L’annonce faite à Judith

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Je n’avais qu’un souvenir scolaire assez lointain de la pièce de Claudel L’Annonce faite à Marie avant de me rendre au Théâtre des Bouffes du Nord, lui-même décâti et fripé à souhaits, bien accordé au sentiment poignant que nous donnent justement les théâtres affrontés à l’industrie audio-visuelle, aux tonitruantes machines du show bizz et autres fééries électro-acoustiques : face à une vacillante chandelle posée sur un plateau nu, on se serre ici sur des banquettes surmontées d’encorbellement en stuc pansu qui cachent mal des murs de brique apparente, une structure désossée qui s’enroule dans la pénombre comme des ronds de fumée. Comparé aux ressources du spectacle contemporain, ce fantôme de théâtre exhibant son suaire gagne à jouer sur sa pauvreté de chère vieille chose un peu cassée, embaumée, précaire car obsolète. Less is more, la décrépitude du lieu fait sa grandeur, son charme suranné. Et ce cadre s’accordait bien à mon souvenir de Claudel, lui-même déglingué et à coup sûr hors de ce temps.

Comment monter aujourd’hui un pareil texte ? Le mettre en voix, en bouche et jusque dans l’oreille des jeunes générations ? La moyenne d’âge du public ne montrait pas beaucoup d’actualité, d’ailleurs il restait des places, on ne se bouscule pas à Claudel, pas le tube de l’été. Et ce n’est pas Jean-Claude Drouot en père noble (Anne Vercors) interprété ici, fort bien, par celui qui joua dans les années soixante Thierry la Fronde (la-la-LA-la-lala-la-LA), qui dissiperait la nostalgie… Et pourtant, le miracle opère.

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En écrivant ce mystère médiéval, Claudel le destinait d’abord à une très jeune fille, la Jeune fille Violaine disait un premier titre. Du sein de ce passé obscur, de cette terre dure où les paysans triment, et où surgissent les cathédrales, de ce monde fermé sur lui-même et comme écrasé, le corps et la voix de Violaine s’élèvent et tranchent absolument. Tout l’effet escompté de ce Moyen-Âge où la mère noue les botte du père décidé, par quelle lubie, à partir pèlerin en terre sainte, tient en une déchirure qui fait voir à travers ce sombre décor, mais quoi ? Il s’agit de nous montrer comment Violaine fait là-dedans brèche, appel ou protestation. Le drame demeure donc suspendu à l’interprète du rôle principal, ici tenu par Judith Chemla. J’avoue que je ne la connaissais pas, n’ayant pas vu la série Engrenages, ni gardé grand souvenir du film Camille redouble… Vue de près, elle est ici bouleversante d’espièglerie, de tendresse, de gaîté paradoxale, de gravité farouche et de souffrance. Toute la palette des émotions, ou comme d’une vie entière, semble se bousculer et défiler l’espace de deux heures en ce jeune corps vacillant, à la fois prisonnier (d’un monde à la religiosité effroyable) et d’une fraîcheur, d’une liberté merveilleuses. C’est peu dire que le verbe claudélien passe ; il s’incarne, il résonne profondément dans les répons que le metteur en scène, Yves Beaunesne, lui a ménagé avec la musique de Camille Rocailleux interprétée par deux violoncelles. Et le contrepoint du petit film muet en noir et blanc où l’on voit une Violaine tremblante gagner le lazaret…, n’est pas moins poignant. Il ne convient pas de déclamer Claudel, dont Judith chantonne les phrases, les murmure, ou qu’elle se parle comme à soi-même dans son dur et grand dialogue avec son fiancé, Jacques. Cette interlocution d’ailleurs n’est jamais sûre, à qui ou avec qui parle Violaine, à Dieu, à l’auteur, au public ? Une formidable présence hante le plateau. On dirait  qu’alternent dans la même bouche les soupirs de la sainte et les cris de la fée…

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Il n’y a pas plus d’actualité à jouer Claudel qu’à en passer par le théâtre en général. Un soir vous entrez aux Bouffes, et le spectre vous prend à la gorge.

2 réponses à “L’annonce faite à Judith”

  1. Avatar de Robert Briatte

    Bonjour Daniel, et bonjour à tes lecteurs,
    Lecteurs qui eurent peut-être la chance, comme moi, de voir et surtout écouter il y a quelques mois, aux Bouffes du Nord encore, ou précédemment à Dijon, Grenoble,etc., la talentueuse Judith Chemla dans « Le Crocodile trompeur » – d’après Purcell. Quelques lignes à ce propos sur le blog de « L’École des lettres »…

    http://www.ecoledeslettres.fr/blog/arts/theatre/le-crocodile-trompeur-dapres-didon-et-enee-de-purcell/

  2. Avatar de Cécile d'Eaubonne
    Cécile d’Eaubonne

    Amis. Ici, passant …
    Courez aux Bouffes du Nord pour goûter « L’annonce faite à Marie, texte de Claudel ». Mise en scène de Yves Beauchesne.
    Un spectacle d’un plein de douceurs et de fureurs. Un monde si loin de nous et de nos pauvres addictions sportives ou télévisuelles. Un monde qui renvoie aux questions éternelles sur la vie, ( comment atteindre la grande Vie), sur l’Amour bien sûr avec ses fausses et vraies attentes, etc. et…
    Ce dimanche, le vieux théâtre s’était rempli sans hâte entre parterre, et corbeilles du 1er et 2nd, les spectateurs étaient au rendez-vous.
    Belle ovation pour acclamer acteurs et musiciens. J’ai repris le métro à la fois étourdie de bonheur, pensive de tant d’images à ne pas oublier.
    Ce matin, encore heureuse et … éblouie !

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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