J’ai donc assisté le week-end dernier (15-16 octobre) aux douzièmes Rencontres philosophiques d’Uriage, consacrées à la question de savoir « Comment habiter le monde ? ». J’y prononçai à l’ouverture l’hommage à Bruno Latour, dont la grande âme n’a cessé durant ces deux jours de planer entre nous, puis dans l’abécédaire à la lettre J comme jardin, le texte que j’ai posté à sa suite sur ce blog, « Cultiver notre jardin ? ». Je voudrais faire ici moins le compte-rendu de ces riches rencontres, que dire le sentiment très particulier qui m’envahit, et me poursuit depuis, au fil de ces discussions.
J’étais monté à la tribune samedi matin avec une conscience préoccupée par les dangers de notre conjecture, en gros celle que reflète l’opus de Bruno paru en 2017, Où atterrir ? dont je partage volontiers les analyses et les mises en garde. La situation est catastrophique, mais pas désespérée. C’est cette restriction qui a peu à peu sauté, au fil des échanges ; je n’avais, pas plus que notre public j’imagine, une claire conscience des dangers, je n’avais pas pris la mesure du tableau d’ensemble, je n’en détenais qu’une vue partielle, très insuffisante. La suite des conférences et des tables-rondes a permis (hélas ou heureusement ?) de voir ce qui nous arrive à une plus large échelle, touchant l’espace comme le temps.
Le programme et son intitulé a permis en effet une focalisation étroite sur ce que veut dire habiter, en donnant la parole à des architectes, des urbanistes, des géographes, des historiens ou des spécialistes des diverses façons de vivre en prenant, ou non, racine. Habiter implique plus de dépendances ou de paramètres que demeurer, résider ou trouver un abri…
Différentes transformations de l’espace, urbain, rural, national et international y furent donc passées au crible, et c’est effrayant : le rythme de notre urbanisation et de nos consommations à l’échelle de la planète, n’est simplement pas soutenable. Et ne peut qu’engendrer de graves tensions, autour des matières premières, le sable, le bois ou le ciment, autour de l’eau et des mesures d’hygiène et d’assainissement, mais aussi bien sûr d’approvisionnement. Si la conurbation d’une ville comme Shangaï dépasse aujourd’hui 70 millions d’habitants (un nombre équivalant pour une ville à la population de la France), tous les équilibres traditionnels sont rompus, et cette course en avant, apparemment irrésistible en Extrême-Orient comme en Afrique, ne débouchera pas sur une cité radieuse ni un monde apaisé. Avec beaucoup de verve et sur un ton enjoué, le géographe Michel Lussault déversa ainsi sur nous une série particulièrement accablante de chiffres, de courbes ou de photos, accompagnée de cette affirmation bien faite pour fermer toutes les issues, ou nous interdire l’espoir, « Si vous croyez avoir la solution, c’est que vous n’avez pas fait le bon diagnostic » !
Cette vue très noire d’un espace saturé, voué à tous les fléaux de la pollution, du manque et du grouillement exaspéré de tous contre tous dans le chaos de l’urbain (comme disait Françoise Choay), semble sans retour. Comme semblent sans correction possible ni alternatives les chaînes longues qui relient quotidiennement nos consommations ordinaires à diverses scènes de crime. Pour ne prendre qu’un exemple, Lussault nous rappelait que le gramme de lithium contenu dans chacun de nos téléphones portables provient de l’altiplano chilien (désert d’Atacama), où des mineurs-forçats extraient le précieux métal en détruisant les nappes d’eau fossiles qui assurent là-bas la survie des habitants et de leurs troupeaux. Qui s’en soucie ? Ou plutôt, qui est prêt le sachant à renoncer à son portable, à son ordinateur et aux facilités de notre société « connectée » ? Qui est capable de chiffrer ces « externalités négatives », un calcul pourtant bien nécessaire si l’on se rappelle que l’écologie c’est l’économie au sens large ?
La voiture, pour ne prendre que cet autre exemple, fait partie des plus nobles conquêtes de l’équipement des ménages. Qui, surtout s’il habite en zone rurale ou péri-urbaine, renoncera aux facilités de prendre le volant ? Ou, pour des vacances vraiment relaxantes, de choisir l’avion vers d’exotiques destinations ? Peu soucieux des effets secondaires ou, ici encore, des externalités négatives que ces choix impliquent, mais qui ne s’affichent pas dans le calcul ordinaire de ce que nous coûtent collectivement nos déplacements.
Si nous songeons au bruit fait ces jours-ci face aux menaces de restrictions des carburants à la pompe, à l’allergie et aux réactions furieuses des adeptes du « Touche pas à ma bagnole ! », on mesure à quel point nos catastrophiques façons de voyager, d’habiter, de consommer en souillant et pillant la Terre sont ancrées, difficiles à corriger, peut-être irréversibles. L’écologie ne propose pas une inflexion, une transition hors de nos comportements séculaires, mais une attaque frontale, un radical bouleversement, un tête-à-queue. Elle n’est donc pas prête de gagner !
