science des érudits ; une comédiene, Anne Brissier, qui lut des extraits du « Zadjal de l’avenir » (où figure le vers devenu slogan, « L’avenir de l’homme est la femme… » qui ne peut aucunement résumer la complexité de ce livre), moi enfin. Je profite de ce blog pour revenir sur quelques idées forces d’un débat qui aurait pu se prolonger, ou frayer d’autres pistes.

Nous étions tenus à parler d’avenir, conformément à l’anagramme du nom de la chaîne cinquantenaire, « Lancer ce futur ». Or en maints passages de son « poème » (comme il intitule lui-même ces quatre-cent cinquante pages), Aragon souligne que la conjugaison arabe ne connaît pas ce temps, marqué par diverses périphrases, et il relie ce trait linguistique à l’absence de futur du peuple grenadin en l’an de disgrâce 1490. Ce fut le premier thème de l’échange, et l’un des paradoxes énoncés dans ce livre : son auteur âgé de soixante-six ans, lors de sa parution (en décembre 1963), voit s’étrécir lui-même ce qui lui reste à vivre. Mais si avec Le Fou d’Elsa Aragon anticipe et décrit sa vieillesse par la figure du Medjnoûn, il n’en annonce pas moins impérieusement, au-delà de la perte d’un royaume et du deuil poignant de l’avenir, d’autres mondes à naître.

Le premier message philosophique du Fou semble ainsi d’affirmer, quelles que soient les destructions et les pertes, le devenir d’autres formes de vie et de pensée. L’agonie où s’enfonce Grenade en 1490 figure un désastre majeur, à travers lequel Aragon fait miroiter d’autres effondrements : cette date est l’anagramme de 1940, rappela fortement Abdelwahab, et le désespoir grenadin engendre des procès, des pogroms, des trahisons et des luttes fratricides affreusement comparables à ceux qui ont émaillé notre siècle : « … comme tout m’est image atroce, atrocement miroir » (p. 116), « les ressemblances ici m’assaillent » (p. 301).

Ce livre paraît ainsi placé à la charnière de deux postures morales également présentes en Aragon, celle de l’optimisme militant qui veut croire contre vents et marées au progrès dans l’Histoire, « On verra le couple et son règne / Neiger comme les orangers » (fin du « Zadjal de l’avenir », p. 167),  « Un jour pourtant un jour viendra couleur d’orange / Un jour de palme un jour de feuillages au front / Un jour d’épaule nue où les gens s’aimeront / Un jour comme un oiseau sur la plus haute branche » (« Fable du navigateur et du poète », p. 377), vers connus de chacun car devenus mélodie par la voix roucoulante de Jean Ferrat. Et celle qui, à cette rondeur ensoleillée des jours oranges, oppose plus généralement l’orage qui déchiquète les récoltes et les hommes : Le Fou d’Elsa est une terrible épopée guerrière où l’on fouette les corps, où le sang ruisselle, et où l’invention décisive semble celle du feu des couleuvrines qui change le ciel de Rondah en enfer : même si « à Hiroshima comparé, ce n’est qu’une mandarine au prix du soleil, ici commence à jamais l’épouvante » (p. 116).

On peut donc lire Le Fou d’Elsa comme un ouvrage d’une terrible noirceur, traversé çà et là d’éclaircies d’une infinie douceur. Non seulement ce royaume contre lequel s’acharnent les Rois catholiques connaissait une apothéose du vrai luxe, et d’une sensualité exubérante, mais au-delà de l’effondrement « les successeurs », qu’esquisse le beau poème qui porte ce titre (pp. 338-339), inventeront d’autres jeux et d’autres façons de rêver (« Je les entends je les attends »). Cette page, parmi d’autres, invite à aimer ce qui nous dépasse, voire ce qui nous exclut ; et la figure pressée de Christophe Colomb, nommé dans quatre langues (le portugais, l’espagnol, l’italien avec le français), souligne quelle percée vont faire au moment où tombe Grenade les trois minces goélettes du petit juif génois cinglant vers l’ouest.

