Notre prochaine rencontre de l’ITEM Aragon (Institut des Textes et Manuscrits – CNRS) aura précisément pour sujet ce titre, que j’ai suggéré et que je reprends donc pour ma propre communication ; la journée se tiendra samedi 3 juin au 48 bd Jourdan (ENS-filles), de 9.45 h à 16 h, ouverte à tous à condition de s’inscrire. Y prendront successivement la parole pour des conférences d’une heure suivie de débat Luc Vigier, moi-même, Stéphane Hirschi et Robert Horville.
Un pareil sujet semble crucial pour aborder la poétique spécifique d’Aragon, qui a fait du chant le critère, et au fond l’élément principal de ce qu’on appellerait après son ami Jakobson la « fonction poétique » : relèverait de la poésie en général tout ce qui chante. Un simple comptage numérique des entrées du mot chant au fil des textes d’Aragon en relèverait des milliers d’occurrences ! Cette définition évidemment très englobante, affirmée et réitérée au fil de toute son oeuvre par notre auteur, est donc à la fois éclairante mais, dans son laconisme, fort insuffisante.
D’autant plus qu’Aragon, nous le savons, se plaît à confondre les genres et qu’il a donc parsemé sa prose d’affleurements poétiques, ou d’une pulsion lyrique savamment cultivée. D’où naît le chant ? Quelles sont ses frontières, ses usages, ses modes d’emploi ou de reprise par le corps social ? Comment arrive-t-il qu’il se brise ? Comment cette expression du sentiment, et les ressources de la musique, se marient-elles aux mots ou à la fonction secondaire (symbolique et autrement articulée) de la parole ? Pourquoi tant de mises en chansons (deux-cents ?) des poèmes d’Aragon, un sort que n’ont connu ni Breton, ni Eluard, ni Char, moins « chantants » ? Quels liens tracer entre le chant et la mémoire, ou le sentiment amoureux, ou celui d’appartenance ? La mélodie, le lyrisme, l’arabesque, la romance, la chanson…, proposent autant d’états ou de déclinaisons du chant, mais cette oralité a aussi ses dangers, voire ses démons, bien explorés dans un roman comme La Mise à mort (I965), qu’il faut aussi savoir écouter.
D’où naît le chant ? Partons peut-être, pour dévider notre pelote, d’une page du Roman inachevé (1956), ce magnifique recueil d’où Ferré le premier tira huit des dix chansons de son album « Léo Ferré chante Aragon », qui changea la destinée des poèmes de notre auteur. À la page 131 de l’édition Poésie/Gallimard, le texte relate quelques étapes d’un voyage qu’Aragon fit avec Nancy Cunard circa 1927 en Espagne ; lors d’une halte du chemin de fer entre Castille et Andalousie,
Un jeune aveugle a chanté
D’où se peut-il qu’un enfant tire
Ce terrible et long crescendo
C’est la plainte qu’on ne peut dire
Qui des entrailles doit sortir
La nuit arrachant son bandeau
C’est le cri du peuple martyr
Qui vous enfonce dans le dos
Le poignard du cante jondo
Page à la fois anecdotique et capitale ! Au point qu’Aragon évoque également ce souvenir au début du roman Les Communistes (mais je n’en retrouve pas la citation). Retenons ici, dans l’ordre, mot à mot l’essentiel : c’est un aveugle qui chante, son cri précède (et supplante) la simple vue, l’évidence auditive du chant ne relève pas du même registre que celle des yeux ; sa plainte indicible, de même, surgit en deçà de l’articulation verbale, non de la gorge mais des entrailles ; un cri ne raconte pas, il perce et il témoigne, irrécusablement, en deçà d’aucun récit ; mais son crescendo grandit l’enfant au-delà de toute mesure, le chant augmente son porteur ; il disperse le bandeau des apparences, ou notre cécité ordinaire ; ce cri n’est pas individuel mais l’expression spontanée d’une collectivité opprimée, qui à son tour nous blesse ou fait souffrir, « le poignard du cante jondo », du rauque et profond chant gitan. Telle serait la scène primitive d’une rencontre avec le chant profond.
Une telle page affirme surtout la transcendance du chant, sans commune mesure, inexplicable : D’où se peut-il qu’un enfant tire… Et le recadrage du chant par le cri montre l’expression d’une douleur ou d’une déchirure intime propre à l’individu, mais aussi l’attestation de la présence irrécusable de l’autre, ainsi transi par son chant. En deçà de toute mélodie ou arabesque décorative, la romance, la chanson, le refrain de la ritournelle, se tient cette réserve d’une oralité ravageuse qui ne demande qu’à sourdre et parfois déferle dans les grandes marées de la passion, individuelle ou collective. Il faudra nous remémorer cet enfant gitan chaque fois qu’il sera question (et la question revient très souvent) de savoir ce qui chante, comment et avec quels effets au fil des textes d’Aragon.
Le chant n’a pas toujours été pour lui l’horizon et l’élément du poème. La grande affaire au sortir de la première guerre était plutôt, comme il le confie dans ses entretiens avec Dominique Arban (1968), et suivant l’injonction de Maïakovski, de « mettre le pied sur la gorge de sa propre chanson » (page 65). Autrement dit de ridiculiser l’habituel jeu poétique par l’emploi du ton ou de la rime faible (odeur-ardeur dans « Couplet de l’amant d’Opéra »), de déjouer l’attente croyante ou la religiosité propres à la culture par le recours au cliché, au lieu commun ou à une révoltante vulgarité prosaïque… En bref, de déglinguer de mille façons la trop prévisible mécanique du po-hème. Car le lecteur ou l’auditeur moyen de la poésie veut, en 1920 comme aujourd’hui, être bercé, ravi, ennobli par un usage musical de la parole, qui l’arrache aux bassesses réalistes de la prose, et lui promet à trop bon compte un monde enfin harmonieux. Il s’agit donc dans ces années dada (dont la provocation s’étire jusqu’à La Grande gaîté de 1929) de lui interdire l’échappatoire de ce divertissement, de démoraliser voire de « crétiniser » (pour citer Lautréamont) le lecteur, ou de tirer de lui « ces plaisants hurlements qui légitiment (mon) existence » (comme dit la feuille volante insérée dans Traité du style).
Il s’agit au sortir de la guerre de déplacer ou de faire entendre un chant qui n’est plus dans le chant, à une époque ou la peinture cubiste avec ses collages et ses paquets de tabac, les rythmes de Stravinsky, le jazz ou plus encore l’émerveillement proposé par les bandes du cinéma muet, plus directement ou durablement qu’aucune poésie, enchantent les jeunes dadaïstes, « la fausse harmonie des machines et (…) l’obsédante beauté des inscriptions commerciales, des affiches, des majuscules évocatrices, des objets vraiment usuels, de tout ce qui chante notre vie, et non point quelque articielle convention, ignorante du corned-beef et des boîtes de cirage » (Du décor, 1918, Aragon souligne). Il faudra, pour examiner sa poétique à venir, tenir compte de cette première et décisive extension du domaine du chant.
(à suivre)
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