On appelle self-fullfilling prophecy (ou prophétie auto-réalisatrice) dans le domaine des sciences info-com et de la pragmatique, ces énoncés qui ont pour vertu d’entraîner ou de faire advenir leur contenu, frôlant ainsi les usages sacrés ou magiques de la parole : « Sésame ouvre-toi ! » et, animé par ce petit mouvement des lèvres, le lourd rocher tourne sur sa base. Quel enchantement !
Ou quelle économie de force quand les mots semblent ainsi en prise directe sur l’ordre des choses. Ce commandement suivi d’effet comble les vœux de l’enfant qui sommeille en chacun, et le recours à la magie semble en effet relever de cet âge où, encore dépourvus de force, nous l’anticipions ou la remplacions par le pouvoir des suppliques, des colères ou des ordres infligés à notre entourage.
John L. Austin (1912-1960)
L’efficacité parfois très matérielle des symboles, au premier rang desquels les mots de la tribu, n’étonne pas celui qui s’est un peu frotté aux « actes de langage », dont la théorie s’est beaucoup développée depuis J. L. Austin, l’initiateur lui-même ironique et tâtonnant de ce courant d’études (How to Do Things with Words, 1961). On sait, classiquement, que cette efficacité ou, dit Austin, cette félicité des mots se divise globalement en deux branches : certaines phrases font automatiquement ce qu’elles disent, du seul fait de leur prononciation, comme par exemple « Je vous présente mes sincères condoléances », ou « Je m’excuse » (l’auteur de ces mots peut bien penser tout le contraire, il n’empêche : le seul fait de les articuler a performé indubitablement l’acte par eux désigné ; auto-référentiellement ou « par la présente »), excuses ou condoléances se sont trouvées, en bonne et due forme, actées quelle que soit la sincérité du locuteur. Ces énoncés performatifs sont donc appelés context free, indépendants de leurs conditions psychologiques ou sociales d’énonciation.
Mais la grande majorité de nos verbes ou actes performatif requiert inversement, pour être suivis d’effets, quelques impérieuses conditions. La vaste catégorie des sacrements exige que le locuteur soit la personne accréditée : le prêtre pour performer la cérémonie de la messe, ou de la communion ; le chef de l’Etat pour déclarer la guerre, ou telle manœuvre diplomatique ; le patron pour articuler efficacement « Vous êtes viré » ou promu dans votre carrière, le président de jury pour conférer le grade de docteur à l’issue de la soutenance de thèse. Etc.
Mystères du ministère ou, disait encore Bourdieu, magie du magistère !
J’ai moi-même un peu sacrifié à ce courant d’études, qui m’a retenu par les aspects quelque peu sorciersde l’efficacité symbolique : nos mots ne sont pas simple flatus vocis, la théorie (contrastée, bigarrée et d’ailleurs contestée) des « actes de langage » prend position contre une conception trop simple d’une parole qui ne ferait que représenter alors qu’elle modèle, qu’elle agit ou qu’elle crée. Austin a baptisé performatifs de tels usages, pour souligner que parler c’est parfois agir, ou intervenir sur le cours du monde et le changer. Si l’on se rappelle que jouer en anglais c’est to perform,l’homme de théâtre ou le poète en savent quelque chose ; la poésie ne se réclame-t-elle pas d’ailleurs de cet obscur « poiein » qui, dans le poème, fait lui aussi parfois des choses avec des mots ? Sois sage ô ma douleur et tiens-toi plus tranquille, mais aussi, d’Aurélien à Bérénice, Vous avez été tout ce qui a jamais chanté dans ma vie…
La déclaration d’amour, ou l’aveu, font indiscutablement partie de ces actes qui changent (pour deux interlocuteurs) le cours du monde : la flèche ne court pas world to word (comme dans les usages simplement constatifs du langage), mais word to world (un mot se trouve prononcé et tout en est bouleversé). Eros dépend étroitement de certains mouvements de nos lèvres, les mots dans une bouche amoureuse sont de la dynamite, comme on le voit par les précautions du marivaudage, un jeu qui consiste à ne pas aller trop loin, ou à dire sans dire (stratégie du sous-entendu ou de l’insinuation, très utile dans nombre de circonstances elles-mêmes étrangères à l’amour).