Cette alternative, intrication du plus noir désespoir mêlé au plus ardent espoir tisse la trame du grand poème. Aragon toujours optimiste, après le double choc de 1956 (année terrible du rapport Khrouchtchev et de Budapest) qui va précipiter l’irréversible dégradation de l’idéal révolutionnaire ? Ou abattu par le deuil forcé de l’utopie ? Une ligne de la postface des Communistes, parue en 1967, dit comment surmonter cette fausse alternative : « Je suis de ces hommes qui auront toute leur vie, comment dire d’un mot la chose et son contraire, voulu désespérément croire » (je cite de mémoire, n’ayant plus sous la main la référence)… Depuis son poème « La Nuit de Moscou » (1956 dans Le Roman inachevé), Aragon énumére ses blessures mais refuse de jeter l’avenir aux orties – même si, dans Blanche ou l’oubli, le jeune Philippe étrangle Marie-Noire et tue son nouveau-né précisément baptisé « Avenir ». Cet avenir faisait déjà tout le débat de La Semaine sainte de 1958, un roman apparemment tourné vers la reconstitution historique. Je ne résiste pas au plaisir d’en recopier ici une page, que j’ai un peu forcé Josyane Savigneau à insérer dans notre « Hors série » du Monde en septembre 2012 ; l’agonie en mars 1815 à Béthune du commandant Degeorge, fidèle à Napoléon, montre chez Aragon une certaine suite dans les idées, et comment se complique cette recherche d’un futur quand même :

 

« Le passé, le passé ! C’est une convention qu’on ne discute pas, qu’à l’instant de la mort, un homme dans un temps éclair revoit le passé, comme si la bobine de la mémoire lâchait d’un coups son fil patiemment tourné. Comme si l’homme n’était pas la négation du passé, ce qui en sort pour n’y jamais revenir, comme si la mémoire même n’était pas une transformation du passé, une image corrigée, suivant les désirs profonds qu’on porte en soi ! L’homme n’est pas tourné vers le passé, et je veux croire, quand vous me lapideriez pour cela, qu’à l’instant suprême, où sa chair prend conscience de ce que cet instant a d’atrocement mesuré, l’âme regarde en avant, veut savoir davantage, cherche de la faible force d’un œil qui s’éteint, à deviner plus avant la route, au-delà du tournant, la suite de l’horizon… l’avenir.

« Je ne sais pas, peut-être que ce livre, ma soixante et unième année s’achève comme j’écris ceci, l’âge du Roi podagre, de ce Louis XVIII aux pieds enflés, qu’on charrie en petite voiture, peut-être que ce livre faussement, rien qu’apparemment tourné vers le passé, n’est de ma part qu’une grande quête de l’avenir, peut-être n’est-il que cette dernière vue du monde où j’ai seulement le besoin de faire craquer mon habit de tous les jours, l’habit de tous mes jours. Et peut-être est-ce pour cela qu’au fur et à mesure que j’y avance des Rameaux vers Pâques, comme un frappement sur le sol, un bruit lointain que la terre transmet, sourdement, sonne de plus en plus souvent dans ma prose ce mot sans cesse répété, ce mot qui bat comme un tambour insistant, voilé, dévoilé, l’avenir.

« Peut-être ai-je repris cet étrange damas ancien de l’histoire, assailli de doutes et de certitudes, suivant les fils du tissu qui se croisent, la tapisserie complexe des hommes et des couleurs, peut-être me suis-je jeté dans la foule d’un temps aboli, pour m’arracher à cette vision simplifiée, linéaire, du monde où j’achève une trajectoire, pour rechercher dans la poussière les graines multiples de ce que je suis, de ce que nous sommes, et surtout de ce qui va naître de nous, contre nous, au-dessus de nous, au-delà de nous, ce printemps des cimetières qu’on appelle l’avenir.

« Peut-être est-ce parce que je mesure à cet instant le peu de présent qui m’est encore départi, que de toute ma force, de toute ma volonté, d’un labeur insensé qui fait hocher la tête à ceux qui m’entourent, j’ai entrepris follement de détourner tout le passé vers l’avenir.