Séculaire : la conférence de Sylvain Piron, historien du Moyen-âge, m’a paru un autre temp fort et lui-même accablant de ces journées, en nous montrant à quel point notre modernité, et les exploits bien réels du capitalisme en termes de production et de révolutions techniques viennent de loin, des Pères de l’Eglise et d’une morale de l’occupation qui par exemple sanctifie le travail au nom de la pénitence. L’oisiveté, le droit à la paresse n’ont pas spécialement façonné notre culture, ni forgé la domination de l’Occident… (Je me promets de lire le livre de Sylvain Piron, Généalogie de la morale économique, et d’en rendre compte ici prochainement.) Mais en nous montrant la force, la cohérence et l’ancienneté de ce courant, le propos de Sylvain décourageait il me semble nos velléités locales, et bien tardives, de redressement.
La course à l’économie a donc, chez nous, pris le dessus, en supplantant et disqualifiant quantité d’autres valeurs ; en foulant aux pieds ce que seraient les conditions d’un habitat équilibré de notre Terre, respectueux du milieu, soucieux de produire dans les limites de la restitution, ou des ressources disponibles et qui doivent demeurer renouvelables. En bref, il fut beaucoup question ces deux jours de jardins, du care ou des soins qui s’y attachent, de ce qui compose un oikos ou une niche solidaire d’autres niches, sans désir d’empire ni course à l’appropriation.
J’expose dimanche soir au sortir de la salle mon accablement à Odile, c’est foutu, on fonce pied au plancher dans le mur et on ne reviendra pas en arrière. Elle ne partage pas mon pessimisme, mais si regarde, il y a une prise de conscience irréversible, et qui gagne… C’est formidable de voir ici, à la tribune, ces jeunes gens nous expliquer tout ça. Il n’y a pas si longtemps, l’écologie était portée par quelques marginaux babas cools qui, à force de négliger leur apparence, desservaient la cause qu’ils disaient défendre. Vois comme l’écologie s’est étendue, est devenue un sujet que des universitaires, des chercheurs, ou à la radio La Terre au carré tous les jours discutent…
Vraiment ? Tu es écolo dans ta consommation d’accord, tu ne prends pas l’avion facilement, tu n’achèteras jamais des kiwis de Nouvelle-Zélande ni d’avocats du Pérou… Et la 5 G ne t’intéresse pas. Tu privilégies les circuits courts et les commerces de proximité, less is more, small is beautiful, OK ! Mais toutes ces conversations et ces comportements ne font que jeter un verre d’eau sur une forêt en feu… L’immense majorité des gens ne te suivent pas, ils veulent bien prêter l’oreille aux écolos mais sans que ça imprime. « Je sais bien… mais quand même ! », ou « On exagère beaucoup tout ça », ou bof !, ou pire encore « Après nous le déluge »… Ils ne veulent pas voir, ils vivent dans la dénégation. Le mouvement acquis est bien trop fort. Et bien sûr tout est fait venant d’en haut, les dirigeants politiques mais aussi les capitaines d’industrie, les commerçants, les responsables économiques et la plupart des médias pour nous dorer la pilule. Pour euphémiser. Pour remettre à plus tard. Pour encourager et renforcer le mainstream. Tu ne crois pas ? Le problème n’est pas ce que nous faisons, mais comment persuader les autres, comment convaincre ou forcer le plus grand nombre à un changement radical, draconien et dont au fond personne ne veut. Toucher à ma bagnole ! au chauffage !! à mon assiette !!!
Non je te dis, quand on découvre l’ampleur du problème (et il faut pour cela se rassembler comme on vient de le faire, s’écouter, prendre connaissance de plusieurs sources venues d’horizons différents), ça paraît foutu ! Irrattrapable ! Nous sommes tous dans le même bateau, et le bateau coule… (Et « le capitaine ment », comme chante Leonard Cohen.)
J’en suis là de mes réflexions ouvertes par les RPU, que j’aimerais poursuivre sur ce blog, qui est après tout un outil de dialogue. Vous qui venez de lire ce billet, comment voyez-vous l’issue de ce qu’on ne peut même pas appeler une crise, tellement notre effondrement semble inscrit, programmé dans le système ? J’écris ceci au jardin, qu’une buse survole de larges cercles, tandis que des oiseaux chantent – pour combien d’années encore ? Je vous prie, je vous supplie de dire ici comment nos enfants et petits-enfants habiteront ce monde (en, mettons, 2050), comment vous-même imaginez cet avenir, partagez-vous mon pessimisme ou avez-vous des raisons d’espérer, et lesquelles ?
Laisser un commentaire