Je viens de voir à Grenoble, à la faveur d’un festival curieusement intitulé « La Poésie et les volcans », le fascinant film « Au cœur des volcans, Requiem pour Katia et Maurice Krafft » que Werner Herzog a consacré (2022) au couple de vulcanologues alsaciens. Splendide randonnée au pied des éruptions les plus actives qu’on puisse observer – en Islande, en Sicile, en Indonésie, au Japon…, Katia et Maurice Krafft sont allés partout, aiguillonnés par une passion qui provoqua leur mort. Ils avaient placé dans ces bouches de feu toutes leurs raison de vivre, « Je ne pourrais pas exister loin des volcans », déclare dans le film Katia, frêle jeune femme visiblement hantée par le partage de ce feu sacré ; à force de l’approcher de trop près, dans un commerce de plus en plus intime, tous deux finirent par s’y engouffrer…
Nous savions Werner Herzog (Aguirre ou la colère de Dieu, Nosferatu, Kaspar Hauser, Fitzcaraldo…) passionné par le face-à-face avec le sublime – qu’on pourrait définir avec Kant, ou Rilke, comme cette forme de beauté, transcendante ou terrible, qui pourrait nous détruire (ou balayer nos facultés de représentation), mais nous épargne provisoirement… Herzog n’a tourné pour ce dernier film aucune de ses images, il a puisé dans le très riche fonds d’archives laissées par les Krafft, en remontant leurs rushes et leurs prises de vue, au fil d’un commentaire précis et très émouvant. Il a soin de commencer ce montage par la fin : nous voyons les Krafft patienter au Japon, au pied du mont Uzen, leurs caméras (parmi d’autres) braquées en direction d’une naissante éruption, qui s’avèrera pour eux la dernière. Toute la quête des images que déroule ensuite ce film – ravageuses, flamboyantes, somptueuses – se trouve ainsi placée sub specie mortis, sous le signe d’une mort annoncée. « Ni le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face » (La Rochefoucauld) : à vouloir approcher de trop près ce qui (à bon droit) les fascine, les sympathiques époux Krafft couraient à leur perte…
Je ne peux me retenir de placer ici un souvenir qui a marqué, je crois, ma propre famille. Nous nous étions rendus, à la semaine de Pâques 1981, aux îles éoliennes, et avions entrepris de gravir en milieu d’après-midi les pentes du mont Stromboli – excursion aujourd’hui interdite, comme je l’ai découvert en voulant dernièrement la recommencer. À partir d’une certaine hauteur, on chemine (toute trace de sentier abolie) dans une pouzzolane de plus en plus escarpée, tandis que la nuit tombe : nous nous guidions aimantés par le cône de flammes qui, à intervalles réguliers, empanachait le sommet où nous avions avec nos trois enfants (Brieuc venait d’avoir huit ans) résolu de dormir, munis de nos sacs de couchage, d’un pique-nique et de réserves d’eau, notamment destinées à Toune notre chienne Terre-Neuve qui peinait à nous suivre les pattes encombrées de toute cette cendre où nous-mêmes pataugions dans le noir, trois pas en avant, deux en arrière…
Au réveil, nous avons été éblouis Françoise et moi par la beauté que déroulait à nos pieds le cercle parfait de la mer, scintillante sous un ciel bleu, mais – plus d’enfants en vue ! Ils avaient glissé dans leur sommeil sur ce sol traitre, emportés heureusement du bon côté de la pente. Contrairement à l’Etna, qui produit de la lave, le Stromboli est un volcan qui explose. J’avais cru compter vingt minutes entre chaque éruption, et je me suis donc risqué à me pencher au-dessus de la bouche quand, à l’improviste, celle-ci se remit à cracher, je me revois courant à toutes jambes sous une pluie de pierres incandescentes et de torches volantes, heureusement inoffensives. Mais je comprends mieux, par cet avertissement sans frais, ce qui est arrivé dix ans plus tard aux Krafft.
On partage, à visionner ce film, leur fascination ; ou quelle passion inconditionnelle, quelle fidélité fanatique a pu sans cesse les ramener, les scotcher au bord de tels phénomènes. Il fallait pour Katia et Maurice que ce feu intime que nous portons tous en nous (à des degrés divers) rejoigne ou plutôt épouse ce feu central ; que ce qui brûle en nous trouve dans ces volcans son prolongement, ou la sanctification d’une plus large scène.
Nous aussi, grâce à leurs rushes, et au montage conçu par Herzog, participons de cette quête mystique, ou métaphysique, où l’enjeu semble être de surprendre un état génésique de la terre, contemporain de sa création. Comme les astrophysiciens en quête des images les plus reculées de l’univers, proches du big bang, nous touchons ici au chaos primordial. Comme dit Katia, les pierres volent (au lieu de tomber), la terre glisse en longs fleuves rougeoyants, ou se dresse en Niagaras de feu, en rideaux incandescents devant lesquels ils circulent dans leurs combinaisons qu’on dirait taillées dans du papier de chocolat – quelle température doit-il faire là-dessous ? Ils jettent à ces fleuves un caillou, une branche, comme un enfant ferait des ricochets, étrange compulsion de jouer avec ce feu qui rebrasse tous les états de la matière, qui gronde et se prolonge sous nos pas, ordinairement protégés par une fragile croute de terre utile, laquelle ici ou là bâille et s’écarquille sur le magma primaire, dénudé, étincelant. Quoi de plus fascinant ?
Dans les pauses entre ces images, d’autres plans documentent le passage du feu, et sa retombée en cendres : nous visitons tout un village aux maisons ensevelies sous une fine poussière, un talc mortifère recouvrant des assiettes, une chambre à coucher… Ou bien il faut marcher dans une campagne retournée au chaos, parmi des arbres déracinés aux branchages grandiloquents ; d’un ravin l’expédition s’efforce de retirer une voiture qui a roulé en contrebas, et cet épisode minuscule nous rappelle Fitzcaraldo, le film le plus fou d’Herzog où il fit gravir une montagne, et passer d’une vallée à une autre, tout un voilier porté par des indigènes…
La folie grave, très partageable reconstituée ici peut se lire comme une splendide métaphore du désir : comment résister à l’attraction des volcans, comment pour mieux les observer ne pas s’y brûler, s’y consumer ?
Les théoriciens du regard que nous portons sur l’art y ont distingué deux sortes de vue, le regard normalement optique, par lequel nous faisons ou prenons simplement connaissance, et le regard haptique, qui veut s’emparer, saisir ou m’identifier, me fondre au phénomène (les yeux du loup de Tex Avery, pour fixer les idées). Soit, en général, le regard érotique travaillé par la fascination et le désir de tenir. Ce regard haptique qui ne supporte pas la distance inhérente à la représentation est évidemment porteur de danger, et thanatos y infiltre eros : notre vie, notre corps cherchent généralement moins à se mêler qu’à respecter certaines distances, qui peuvent exaspérer mais sans lesquelles comment simplement voir, et respirer ?
La fusion, les magmas exhibés à profusion par ce film (sublime) en font un document, ou un monument singulièrement érotique. Baiser les volcans… Merci Monsieur Herzog d’avoir senti cela, et de nous le faire si bien partager !
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