« Je suis cet homme  dans une maison de la rue Serrée, à Béthune, et c’est à peine si par la fenêtre d’ici on voit un peu de ciel plombé, quand déjà la lueur du jour décroît, est-ce le jour, est-ce la vie ? je suis cet homme qu’un mal soudain, ou du moins soudain pour les autres, car chacun connaît seul son cœur, les médecins mêmes avec leurs appareils n’en saisissent que les signes trompeurs, je suis cet homme qu’un mal soudain interrompt dans la rengaine de tous les jours, qui n’a plus, dans le lit où, vaguement encore, il se tourne, que ce regard perdu, fixant éperdument l’avenir…

« L’avenir, c’est lui-même perpétué, c’est la délégation de sa pensée aux autres, c’est l’énergie de ce corps transformé, la lumière transmise, l’ardeur communiquée. L’homme qui dans ses rêves ne meurt jamais, l’homme qui peut tout comprendre, tout concevoir excepté le néant, s’il lui reste au fond de la nuit envahissante une bribe d’étoile, une goutte de conscience, oui, quand vous le croyez voir qui revient à son passé, c’est à sa jeunesse qu’il fait appel, c’est à sa jeunesse encore chargée d’avenir qu’il en appelle, et au fur et à mesure qu’il s’efface, sa jeunesse devient la jeunesse, ce triomphe, en son nom, de tout ce qui meurt sur ce qui fait mourir. A cette minute, l’avenir de l’homme, c’est la jeunesse qui lui survit.

« La jeunesse… les jeunes gens qui se lèvent et portent pour toi l’espoir du monde. On va comme toi les tromper, les bafouer, comme à toi leur tendre mille pièges, mais qu’importe. Ils sont la vie, ils sont le renouveau, accepte qu’ils rient même de toi, de ce qui fut ta vie, rien que la tienne, au nom de la vie. Ce rire-là te venge de tes chutes, tes insuccès, tes erreurs. La jeunesse, vieil homme, est ton apothéose… vieil homme de la rue Serrée, à Béthune, où la lumière descend. » (Œuvres romanesques complètes, Pléiade IV pp. 1203-1205.)

 

Elsa elle-même le redira jusque sur la pierre de leur tombe : « … cet avenir qui fut notre commune passion », sans prévoir qu’après sa mort en 1970, l’amour (et la défense) des jeunes hommes plaquerait sur son mari le masque inattendu de l’homosexualité, qui fut aussi sa façon d’affirmer le mouvement perpétuel, et le rebond de son imprescriptible désir d’une autre vie.

Ce mot sans cesse répété, ce mot qui bat comme un tambour insistant, voilé, dévoilé, l’avenir (…) ce printemps des cimetières qu’on appelle l’avenir. J’aurais aimé lire à l’antenne ces phrases d’un autre livre que je conservais sous la main, à l’intention d’Emmanuel Laurentin, si l’échange entre nous n’avait tourné autrement. (Les « fenêtres de tir » sont étroites dans ces échanges à quatre voix !) Emmanuel, qui m’a confié hors micro n’avoir toujours pas lu La Semaine sainte, se disait émerveillé par l’invention dans Le Fou d’une époque et d’une patrie imaginaires et combien réelles, un monde-métaphore autour duquel Aragon parvient à tout faire graviter, de sa vie, de son siècle ; et comment l’histoire de Grenade, découverte dès son enfance sous la plume de Maurice Barrès dans un livre de prix, féconda sa vie durant un imaginaire qui resurgit au fil de diverses épreuves, guerre d’Espagne, résistance, déstalinisation ou guerre d’Algérie… « Grenade c’est moi », pouvait penser Aragon au terme de cette lente cristallisation ; non seulement « tout être a pour destin le malheur de Grenade » (en italiques dans le texte, p. 197), car vieillir c’est être assiégé, mais (p. 311) « l’histoire ici que je raconte / Est la mienne mais autrement / Et cependant au bout du compte / C’est même amour et même honte / Que le secret de ce roman ». On écrit, dira l’auteur des Incipit, « pour fixer des secrets » ; et la peinture des sentiments (des passions) n’a pas d’actualité, l’amour, la honte ou la souffrance se réimpriment à travers les génération, et peut-être les fédèrent. Celui qui s’identifie au Medjnoûn pour traiter, passionnellement, des passions suspend le temps et le principe d’identité par le prestige de la métaphore, qui mêle les êtres, les époques jusqu’à nous faire voir (titre d’un petit jeu surréaliste ici formidablement étendu) l’un dans l’autre.