« Je t’aime », cette déclaration est beaucoup plus performative que simplement constative, notre relation à l’autre prend avec elle un nouveau cours – mais la formule n’est pas pour autant performante ni automatiquement couronnée de succès ! On ne peut parler dans ce cas de prophétie auto-réalisatrice, mais seulement concéder ceci : si l’on veut que telle situation évolue dans tel sens, il convient que certains mots soient prononcés. Notre parole ne conditionnepas la situation, mais elle en constitue une condition nécessaire (sinon suffisante) : dans l’éducation notamment, on sait que le développement favorable d’un enfant passe par des mots énoncés au bon moment, par la personne appropriée ; ils n’ont pas sur leur destinataire un effet mécanique, mais l’absence de ces paroles d’amour, d’affection ou d’encouragement affecterait négativement notre croissance.
Exemple de prophétie (tristement) auto-réalisatrice : une jeune fille, à tort ou à raison, se persuade que « Personne ne m’aime », elle ne se maquille plus, débranche son téléphone, ferme sa porte aux amis et assez rapidement en effet sa prophétie aura dit vrai. Mais la confiance n’est pas un exemple moins probant de ces cercles, tantôt vicieux et tantôt vertueux, qui ont tôt fait de réaliser nos pronostics dans le domaine de nos relations, toujours réverbérantes ou mimétiques : avis au bon docteur Coué et à ses adeptes.
Je resongeais à cette problématique, pour moi ancienne, des « actes de parole » (speech acts) à l’occasion de la célébration de l’appel du 18 juin, la semaine dernière. Dieu sait si, en l’an de disgrâce 1940, cet appel n’avait rien de gagné ! Tous les historiens insistent au contraire sur le côté formidablement aléatoire ou risqué de l’initiative, sur le pari engagé alors par le général de Gaulle. À l’entrée du message, un soir de juin, un obscur gradé prononce au micro de la BBC vingt lignes que nul, ou très peu d’auditeurs en France, ont alors capté ; à la sortie, quatre ans après, le même général descend les Champs-Elysées parmi une foule en liesse et prononce à Notre-Dame un discours triomphal. Le « général micro » savait ce que parler veut dire : lui-même écrivain, comme le souligne Régis Debray dans un livre important (À demain de Gaulle), il tolérait mal les bavards étourdis pour qui les mots n’engagent pas – d’où son refus, par exemple, opposé à ceux qui lui demandaient à la Libération de grâcier Brasillach.
Tout écrivain partage cette croyance, et une parcelle de cet obscur pouvoir : écrire c’est mettre de l’ordre, et c’est aussi entretenir, nourrir ou façonner de plus secrètes relations, du côté de l’aveu, de la prière ou de l’engagement. Cela engage donc, le langage ? Dans quels parages, vers quels dangers ?
Je ne dispose pas de l’ordre du monde, je ne peux à ma guise le changer ; mais il me réconforte de penser que je dispose des mots pour cadrer, et orienter, mes relations à ce monde et aux autres ; des relations tissées d’anticipations, de projections, d’un horizon d’attente ou de désirs (toutes notions soigneusement pesées par la pragmatique) qui, loin d’être inertes, agissent en permanence sur mes interlocuteurs, et sur mon environnement. Le monde d’un homme bénévolent ne ressemble en rien à celui de l’homme plein de défiance ; bien cultivée, une croyance participe de notre croissance.
La SFP n’est pas automatique, et sa condition semble négative : tels mots n’ont pas, par eux-mêmes, le pouvoir d’entraîner tel état du monde, mais rien ne changera de celui-ci si ces pauvres mots ne sont pas proférés ; leur condition, nécessaire, n’est pas suffisante. Mais il arrive qu’une parole déclenche, ou mobilise, d’autres adjuvants qui à leur tour sauront agir. Et c’est ainsi que parler c’est faire, ou mettre en branle, jusqu’à (mieux qu’Ali Baba) soulever parfois des montagnes !
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