Qui va plus loin pour nous montrer et toucher Grenade, le poète ou l’historien ? Le lexique qui clôt l’ouvrage précise, à l’entrée « Histoire : (…) justification d’apparence scientifique des intérêts d’un groupe humain donné par le récit ordonné et interprété de faits antérieurs ». Cette discipline, argumente ailleurs Aragon à propos de La Semaine sainte (qui « n’est pas un roman historique »), ne dépasse pas le niveau des mythographies dont les groupes humains ont besoin pour se sentir exister. Et toute histoire s’écrit du point de vue des vainqueurs, ou en se prenant pour centre de référence. D’où l’intérêt du Fou, ou de cette Histoire parallèle de l’URSS qu’Aragon incroyablement rédige ces mêmes années : les deux entreprises s’efforcent de redresser des récits précédents, ceux de l’historiographie stalinienne, ceux de Chateaubriand ou Washington Irving… Et, avec Grenade, de s’enfoncer très loin (plus avant qu’aucun autre ouvrage de notre littérature) dans l’altérité radicale d’une culture ou d’un monde : Le Fou fait résonner à cinq siècles de distance la rue andalouse, les you-you des femmes, le choc des armes, les querelles des poètes ou des falâssifa, ces « prestidigitateurs de la raison », on y assiste aux jeux des enfants, on descend dans l’horreur des cachots…

Un mot résume cette prospection acharnée d’un passé toujours reversé sur le futur, ou sur le devenir des générations, un mot qui donne son titre au beau « roman » paru en 1956, l’inachevé. Ou comme dit aussi Le Fou en référence à une catégorie grammaticale de la langue arabe, l’inaccompli… Sans l’autre, l’individu ne se connaît pas, ne se fixe pas, « séparé de toi je suis séparé de moi-même » (p. 337), la parole amoureuse venant sur ce point renforcer ou exemplifier un primat de la relation enfoncé au cœur de l’ontologie humaine : l’individualiste s’enferme dans un inachèvement fatal. De même les générations successives se chevauchent, se complètent, aucune époque ne constitue à elle seule un âge ou un siècle d’or, aucune n’accomplit l’humanité.  La frustration infinie du Medjnoûn, véritablement malade du futur, pose donc une loupe grossissante sur le désir humain, pétri d’attente, d’idéal ou de rêve – une attente qu’aucun objet ni tournant historique ne sauront combler.

Il faut donc que Grenade meure pour qu’essaiment ces « graines multiples » constitutives du nom même de la ville et du chant qui la célèbre, « Kalâm Garnatâ » (pp. 133-135) : Grenade, agrégat de grains, ne peut qu’éclater, se disperser. Si le grain ne meurt… Ce titre de Gide, auteur qu’Aragon n’aimait guère, méditait sur le cycle des morts et des renaissances, de la mort intime condition de la vie. Pareillement, le grand poème de Grenade forgé par Aragon accompagne la diaspora féconde de ses graines en livrant passage à Colomb, aux conversos, aux « successeurs », jusqu’à Jean de la Croix, aux amours de Chateabriand et de Natalie de Noailles, ou enfin Lorca…

Lancer ce futur ? Aragon discobole superpose ici au poète le prophète, en affirmant par la bouche de son Fou que si, dans le vingtième siècle advenu, « plus on savait et moins on savait » (p. 364), le poète lui « est celui qui sait » (p. 368). Mais il convient d’examiner, pour éclairer cette déclaration, les conditions de la parole poétique et les ruses d’un vers ou versus qui revient s’enrouler sur lui-même quand la prose, prorsus, semble bonnement aller de l’avant. Sur la poétique et les machinations de la rhétorique, on sait le goût imbattable d’Aragon, infatigable prospecteur de mètres, de formes, de rimes jusqu’à l’acrobatie. Le mouvement rétro-progressif du vers, et sa tortueuse genèse, font sous sa plume l’objet de mille réflexions, et par exemple ici dès le premier grand développement poétique, intitulé justement « La bourse aux rimes » où l’on voit les poètes débattre de leur métier (pp. 21-23). Cette réflexion court, à travers les soigneux commentaires de l’enfant Zaïd qui consigne les vers du Medjnoûn, jusqu’aux derniers chapitres, notamment le doute poignant concernant la fausse Elsa, et le désespoir du Fou lassé de tourner sa prière ou son chant vers ce qui n’est pas. Quelle est la vérité de la croyance ? Quelle épaisseur ontologique accorder à son objet ? Le magnifique poème « Ô mon torrent » (pp. 288-289) tresse magistralement la croyance (« Tu les as crus… ») avec la crue des eaux et leur puissance dévastatrice ; et nous lisons aussi que (p. 367) « la croix de croire nous écrase ».

Dans ces pages haletantes, Aragon confronte sa poésie, éventuellement religieuse, avec le monument du Coran dont on sait qu’il résume, et éclipse, toute parole humaine aux yeux ou aux oreilles du croyant… Or nous entendons, dans le vers desinit et dernier du grand poème, l’auteur réaffirmer tranquillement son athéisme : «  Tu ne blasphémeras pas le nom du Seigneur puisqu’il n’existe point » (p. 425), et par ce poing ainsi mis sur la table, ou sur les i, clore la discussion. Son assaut contre le Coran, modèle et rival du poète, voudrait dénouer le nœud infernal (car partout et toujours renaissant) du théologico-politique : pourquoi faut-il que les hommes se courbent et s’abaissent sous le pouvoir des Rois, qui eux-mêmes se réclament de celui de Dieu ? Car « les Rois ne sont que la tuile par où l’eau de Dieu coule », pense pieusement le fidèle (p. 160).

Ce débat avec la religion est intense dans Le Fou d’Elsa, notamment contre les tenants d’une pensée et d’un monde fermés qui accusent bonnement le Fou de sacrilège et d’hérésie, en le voyant détourner sa prière vers un amour profane (écho du débat qu’eut Aragon avec Claudel). Mais cette question torture le Fou lui-même, en proie au doute : ne s’est-il pas, à cinq siècles de distance, forgé une fausse Elsa ? Quelle part innommable de soi adore-t-on dans l’amour qu’on dit tourné vers l’autre ? Quelle vérité accorder à la prophétie du poète ? Comment valider son exorbitante prétention à être celui-qui-sait ?

Un mot, ici encore, pourrait résumer l’argument  de la réponse : le poète est celui qui chante, et qui par son chant suspend la question de la vérité, ou de la référence. Le chant ne décrit pas le monde, il le présente, le fait toucher. C’est ainsi qu’Aragon nous fait croire à Grenade, pour peu que nous croyions à ce chant – et comment ne pas acquiescer tant les rimes sont belles, les rythmes sans cesse changeants et surprenants ?

Mais la reprise même de l’incantation entraîne un vertige, et un doute mortels : les dernières scènes du poème-roman nous montrent un Fou enivré de son chant jusqu’au dégoût d’avoir à soutenir son idéal à force de voix, exaspéré de lassitude : « Elsa je te crie et te crée à la craie Elsa lève-toi et marche » (p. 385). Prophète est celui qui par la force de sa parole provoque l’événement à naître, entraîne la réalité de ce qu’il dit. Se développe dans les pages suivantes une surprenante agression de l’auteur sur son personnage, qu’il pousse vers la mort. Il est frappant, et très instructif, de rapprocher ces pages de celles (à venir en 1965) de La Mise à mort où l’auteur se heurte à sa créature et l’accuse de le supplanter, de prétendre vivre à sa place…

Mille réflexions nous attendraient encore dans ce livre où Aragon élabore soigneusement les méandres de la conscience du temps, et suggère comment cette conscience se brouille dans l’amour, dans la prière ou dans la poésie jusqu’à faire de nous des êtres zeitlos, comme dit le psychanalyste de l’inconscient. « Et tu pouvais ô chanteur fou nous mener au bout de nous-mêmes », la musique ravissante nous exalte, nous arrache à une réalité prosaïque ; comme l’image plastique ou poétique, le chant semble rebelle à la mise en ligne, en succession, en relations causales ; la conscience musicale semble tissée d’expériences qui se donnent hors durée, dans un présent ou une immanence perpétuels. Etrange immanence de cette musique, et de ces images, quand « tout se met à faire image » pour l’auteur, quand « toute musique me saisit »… Aragon consacre à la musique des pages inouïes (p. 132), mais prière de voir ou d’entendre aussi le « Chant du musicien aveugle » (p. 139-141), ou « La merveille de la musique est de n’être que mouvement » (p. 265-266) – pour mieux saisir comment s’opère par le chant, lequel « ne s’accommode pas qu’on mente » (« Mouharram » p. 270) l’immanence en nous de Grenade, ici rediviva.

Car, comme dit aussi le grand poème « L’horloge » (p. 191-193), « Vaincre le temps jusque dans sa loi même / Lui donner sens d’un inverse système / Il n’y a pas pour moi d’autre problème » ; et pour cela se faire Medjnoûn, clochard mystique ou chanteur de rue « qui comprend n’avoir été devenir qu’autant qu’il était mélodie » (p. 338).

On n’épuise pas en une heure de radio un pareil texte, qui tresse la sagessse à la folie, la réalité historique au rêve, l’érudition à la création pure, le quinzième au vingtième siècle, la prose aux vers (à toutes sortes de vers)…, on le survole, on donne à quelques-uns le goût d’y circuler par eux-mêmes. Toutes mes références sont ici tirées de la grande édition blanche (1963), toujours disponible à ce jour et seule spacieuse, mieux apte aux repérages entre ces poèmes plus denses que la « forêt d’islam » – l’édition Poésie/Gallimard, et a fortiori Pléiade ne proposant qu’un texte tassé, sans marges ni respiration. Je demeure depuis quelques jours penché à feuilleter en tous sens ce volume débroché, déchiré, grimoire bruissant de prières, d’appels, d’imprécations ; je ne peux plus m’en séparer et je remercie Abdelwahab de l’avoir versé au programme de cet anniversaire – qu’offrir de mieux qu’un Fou d’Elsa à la personne qui fête le sien ? Réclamez-le, et puissiez-vous y plonger, vous perdre à votre tour dans ce langage somptueux, voluptueux où roulent à l’infini tant de rêves, de voix, de passions, d’échos !

5 réponses à “« Lancer ce futur ! » Le Fou d’Elsa à France culture”

  1. Avatar de Patrick RÖDEL
    Patrick RÖDEL

    Merci pour cet article passionnant qui me donne envie de revisiter Le Fou d’Elsa lu il y a fort longtemps et qui insiste sur cette vérité que l’on a si souvent étouffée, parce qu’on a confondu le poète et le militant, Aragon est bien un des plus grands poètes du siècle dernier.

  2. Avatar de Legrand
    Legrand

    Ma grande édition blanche de 1963, je l’ai tellement lue, emmenée partout, depuis mes années de fac,qu’elle demande grâce, et que je m’en vais la remplacer par l’édition de poche pour qu’elle ne tombe pas complètement en ruine, hélas, car je ne peux me passer de mes incursions dans la Grenade du Le Fou d’Elsa ! Merci Daniel de tes éclairantes et toujours passionnantes lectures de l’oeuvre d’Aragon ! J’ai pris un immense plaisir à écouter cette émission. Aragon reste décidément pour moi le grand poète du XXe siècle.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      C’est un plaisir Marie Pierre de te savoir fidèlement à l’écoute. Si ton livre comme le mien tombe en loques, fais comme Abdelwahab qui a fait relier le sien en maroquin, pour 20€ à Tanger ! Il peut nous donner l’adresse.

  3. Avatar de legrand
    legrand

    Bonjour Daniel,
    C’est encore moi !
    Tu penses bien que ta passionnante conférence m’a fait pas mal réfléchir et je me suis replongée dans Le Fou pour la … je ne compte plus !
    D’abord, je m’interroge sur certains absents du lexique tellement présents dans l’oeuvre:
    il n’y est fait mention ni d’Aïcha qui fut la femme préférée du Prophète, et qui fait par les prénoms Aïcha-Mohamed, miroir à l’amour, celui-là quasi incestueux (quoique : il est dit qu’Aïcha avait 9 ans et le Prophète 55 quand il l’épousa…)que Mohamed XI porte à sa mère, amour exclusif à rebours de l’avenir. p. 137
    Puis sur celle de Khayyam, dont il est impossible qu’Aragon ne l’ait pas lu, et qui comme le Fou, nie Dieu. On pourra toujours gloser que, comme Hafez, la coupe qu’il vide est celle de l’Ivresse divine. Voire. Pour moi ,Khayyam est un révolté, ayant trop plongé son regard dans les étoiles pour n’y trouver qu’un insondable vide.
    Enfin, et c’est plus étonnant puisque le Fou en porte le prénom, l’absence de mention de Qais ibn Al-Mulawwah, personnage semi-légendaire probablement, qui aurait été à l’origine des poèmes d’amour rassemblés sous le titre de Medjnoun Laylâ vers l’an 700 de notre ère, et dont Djami s’inspire.
    Pourquoi n’en est-il pas fait mention ?
    Puis sur ces problèmes d’Avenir. Il y a un véritable antagonisme dans Le Fou –du moins à mes yeux- entre Avenir et futur. Le temps est scindé en deux perceptions, le temps-espace et l’inaccompli est-il dit p . 193 ( toujours éd. De 1963, bien sûr). Mais plus encore parce que le futur se réalise peu à peu dans l’inaccompli, et que l’Avenir n’advient jamais. On pourrait d’ailleurs se poser la question de la réalité d’un amour qui fuit devant soi comme à l’horizon la montagne qu’on cherche à atteindre, image qu’il me semble qu’Aragon utilise, mais je n’ai pas retrouvé pour l’instant la citation. Il y aurait donc presque incompatibilité entre le chemin et le but, qui toujours échappe. D’ailleurs le dernier poème, il n’est pas fait mention de la femme aimée. C’est seulement une confrontation, de combat de soi avec soi
    Te voilà donc ô Dieu qui me ressemble
    Si bien que devant toi c’est me prosterner devant le miroir…

    La fin de l’un entraine la disparition de l’Autre, de Grenade, de la perspective même d’Avenir ( et non de futur, car pour moi, les deux notions ne se recouvrent pas) . L’avenir du Fou est de l’ordre de l’idéal, c’est une évidence, et donc aussi de l’ordre de l’inatteignable. L’Amour tant chanté n’est-il donc qu’un rêve ? Elsa n’a jamais démenti son attachement au Parti. La plainte du Medjnoun contre son peuple, après le massacre des Juifs, la mort de Simha dont le nom signifie la Joie, font comme miroir non seulement au massacre des juifs de la dernière guerre mais aussi à la désillusion sur le PC, sur l’humanité entière. Est-ce « il n’a pas d’amour heureux » que nous chante Aragon, ou bien plutôt « il n’y a pas d’avenir heureux » ?
    302
    Dans la clarté décroissante An-Nadjdî descend
    Dépouillé jusqu’à l’os de l’âme à l’atroce du sang
    ………………..
    Qu’avez-vous fait de nous vous jusqu’ici mes semblables…

    Terrible vers, qui coupe le Medjnoun de l’humanité toute entière, mais l’artiste à part, le marque au front , le désolidarise par son refus du crime, du reste de l’humanité.
    Le dernier point, et qui découle de celui que je viens d’évoquer, est que dans le Fou, l’Avenir se conçoit sans Futur : le couple se construit sans berceau, ne s’inscrit dans aucune durée,
    205 souviens-toi que de Mahomet n’a survécu nul enfant mâle.
    le Prophète comme le poète ne survit que par sa parole. Le fils n’est et ne peut être qu’électif, non biologique. Kais le prophète de l’Avenir du couple n’a de futur que dans ce que Zaïd, son disciple, (Zaïd, miroir de lui-même, parce que sans doute on ne peut aimer que soi-même ?) laissera de lui, lequel Zaïd a aussi perdu son amour, sa Joie. Fou parce qu’à jamais dirigé vers un but qui n’existe que dans l’Avenir rêvé et pas dans le futur s’accomplissant ? Fou parce que tout prophète (utopiste, poète…) se trompe irrémédiablement sur le réel ? cela jette un drôle d’éclairage sur le couple Elsa Aragon.
    Quant à la parole du prophète, ce n’est qu’une Kaaba plantée au milieu du désert, si belle soit-elle. La langue du Coran est, dit-on, la plus belle et la plus pure qui soit, poétique s’il en fut. Mais elle fixe dans le passé tout un peuple, elle le met à la chaîne. La langue du poète se voudrait tournée vers l’avenir, plus performative que prophétique, mais le dernier vers du poème est étrangement l’annihilation du prophète et du poète, du père et du fils, de Dieu et de la créature.
    p. 425 Ö impie, tu ne blasphèmeras pas le nom du Seigneur puisqu’il n’existe point.
    Il n’y a donc pas d’impie, puisque ce qu’il est censé insulter n’a pas d’existence. La subversion de l’idolâtre d’Elsa se réduit ainsi à rien : il s’est battu contre le néant, a opposé une lutte de chaque minute au vent du désert, qui finit par l’annuler avec son ennemi . Quelle défaite !

    424 Ah tu ne peux comprendre en moi la raillerie
    Et cette joie étrange que sans moi l’ eau continue à couler dans le verger
    Sans moi l’aube à venir s’accouder aux collines (nb : ce vers est une merveille !)
    Ce qui reste au fond, ce n’est pas l’avenir, c’est le futur accepté, la lucidité qui éteint la lutte et l’illusion d’un monde meilleur, sans doute. Eh bien, pour la deuxième fois, je fais d’Aragon un poète désespéré !…
    Voilà encore quelques-uns de mes petits délires sur Aragon. Je suppose, car je ne lis plus beaucoup de critique littéraire que cela a déjà été remarqué. Si d’ailleurs au passage tu avais quelques titres à me recommander, j’aimerais bien savoir ce qui s’est fait d’intéressant sur Aragon ces dernières années, et surtout sur le Fou, bien sûr ! Amicalement, Marie-Pierre

  4. Avatar de baobab33
    baobab33

    @Marie-Pierre
    en effet, l’on ne peut aimer que Soi-même : (je met un « S » majuscule pour différencier le véritable Soi de l’ego qui le masque) Hafez dit que nous sommes comme un éléphant amnésique coincé dans un trou de fourmi : ce que nous connaissons de nous-mêmes est représenté par la fourmi, et il nous reste l’éléphant à découvrir : c’est ce qui se passe lorsqu’on tombe amoureux d’une personne ou d’une passion quelconque : on dévoile une partie inconnue jusque-là de l’éléphant, donc de notre Soi profond, dans le miroir que l’autre (ou la passion) est pour nous. Une fois le « tour » de cet autre fait, on devient l’un-l’autre et il n’y a plus rien que soi-même dans soi-même.
    « L’amour n’est-ce pas ce mouvement par lequel je te ramène doucement vers toi-même » Saint-Éxupéry.
    En effet, le désir naît dans l’absence (de ce Soi oublié de nous-mêmes, et aperçu dans l’objet de notre passion) puis, après les joies des retrouvailles, s’élude dans la présence (soi-même avec soi-même) et un mouvement de séparation est alors initié, qui à nouveau fera naître un désir de rapprochement… et ce mouvement d’aller-retour se retrouve concrètement, physiquement, lors de la relation intime et se termine par une (petite) mort c’est à dire un lieu où les individualités s’effacent devant la majestuosité de l’unité totale (qui ne dure qu’un instant car la divinité n’est pas stable dans le monde créé)

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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